Sentiments et moralité des foules : Intolérance, autoritarisme et conservatisme des foules
Les foules ne connaissant que les sentiments simples et extrêmes, les opinions, les idées et croyances qu’on leur suggère, sont acceptées ou rejetées par elles en bloc, et considérées comme vérités absolues ou erreurs non moins absolues. Il en est toujours ainsi des croyances déterminées par voie de suggestion, au lieu d’avoir été engendrées par voie de raisonnement. Chacun sait combien les croyances religieuses sont intolérantes et quel empire despotique elles exercent sur les âmes.
Ne gardant aucun doute sur ce qu’elle croit vérité ou erreur et possédant, d’autre part, la notion claire de sa force, la foule est aussi autoritaire qu’intolérante. L’individu peut accepter la contradiction et la discussion, la foule ne les supporte jamais. Dans les réunions publiques, la plus légère contradiction de la part d’un orateur est immédiatement accueillie par des hurlements de fureur et de violentes invectives, bientôt suivis de voies de fait et d’expulsion pour peu que l’orateur insiste. Sans la présence inquiétante des agents de l’autorité, le contradicteur serait même fréquemment lynché.
L’autoritarisme et l’intolérance sont généraux chez toutes les catégories de foules, mais ils s’y présentent à des degrés fort divers ; et ici encore reparaît la notion fondamentale de la race, dominatrice des sentiments et des pensées des hommes. L’autoritarisme et l’intolérance sont surtout développés chez les foules latines. Ils le sont au point d’avoir détruit ce sentiment de l’indépendance individuelle si puissant chez l’Anglo- Saxon. Les foules latines ne sont sensibles qu’à l’indépendance collective de leur secte et la caractéristique de cette indépendance est le besoin d’asservir immédiatement et violemment à leurs croyances tous les dissidents. Chez les peuples latins, les Jacobins de tous les âges, depuis ceux de l’inquisition, n’ont jamais pu s’élever à une autre conception de la liberté.
L’autoritarisme et l’intolérance constituent pour les foules des sentiments très clairs, qu’elles supportent aussi facilement qu’elles les pratiquent. Elles respectent la force et sont médiocrement impressionnées par la bonté, facilement considérée comme une forme de la faiblesse. Leurs sympathies n’ont jamais été aux maîtres débonnaires, mais aux tyrans qui les ont vigoureusement dominées. C’est toujours à eux qu’elles dressent les plus hautes statues. Si elles foulent volontiers à leurs pieds le despote renversé, c’est parce qu’ayant perdu sa force, il rentre dans la catégorie des faibles qu’on méprise et ne craint pas. Le type du héros cher aux foules aura toujours la structure d’un César. Son panache les séduit, son autorité leur impose et son sabre leur fait peur.
Toujours prête à se soulever contre une autorité faible, la foule se courbe avec servilité devant une autorité forte. Si l’action de l’autorité est intermittente, la foule, obéissant toujours à ses sentiments extrêmes, passe alternativement de l’anarchie à la servitude, et de la servitude à l’anarchie.
Ce serait d’ailleurs méconnaître la psychologie des foules que de croire à la prédominance chez elles des instincts révolutionnaires. Leurs violences seules nous illusionnent sur ce point. Les explosions de révolte et de destruction sont toujours très éphémères. Elles sont trop régies par l’inconscient, et trop soumises par conséquent à l’influence d’hérédités séculaires, pour ne pas se montrer extrêmement conservatrices. Abandonnées à elles-mêmes, on les voit bientôt lasses de leurs désordres se diriger d’instinct vers la servitude. Les plus fiers et les plus intraitables des Jacobins acclamèrent énergiquement Bonaparte, quand il supprima toutes les libertés et fit durement sentir sa main de fer.
L’histoire des révolutions populaires est presque incompréhensible si l’on méconnaît les instincts profondément conservateurs des foules. Elles veulent bien changer les noms de leurs institutions, et accomplissent parfois même de violentes révolutions pour obtenir ces changements ; mais le fond de ces institutions est trop l’expression des besoins héréditaires de la race pour qu’elles n’y reviennent pas toujours. Leur mobilité incessante ne porte que sur les choses superficielles. En fait, elles ont des instincts conservateurs irréductibles et comme tous les primitifs un respect fétichiste pour les traditions, une horreur inconsciente des nouveautés capables de modifier leurs conditions réelles d’existence. Si la puissance actuelle des démocraties avait existé à l’époque où furent inventés les métiers mécaniques, la vapeur et les chemins de fer, la réalisation de ces inventions eût été impossible, ou seulement au prix de révolutions répétées. Heureusement pour les progrès de la civilisation, la suprématie des foules n’a pris naissance que lorsque les grandes découvertes de la science et de l’industrie étaient déjà accomplies.