Sentiments et moralité des foules : Moralité des foules
Si nous attachons au mot moralité le sens de respect constant de certaines conventions sociales et de répression permanente des impulsions égoïstes, il est bien évident que les foules sont trop impulsives et trop mobiles pour être susceptibles de moralité. Mais si, dans ce terme, nous faisons entrer l’apparition momentanée de certaines qualités telles que l’abnégation, le dévouement, le désintéressement, le sacrifice de soi-même, le besoin d’équité, nous pouvons dire que les foules sont, au contraire, parfois susceptibles d’une moralité très haute.
Les rares psychologues qui les ont étudiées ne le firent qu’au point de vue de leurs actes criminels ; et voyant ces actes fréquents, ils ont assigné aux foules un niveau moral très bas.
Sans doute en font-elles preuve souvent ; mais pourquoi ? Simplement, parce que les instincts de férocité destructive sont des résidus des âges primitifs dormant au fond de chacun de nous. Pour l’individu isolé il serait dangereux de les satisfaire, alors que son absorption dans une foule irresponsable, et où par conséquent, l’impunité est assurée, lui donne toute liberté pour les suivre. Ne pouvant exercer habituellement ces instincts destructifs sur nos semblables, nous nous bornons à les assouvir sur des animaux. C’est d’une même source que dérivent la passion pour la chasse et la férocité des foules. La foule écharpant lentement une victime sans défense fait preuve d’une cruauté très lâche ; mais, bien proche parente, pour le philosophe, de celle des chasseurs se réunissant par douzaines afin d’avoir le plaisir d’assister à l’éventrement d’un malheureux cerf par leurs chiens.
Si la foule est capable de meurtre, d’incendie et de toutes sortes de crimes, elle l’est également d’actes de sacrifice et de désintéressement beaucoup plus élevés que ceux dont est susceptible l’individu isolé. C’est surtout sur l’individu en foule qu’on agit, en invoquant des sentiments de gloire, d’honneur, de religion et de patrie. L’histoire fourmille d’exemples analogues à ceux des croisades et des volontaires de 93. Seules les collectivités sont capables de grands dévouements et de grands désintéressements. Que de foules se sont fait héroïquement massacrer pour des croyances et des idées qu’elles comprenaient à peine ! Les foules qui font des grèves les font bien plus pour obéir à un mot d’ordre que pour obtenir une augmentation de salaire. L’intérêt personnel est rarement un mobile puissant chez les foules, alors qu’il constitue le mobile à peu près exclusif de l’individu isolé. Ce n’est certes pas lui qui guida les foules dans tant de guerres, incompréhensibles le plus souvent pour leur intelligence, et où elles se laissèrent massacrer aussi facilement que les alouettes hypnotisées par le miroir du chasseur.
Les plus parfaits gredins eux-mêmes, par le fait seul d’être réunis en foule, acquièrent parfois des principes de moralité très stricts. Taine fait remarquer que les massacreurs de Septembre venaient déposer sur la table des comités les portefeuilles et les bijoux trouvés sur leurs victimes et si aisés à dérober. La foule hurlante, grouillante et misérable qui envahit les Tuileries pendant la Révolution de 1848, ne s’empara d’aucun des objets qui l’éblouirent et dont un seul représentait du pain pour bien des jours.
Cette moralisation de l’individu par la foule n’est certes pas une règle constante, mais elle s’observe fréquemment et même dans des circonstances beaucoup moins graves que celles que je viens de citer. Au théâtre, je l’ai déjà dit, la foule réclame du héros de la pièce des vertus exagérées, et une assistance, même composée d’éléments inférieurs, se montre parfois très prude. Le viveur professionnel, le souteneur, le voyou gouailleur, murmurent souvent devant une scène un peu risquée ou un propos léger, fort anodins pourtant auprès de leurs conversations habituelles.
Donc, les foules adonnées souvent à de bas instincts, donnent aussi parfois l’exemple d’actes de moralité élevés. Si le désintéressement, la résignation, le dévouement absolu à un idéal chimérique ou réel sont des vertus morales, on peut dire que les foules possèdent parfois ces vertus à un degré que les plus sages philosophes ont rarement atteint. Elles les pratiquent sans doute avec inconscience, mais qu’importe. Si les foules avaient raisonné souvent et consulté leurs intérêts immédiats, aucune civilisation ne se fût développée peut-être à la surface de notre planète, et l’humanité n’aurait pas d’histoire.