Trouble de l'identité et confusion des images personnelles: la personnalité borderline
La personnalité peut se définir comme un ensemble d’actions et de réactions à l’environnement qui sont guidées par un système personnel de croyances concernant soi-même, le monde et l’avenir. C’est notre personnalité qui nous garantit notre identité, qui nous vaut le « ça, c’est bien vous » saluant une phrase familière, un geste mille fois répété ou une action que chacun attendait. Vu ainsi, on comprend que la destruction de la personnalité par des événements de vie, le stress, la maladie ou la perte de la mémoire rende étranger à soi-même et étrange aux yeux des autres.
Si l’identité a pour base la personnalité, la personnalité se fonde, elle, sur des schémas cognitifs qui se fixent après la formation du concept de soi. Voilà pourquoi on ne porte pas de diagnos¬tic de trouble de la personnalité avant l’adolescence. La personna¬lité n’est pas encore stabilisée à ce moment-là : on ne reproduit pas les mêmes comportements, on ne ressent pas les mêmes émotions, on n’effectue pas les mêmes interprétations dans des contextes sociaux divers. Avoir de la personnalité, c’est se répéter, pour le meilleur ou le pire.
Pour mémoire, voici les dix grands types de personnalités existants. Parmi eux, l’un est particulièrement concerné par la ques¬tion de l’identité. Il s’agit de la personnalité borderline, qui mêle anxiété, dépression, conduites impulsives, difficultés à être soi- même, dépersonnalisation et difficultés relationnelles constantes avec les autres.
Troubles de la personnalité (DSM-IV):
1. La personnalité paranoïaque est caractérisée par une méfiance soupçonneuse envers les autres dont les intentions sont interpré¬tées comme malveillantes.
2. La personnalité schizoïde est caractérisée par un détachement des relations sociales et une restriction de la variété des expressions émotionnelles.
3. La personnalité schizotypique est caractérisée par une gêne aiguë dans les relations proches, par des distorsions de la perception et des conduites excentriques.
4. La personnalité antisociale est caractérisée par un mépris et une transgression des droits d’autrui.
5. La personnalité borderline est caractérisée par une impulsivité marquée et une instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des affects.
6. La personnalité histrionique (hystérique) est caractérisée par des réponses émotionnelles excessives et une quête d’attention.
7. La personnalité narcissique est caractérisée par des fantaisies ou des comportements grandioses, un besoin d’être admiré et un manque d’empathie.
8. La personnalité évitante est caractérisée par une inhibition sociale, par des sentiments de ne pas être à la hauteur et une hypersensibilité au jugement négatif d’autrui.
9. La personnalité dépendante est caractérisée par un comportement soumis et « collant » lié à un besoin excessif d’être pris en charge.
10. La personnalité obsessionnelle-compulsive est caractérisée par une préoccupation pour l’ordre, la perfection et le contrôle.
Inconscient cognitif et personnalité:
La technique mise au point par Beck, technique dite de la sonde cognitive, permet d’accéder aux pensées préconscientes. Elle consiste à demander aux patients de formuler les « pensées automatiques » qui leur viennent à l’esprit quand ils éprouvent une forte émotion au cours d’une séance de thérapie. À partir de cette pensée automatique, il est alors possible de remonter aux schémas cognitifs qui sont au fondement de la personnalité.
Les schémas cognitifs contiennent les thèmes psychologiques caractéristiques d’une personne, de ses émotions profondes et de ses sentiments vécus et exprimés. Localisés dans la mémoire à long terme et fonctionnant de manière automatique et donc inconsciente, ils servent à interpréter la réalité et à guider les actions. Plus précisément, ils sont situés dans la mémoire sémantique qui donne un sens au vécu personnel.
Schémas cognitifs inadaptés et troubles de l’identité:
Certains ont pu être reliés à des troubles précoces du développement. Ce sont les schémas qui ont trait à l’autonomie, aux capacités relationnelles, aux valeurs morales, aux limites et standards sociaux. Young a proposé une classification de ces schémas en insistant sur le fait qu’ils se renforcent par des comportements répétés d’échec qui les justifient. Le questionnaire qu’il a mis au point explore six domaines : l’instabilité et la perte du lien avec autrui, le manque d’autonomie, le sentiment de n’être pas désiré, les limitations de l’expression de soi, les limitations de la capacité à se faire plaisir, le manque de limites sociales et, enfin, la transgression.
Menée grâce à l’échelle de Young, l’analyse factorielle conduite sur plusieurs échantillons de sujets normaux et de sujets présentant des troubles de la personnalité aux États-Unis, en Australie, en France et au Portugal a permis d’observer que les schémas précoces inadaptés se regroupaient autour de quatre grands thèmes : perte des relations avec les autres (déconnexion) ; dépendance sociale (surconnexion) ; perfectionnisme (idéaux élevés, standards exigeants et capacité restreinte à se faire plaisir) ; autocontrôlé insuffisant (ce dernier thème se retrouvant intimement lié aux trois précédents).
De son côté, l’analyse statistique de la version française de l’échelle de Young, qui a été réalisée par mon équipe, a montré que les personnes présentant un trouble de personnalité borderline avaient des scores significativement plus élevés que les sujets contrôles (étudiants de différentes universités et d’âge varié). Un score de 500 et plus à lechelle de Young recoupait 97 % des troubles de personnalité borderline dans notre échantillon.
Un manque de logique, de controle et d’indépendance?
Une mesure plus simple que le questionnaire de Young a pu être élaborée pour évaluer les schémas précoces de personnalité. Il s’agit de l’échelle LIR, qui mesure trois dimensions : illogisme- logique de la pensée, impulsivité-contrôle et relation de dépendance-indépendance. L’analyse statistique a établi une liaison entre l’échelle LIR et le questionnaire des schémas de Young.
Dominique, ou le paradis perdu de l’identité enfantine:
Dominique a 29 ans. Elle vient consulter, après avoir passé un an et demi dans un hôpital psychiatrique, où elle est toujours partiellement hospitalisée. Elle prend des antidépresseurs et de petites doses de neuroleptiques.
Pendant trois ans, cette jeune femme a vécu tantôt dans la rue, tantôt en HP. À 16 ans, elle a fugué de chez ses parents pour vivre une quinzaine de jours avec un homme de 36 ans qui a voulu l’initier aux pratiques sado-masochistes. Elle ne l’a pas suivi dans cette voie et n’a pas eu de rapports sexuels avec lui, mais elle s’est laissé enchaîner par amour avant de reprendre sa liberté et ses études. Quelques années plus tard, à 21 ans, elle est tombée amoureuse d’une jeune femme de son âge, avec qui elle n’a pas eu non plus de relations sexuelles. Supportant mal l’intrusion de ce double féminin dans sa vie, elle a commencé à souffrir d’obsessions- compulsions. Elle pleurait ou dormait dans la journée et redoutait de sortir de peur de croiser un oiseau mort ou un convoi de pompes funèbres. Elle avait peur aussi de contaminer ses parents. À plusieurs reprises, elle a présenté à cette époque des épisodes de dépersonnalisation et de déréalisation. Lorsqu’elle touchait une poubelle, elle avait l’impression d’être elle-même une poubelle.
Malgré ces troubles importants, le sens de la réalité a persisté chez cette femme. Dominique est lucide sur ses croyances et sur ses comportements, qu’elle considère comme anormaux et qu’elle veut modifier. Elle a déjà fait plusieurs tentatives de psychothérapie, dont une thérapie analytique pendant un an, en face à face. C’est par ailleurs une artiste douée pour l’écriture et la musique, mais encore très limitée dans sa capacité de créativité et de travail, même si elle a été capable de passer un DEUG.
Aujourd’hui, elle voudrait entamer une thérapie cognitive pour deux problèmes majeurs : d’une part, ses obsessions centrées sur le contact, même indirect, avec la mort (la vue d’un convoi funèbre déclenche chez elle des rituels obsessionnels très envahissants) et, d’autre part, les idées étranges qu’elle a sur sa propre sexualité. Dominique s’est longtemps sentie androgyne « comme une enfant », n’acceptant d’être ni hétérosexuelle ni homosexuelle. Elle aurait d’ailleurs voulu conserver sa virginité, mais elle a cédé une fols à l’homme avec qui elle vit maintenant depuis trois ans. Depuis, elle se sent souillée et amoindrie.
Le thème central chez cette jeune femme est bien celui de la perte d’identité. Dominique a le sentiment de n’être plus que la moitié d’elle-même depuis que ce premier et unique rapport sexuel lui a fait perdre son androgynie. L’obsession de la saleté renvoie également à la perte d’identité. Toutes ces idées semblent être apparues après une première expérience très pénible, où sa mère, alors qu’elle avait 10 ans, lui aurait fait sentir son sexe pour savoir si elle avait une maladie. Bien qu’elle ne sache pas s’il s’agit de la réalité ou d’un fantasme, cet abus émotionnel est le noyau central du scénario de Dominique : il rassemble à la fois le thème de la pureté et le thème de l’identité sexuelle.
Après un an de thérapie cognitive, Dominique va un peu mieux : ses obsessions et ses rituels se sont améliorés, elle peut vivre hors de l’hôpital, suivre des études à temps partiel. Elle souhaite néanmoins que soit prolongée sa thérapie pour mieux comprendre son obsession de la virginité perdue et sa quête d’une identité sexuée. Eile se compare elle-même à un jeu de Lego qu’il faudrait déconstruire avec prudence, car les émotions la bouleversent et elle a l’impression de perdre sa cohérence. Je lui fais remarquer la proximité des mots Lego et ego. La thérapie doit ne pas trop déstabiliser son ego, tout en l’aidant à diminuer son hypercontrôle.
Identité et troubles relationnels:
Toute rencontre interpersonnelle implique un jeu complexe entre l’image de soi et l’image d’autrui. Lorsque ce jeu complexe devient flou, surviennent la confusion des identités et le brouillage relationnel. C’est ce que l’on observe avec la personnalité border- line. Un de mes patients qui présentait ce type de personnalité me demanda un jour des explications. Après m’avoir écouté, il me dit : « Si je comprends bien, je suis une personnalité bordelique. » On ne saurait mieux décrire le désordre qui règne chez ces personnes qui oscillent entre le ciel et l’enfer.