Multiplicité des approches DE LA honte en PSYCHANALYSE:LES PIONNIERS
Deux auteurs, jamais cités dans les nombreux travaux dont j’ai tenté ici de rendre compte, ont pourtant joué un rôle essentiel dans la mise en place de repères analytiques propres à nous permettre de comprendre la honte. Il s’agit de deux psychanalystes hongrois, Sandor Ferenczi et Imre Hermann. Le premier fut marginalisé par la Société Psychanalytique Internationale pour des idées qui paraissent aujourd’hui singulièrement novatrices. Et tous deux durent attendre ces dix dernières années pour bénéficier d’une traduction de leur œuvre vieille maintenant de près d’un demi-siècle. Ils ont pourtant ouvert la voie à une étude interactive des mécanismes de la honte qui, au-delà de la honte comme « affect social », nous introduit à l’étude des situations « hontogène ».
Sandor Ferenczi:
Si Freud a placé l’ensemble de ses recherches sous le signe de la sexualité, un autre psychanalyste qui lui était contemporain, Sandor Ferenczi, a placé les siennes sous le signe du traumatisme. L’originalité de Ferenczi, s’agissant de la honte, est d’avoir ouvert deux voies nouvelles : d’une part le traumatisme et donc la honte qui peut lui être liée n’est pas seulement sexuel : il consiste dans l’apport massif de libido dans un psychisme mal préparé à y faire face, et peut donc être lié à la violence, à la maladie, à la mort. Et d’autre part, la honte éprouvée est parfois celle d’un autre que le sujet a installé à l’intérieur de lui.
Dans un article intitulé « Confusion des langues entre les adultes et l’enfant » (1933, Psychanalyse 4), Ferenczi a introduit une approche de la honte qui s’est révélée particulièrement féconde. En cas d’agression, le sujet agressé peut s’identifier à son agresseur. Cela survient en particulier lors d’agressions sexuelles dont un enfant est la victime de la part d’un adulte. Or, il y a des séducteurs qui ont honte de leur conduite, et l’enfant séduit risque toujours de faire sienne cette honte. En outre, il n’est pas rare que le séducteur, une fois consommée la séduction, fasse honte à l’enfant de ce qu’ils ont fait ensemble, lui reprochant d’avoir accepté ses avances séductrices ou même l’accusant d’avoir été l’initiateur de la séduction. Il injecte alors en quelque sorte sa propre honte à sa victime.
J’ajouterai que, comme Freud dans sa Psychologie collective, Ferenczi pourrait bien nous avoir donné une autre théorie de la honte, bien que le mot n’y soit pas prononcé. Celle-ci se trouverait dans « L’enfant mal accueilli et sa pulsion de mort » (1929, Psychanalyse 4) et « Analyse d’enfants avec des adultes » (1931, Psychanalyse 4). Ferenczi nous y parle des enfants qui se sont perçus comme objet de répulsion ou de dégoût de la part de l’un de leurs parents, voire des deux. Cette situation, qui a pu être réelle dans le cas d’enfants mal accueillis à leur naissance, a pu aussi correspondre à la perte ou l’absence d’un parent vécue comme un rejet. Enfin, il peut s’agir d’enfants brutalement délogés de leur place privilégiée par la naissance d’un puîné, ou encore d’enfants dont la mère a été précocement perturbée par un deuil ou par toute autre raison. De telles situations ont déterminé un vécu catastrophique, dans lequel l’enfant s’est protégé du risque de mort psychique par un
<<auto-clivage narcissique ». Une partie de lui-même devient la mère, ou le père, s’occupant de l’autre partie de lui-même. L’effet d’un tel clivage est en outre la constitution d’une instance psychique auto-perceptive qui » sait tout mais ne sent rien ». La honte pourrait être éprouvée toutes .ri fois où, sous l’effet d’un traumatisme, l’auto-clivage narcissique serait réactivé, avec réinvestissement de l’instance d’auto-observation fortement idéalisée aux dépens du moi corporel et psychique qui se trouve alors appauvri en estime de soi.
Imre Hermann:
Bien que la préséance de Imre Hermann soit rarement reconnue, son inspiration se retrouve chez Balint (1960) avec la notion « d’amour primaire » et chez Bowlby (1978, 1984) en liaison avec l’éthologie mais aussi avec les conceptions cognitivistes. La théorie de l’attachement a reçu un écho en France grâce à Zazzo (1979) qui lui a consacré un « colloque » imaginaire. On peut à mon avis, considérer que la théorie de Didier Anzieu (1985) qui accorde à la peau une très grande importance lui est également redevable bien que, chez cet auteur, l’attachement soit plutôt référé à une oralité primitive étendue à tous les organes des sens et en particulier à la peau.
Imre Hermann publie en 1943 un ouvrage proposant une théorie de la socialisation et de la honte sous le titre L’Instinct filial. Ses recherches, bien qu’elles ne fassent pas référence à Ferenczi et à sa théorie des traumatismes, font une très grande place aux effets de ceux-ci. Hermann traite en effet d’un traumatisme essentiel et particulier à l’être humain : l’impossibilité de satisfaire à un « instinct » inscrit dans le fonctionnement psychique de tous les primates et concernant l’attachement au corps maternel. Le petit d’homme naît irrémédiablement prématuré. Ni physiquement, ni psychiquement, il n’est capable de faire face à ses propres besoins, ce qui le rend étroitement dépendant des fonctions maternelles pour sa propre survie. Bien que le nouveau-né soit physiquement séparé de sa mère et en particulier son cerveau anatomiquement indépendant du sien , il forme avec elle une « dyade » primitive dans laquelle leurs fonctionnements physiques et psychiques à tous deux sont étroitement liés. Cette situation, commune à tous les primates, s’aggrave d’une particularité essentielle chez l’homme ; une particularité qui, pour Hermann, pourrait expliquer que la honte soit inconnue chez les singes, même les plus évolués. Seul de tous les primates, le petit d’homme est démuni de la possibilité de compenser l’arrachement de la naissance par un cramponnement réussi au corps maternel.
Chez le singe, au pelage abondant des mères correspond le caractère préhensif des membres tant supérieurs qu’inférieurs du petit. C’est ce qui permet à celui-ci de s’accrocher au corps maternel et d’être entraîné avec lui dans tous les déplacements de la mère. Imre Hermann postule que ce besoin d’attachement est « primaire », c’est-à-dire qu’il ne dépend pas de la satisfaction des besoins alimentaires. Il suppose l’existence, chez l’homme, d’un semblable « instinct » (nous dirions plutôt aujourd’hui une « pulsion ») qui le pousse à vouloir s’attacher se cramponner au corps maternel après la naissance. Certains réflexes archaïques comme le réflexe appelé justement « d’agrippement » seraient le témoignage phylogénétique de cette tendance. Le problème est que l’homme, à la différence des singes, est totalement frustré dans la satisfaction de cet instinct. Sa mère n’a plus de poils où s’accrocher ; ses membres inférieurs ont perdu le caractère préhensile qu’ils ont gardé chez le singe ; et, en plus, note Hermann, la plupart des coutumes vestimentaires du nouveau-né, comme le bandage et l’emmaillotement, empêchent la manifestation de son instinct de cramponnement.
S’agissant de la honte, Imre Hermann part donc de la constation que le petit humain, arraché prématurément à sa mère, réagit par la création d’autres liens. Ainsi naîtrait, pour Imre Hermann, toute société humaine : par la substitution de liens sociaux aux liens mère-enfant prématurément perdus. Pourtant, cette substitution ne se fait pas sans peine. L’impossibilité pour le nourrisson de réaliser son instinct de cramponnement détermine, en effet, une situation d’angoisse aiguë qui va se ramifier en trois dérivés complémentaires : la jalousie, la honte et le remords.
La jalousie est liée à la perte imaginaire de l’être aimé et reflète la douleur de la séparation. La honte est un état de soumission commandée, comportant des phénomènes d’immobilisation qui empêchent la recherche de protection par cramponnement : c’est aussi une angoisse sociale, la peur d’être exclu de la communauté. Dans le remords, enfin, s’exprime l’angoisse du moi devant le surmoi dépositaire des ordres parentaux. (1943) La honte correspond donc, pour cet auteur, à l’angoisse du « décraponnement absolu » que le groupe pourrait provoquer en prononçant l’exclusion. L’enfant à qui il est fait honte subirait d’abord un clivage de son moi entre l’enfant honni constitué par le jugement de l’adulte honnisseur, et cet honnisseur lui-même, incorporé dans une partie de son moi. Ce clivage durable le rendrait alors sensible à la honte, le honnisseur incorporé étant toujours susceptible d’être réactivé dans le moi de l’enfant lorsqu’apparaît pour lui le risque d’être mis à l’écart d’un groupe de rattachement. Ainsi la honte peut être rapportée à la découverte et à l’acceptation de la séparation primaire, tout comme à la découverte de la différence des sexes ou au choix de références culturelles, à partir du moment où existe une instance externe ou intériorisée qui fait honte. Et même l’autonomisation de l’enfant peut être source de honte pour lui (et non plus seulement de culpabilité primaire vis-à-vis de l’imago maternante originelle) si ses parents lui font honte de ses progrès dans ce domaine.
C’est pourquoi, nous dit encore Imre Hermann, la honte diffère sur deux points essentiels de l’angoisse.
Tout d’abord, alors que l’angoisse contient une tendance au blottissement, la honte se caractérise avant tout par l’inhibition.
Le sentiment de la honte n’est pas sans rapport avec l’évanouissement. Le honteux se sent abandonné par ses forces, il s’effondre, il sent le sol se dérober sous ses pieds, il baisse la tête et les yeux, cherche à se retirer, à se cacher, à se soustraire à la vue d’autrui […]. Se trouvent également inhibés les processus instinctuels et la volonté qui cherche à agir sur le monde extérieur. Quand on a honte, on voudrait dire : « je ne veux rien, je ne peux rien ». (Ibid.)
La seconde spécificité concerne le fait que la honte, à la différence de l’angoisse, met en valeur l’appartenance non pas à une personne, mais à un groupe, famille, nation ou classe. C’est de ce groupe que le sujet honteux s’angoisse d’être écarté. J’ajoute que cette angoisse d’être exclu du groupe de rattachement qui caractérise la honte mobilise certaines représentations spécifiques. Dans les formes mineures de la honte, il s’agit d’images liées à l’analité et à la fécalité, de telles images constituant l’expression à contenu corporel d’angoisses de séparation bien antérieures à la phase anale (Tisseron, 1986a) : le sujet honteux se vit comme un déchet « expulsé ». Dans ses formes majeures, la honte prive le sujet de ses repères identificatoires et de ses étayages psychiques habituels, et elle est vécue dans le risque d’un effondrement, voire d’une désagrégation psychotique.
Cette particularité de la honte d’être une « angoisse sociale » a également pour conséquence que chacun peut la ressentir pour des actes commis par des membres de sa famille ou de son groupe autant que pour des actes commis par lui-même. Il est à la limite possible d’éprouver de la honte pour les actes de tout autre être humain, et même en l’absence de tout sentiment positif à son égard, simplement parce qu’il est un être humain. C’est ainsi que, face aux atrocités commises dans les camps nazis, les déportés pouvaient éprouver de la honte pour les comportements des bourreaux auxquels ils assistaient ou dont ils étaient les victimes. Cette honte était celle d’appartenir à un groupe celui des êtres humains capables d’actes non humains. Primo Levi (1963) explique cette honte en disant qu’elle est celle que le «juste éprouve devant la faute commise par autrui, le remords éprouvé parce qu’elle existe, qu’elle a été introduite irrévocablement dans le monde des choses existantes ».
Enfin, nous examinerons plus loin comment l’instance idéale à l’origine du sentiment de honte peut elle-même être marquée par celui-ci. Alors que, pour Freud, cette instance était constituée exclusivement à partir des parents, et en particulier du père, Imre Hermann (1928) a envisagé le rôle qu’y prennent tous les personnages proches de l’enfant et les clivages pouvant en résulter, une partie de l’idéal pouvant avoir honte de l’autre.