Facteurs de complication du deuil
La relation préexistante à la perte. — La nature du deuil dépend fondamentalement des relations établies entre le défunt et l’endeuillé. Si ces liens étaient précaires, basés sur la dépendance ou s’ils étaient conflictuels, ambivalents, le deuil sera d’autant plus complexe. Qu’il s’agisse d’un conjoint, d’un enfant ou d’un parent, les souhaits inconscients de mort sont toujours réactivés par le décès. Ils ne manqueront pas de se transformer en culpabilité lors du travail de deuil.
La perte du conjoint est la plus difficilement vécue de nos jours (en dehors de la mort d’un enfant, rare heureusement en Occident).
Cet événement de vie déclenche généralement le plus haut niveau de stress, car affronté en même temps que d’autres événements difficiles : vieillissement, prise de la retraite, départ des enfants de la maison. Le cumul d’événements est, en soi, un facteur de complication.
La vie de couple, et surtout du couple âgé, est basée sur l’assistance mutuelle, par le biais de l’identification. La complicité s’est en général développée, mais l’usure peut aussi exercer un long travail de sape. Ici encore, l’ambivalence va être le facteur de difficulté majeure. Ce mélange d’ambivalence et de grande proximité laisse l’impression, lorsque le couple se défait, d’une déchirure. A tel point qu’un conjoint endeuillé peut dire : « Je me sens amputé », ce qui fait référence à l’unité du couple, mais aussi à une fusion des époux. La solitude est un choc qui ne se transformera qu’après un long laps de temps, en situation plus confortable. Le manque se vit concrètement à travers l’absence, mais aussi à cause du temps qui n’est plus rythmé par les tâches de la vie à deux.
Enfin, adopter le statut de veuf ou de veuve est un bouleversement qui doit être accompagné. Les aspects matériels du veuvage sont souvent négligés alors qu’ils mettent en évidence une précarité supplémentaire. La baisse des revenus entraîne parfois de graves remises en question et peut faire envisager le suicide à certaines veuves.
J. Bowlby (op. cit.) repère fréquemment chez le conjoint survivant, la persistance du sentiment de la présence du défunt. C’est une façon de faire face à la solitude émotionnelle. Cependant, s’il n’existait pas de véritable sentiment de sécurité à l’intérieur du couple, la solitude sera d’autant plus mal vécue.
Wolfgang et Margaret Stroebe (1987) ont largement étudié un échantillon de veufs et de veuves ; leurs conclusions confirment la plupart des données :
— la mortalité est plus faible pour les gens mariés, puis hiérarchiquement pour les célibataires, les divorcés, et enfin les veufs ;
— le risque est supérieur pour les jeunes ;
— le risque est supérieur pour les veufs en comparaison des hommes mariés, il est plus important que celui des veuves comparées aux femmes mariées.
Enfin, les veufs extériorisent moins leurs émotions que les veuves. La dépression touche en premier les veuves. Nous verrons que lorsque la variable sexe est croisée avec l’isolement social et l’absence de soutien psychologique, les veufs présentent plus de risques pathologiques que les femmes.
Pour les autres types de pertes, plus le défunt est jeune et plus le deuil risque de complications. La mort d’un jeune (enfant en particulier) entraîne des sentiments d’injustice, de culpabilité et d’anomalie.
Des circonstances brutales ou atypiques de décès. —
Plus le deuil est inattendu, plus il risque de se compliquer. Pour les Stroebe (op. cit.) : « Lorsque la perte est brutale, les endeuillés qui ont le moins confiance en leur capacité de contrôle de la situation s’effondrent dans la dépression. » La mort subite est un événement déstabilisateur, qui perturbe le cours normal de la vie. La sidération est beaucoup plus grande et donne moins de chance de réadaptation (l’idée du remariage est impensable à cause de la peur qu’un autre événement aussi terrible ne se produise). La perte brutale d’un proche par suicide plonge dans la détresse et la culpabilité ( « Comment n’y avait-on pas pensé ? » ).
Être témoin de la mort, si l’on n’y est pas préparé est également terrible, lorsqu’il s’agit d’une pathologie aiguë ou d’un accident encore plus. Ici, les endeuillés expérimentent par deux fois l’absence de secours et cette situation est très traumatisante. Sans parler bien sûr de la culpabilité d’être encore en vie et de ne pas avoir empêché la mort de l’autre.
Les circonstances atypiques sont également très douloureuses, car la honte, la peur, le conformisme tendent à isoler l’endeuillé. Il existe aussi une « norme » de la mort. Les morts « bêtes » sont particulièrement difficiles : « tué par un bouchon de champagne » était impossible à dire par une patiente par exemple…
L’annonce du décès. — La manière dont le décès est annoncé peut constituer un traumatisme. Souvent parmi les flash-backs des endeuillés se trouvent leur propre cri lorsqu’ils ont appris la nouvelle, ou les mots prononcés par l’interlocuteur. Quand la nouvelle est donnée par des étrangers, elle est plus difficile à croire. De même, s’il faut accomplir un grand voyage avant d’assister aux funérailles, le refus de croire à la mort se prolongera.
L’âge de l’endeuillé. — Les jeunes adultes endeuillés souffrent davantage de culpabilité et manifestent plus d’angoisse et de symptômes somatiques que les plus vieux.
Les endeuillés âgés présentent souvent un déni initial, tandis que l’inhibition et la fatigue favorisent le retrait social et l’abandon des activités.
L’analyse des appels téléphonique d’endeuillés reçus par l’association Vivre son Deuil confirme l’idée que ce type d’institution reçoit essentiellement les complications et les pathologies du deuil (qui sont tout de même largement traitées en psychiatrie).
A Vivre son Deuil, les femmes recherchent plus de soutien (presque 90 % des appels sont féminins !). Elles sont jeunes (la majorité a moins de 45 ans) ou plus âgées (30 % ont plus de 55 ans et cumulent sans doute veuvage, passage de la retraite et départ des enfants).
Elles téléphonent pour la perte d’un homme. Le déficit économique peut être ici en cause, mais aussi, des difficultés œdipiennes (elles appellent rarement pour la perte de leur mère), ou un besoin d’étayage.
La perte d’un bébé ou d’un jeune est très difficile (10 % des défunts ont moins de 15 ans). La mort est vécue comme brutale dans 50 % des cas (ce qui confirme la dimension traumatique comme complication du deuil).
Les deuils répétés. — Ils fragilisent la capacité de l’individu à supporter les coups portés par la vie. Les deuils antérieurs, mal résolus, sont réactivés pendant le deuil actuel. Le cumul de pertes influence la confiance en soi et montre une attaque de la personne parfois insoutenable (une personne avait accumulé 18 deuils dans une période de cinq ans et se demandait si elle résisterait encore longtemps aux « coups du destin »). Enfin, la multiplication des deuils avec l’âge accélère le retrait libidinal chez les personnes âgées qui se situent comme les derniers survivants d’une époque.
Impact de la santé.— Les endeuillés en mauvaise santé ont d’emblée des risques de complications soma- tiques. Le deuil favorise le laisser-aller à des comportements délétères aux effets anxiolytiques : alcoolisation, tabagisme. La prise de risque (conduite à vitesse élevée, mise en danger répétitive) correspond plutôt à un déni de la mort pour soi, dans une sorte de provocation ou de recherche de la fin.
Le statut professionnel. — Travailler est plutôt un bon facteur de protection (socialisation), sauf dans les cas de travail harassant et inintéressant. C’est plutôt le chômage qui constitue un facteur de complication : il se cumule aux autres pertes.
Les rites communautaires. — Ils constituent l’excellente voie de protection contre les complications. A moins qu’eux-mêmes ne compliquent le deuil en culpabilisant l’endeuillé ou en l’isolant. (Dans certains groupes africains, la veuve peut ainsi être chassée du village comme « sorcière », pour limiter son pouvoir, sous un prétexte religieux.)
Dans les situations de guerres et de catastrophes, les rites religieux, militaires et civils sont fondamentaux pour limiter les complications du deuil collectif.
L’environnement facteur de complications. — L’entourage complique le travail de deuil en refusant l’expression émotionnelle et en maintenant l’endeuillé dans la culpabilité. En revanche, il l’aidera considérablement s’il soutient sa démarche de reconsidération des souvenirs et d’acceptation. Si l’entourage refuse de dire la vérité à un enfant, ne propose pas de revoir le défunt, ou pire, l’abandonne à ses propres explications, alors surviendront des complications, d’autant plus néfastes qu’elles se traduiront par le silence. Les groupes de soutien des endeuillés, le partage avec la famille et les amis constituent le moyen actuel de lutte contre les complications. Ils se substituent en quelque sorte à la communauté villageoise de jadis, qui, de la même façon soutenait l’endeuillé pendant l’année qui suivait le décès, puis fêtait l’anniversaire du deuil, pour signifier à l’endeuillé les limites de sa situation, à lui dorénavant de poursuivre, seul, sa trajectoire.