MULTIPLICITE DES APPROCHES DE LA HONTE EN PSYCHANALYSE
Il n’existe pas de théorie complète de la honte, et encore moins de forme spécifique de traitement de celle-ci. Le plus grand nombre des contributions qui lui sont consacrées a pour toile de fond le narcissisme et les mécanismes psychiques primitifs.
LE « POINT AVEUGLE » DE LA THÉORIE FREUDIENNE:
Freud a toujours lié la honte à l’action des forces refoulantes destinées à lutter contre le surgissement des pulsions. Ce qui est initialement objet de plaisir devient, par l’effet des forces refoulantes, objet de pudeur, de dégoût ou de honte. Freud cite d’ailleurs toujours ensemble, dans ses premiers écrits, « la honte, le dégoût, la moralité ». Cette approche s’est précisée en plusieurs étapes.
La honte est d’abord associée à l’acquisition de la propreté. Le petit enfant, d’abord curieux de ses fonctions corporelles, apprend à réagir aux manifestations de déplaisir de ses parents par du dégoût. Alors qu’il montre spontanément ses excréments avec fierté, il doit apprendre à les cacher. Les condamnations imposées par les adultes lors des expériences défécatoires du genre : « Ce n’est pas propre, tu ne dois pas toucher » gagnent les organes génitaux qui se trouvent à proximité. « Le voisinage dans lequel les organes sexuels ont été placés par la nature doit inévitablement entraîner le dégoût pendant les expériences sexuelles » écrit Freud (lettre à Fliess, 1er janvier 1896). Si on peut mettre en doute cette « contagiosité » spontanée supposée par Freud, les reproches et les mises en garde adressées par les parents à l’enfant masturbateur sont, eux, chargés d’une telle association : « tu ne dois pas te toucher là (y mettre la main ou le doigt) ; c’est sale ». En même temps, le fait que la vue soit étroitement impliquée dans les premiers jeux autour des excréments et les premières découvertes sexuelles installe la honte dans un rapport privilégié au regard : tout ce qui concerne le corps et ses désirs doit être protégé du regard intrusif des autres, tout comme il doit être respecté chez autrui.
Ce conflit, d’abord déclaré entre les interdits édictés par les parents et les tendances à la satisfaction pulsionnelle chez l’enfant, est très vite intériorisé. Chez l’adulte, cette force de contrainte intériorisée intervient non seulement en interdisant la satisfaction des désirs, mais même la prise de conscience de ceux-ci. Elle est contournée et trompée partiellement dans le rêve où elle est nommée « censure » par Freud
mais retrouve toute son efficience à l’état de veille. C’est pourquoi le rêveur, à son réveil, peut avoir honte de ses propres rêves (Freud, 1900).
Cette force « destinée à maintenir la pulsion sexuelle dans la limite de ce qu’on désigne comme normal », comme Freud l’écrit en 1906, est rapportée par lui, en 1923, à une instance psychique autonome qu’il appelle le « surmoi ». Celui-ci, qui est en partie inconscient, associe « conscience morale, auto-observation, et formation des idéaux ». Autrement dit, le surmoi inclut l’idéal du moi à côté de l’auto-observation critique, de la moralité, de la censure du rêve et de la force refoulante. La honte lui est liée par l’intermédiaire de cette dernière.
Si Freud ne se départira jamais de cette approche, on trouve pourtant dans son œuvre quelques indices d’autres possibles. S’il serait enfantin de prétendre que le « père fondateur » a tout dit et qu’il n’y aurait plus qu’à développer ses géniales intuitions, il serait tout autant injuste de ne pas mentionner ce qui, dans le chantier ouvert par Freud, témoigne de son esprit de découvreur. Ces remarques sur la honte que Freud ne développera pas plus avant se trouvent essentiellement dans L’interprétation des rêves. Tout d’abord, Freud remarque que la honte est primitivement liée à l’action d’un adulte honnisseur. Il écrit : « Beaucoup d’enfants, assez grands même, éprouvent quand on les déshabille une sorte d’ivresse et non de la honte. Ils rient, sautent, s’envoient des claques ; leur mère le leur reproche et dit : « Fi ! c’est une honte, on ne doit pas faire ça ». Ainsi, alors qu’un interdit porte sur un comportement que l’enfant pourra avoir « quand il sera plus grand » (par exemple, utiliser un instrument dangereux), la honte concerne un domaine où le honnisseur lui-même est impliqué : « on (sous-entendu, ni toi ni moi) ne doit pas faire ça ». Freud parlera plus tard du surmoi comme d’une instance perpétuant des jugements à travers les générations. Il en est de même de la honte. Dans le même texte, Freud évoque le rôle joué dans la honte par le passage du privé au public. La honte surgirait toutes les fois où quelque chose qui était perçu par le sujet comme relevant de sa seule intimité que ce soit un comportement, une émotion ou une pensée — se trouve rendu public. C’est en ce sens qu’il écrit : « un auto-reproche se transforme en honte si quelqu’un d’autre vient à l’entendre ». Enfin, il est frappant de voir que Freud fait, dans L’interprétation des rêves encore, une large place à une citation de G.E. Keller qui situe la honte par rapport au jugement social. Cette citation concerne l’un des plus beaux passages de L’Odyssée. Ulysse, naufragé, dort épuisé et nu sur la plage. Nausicaa et ses servantes le découvrent. Le héros couvre sa nudité avec des branchages. Les servantes s’enfuient effrayées tandis que seule reste Nausicaa.
Supposez que, séparé de notre patrie et de tout ce qui vous est cher, vous ayez longtemps erré à l’étranger, que vous ayez vu beaucoup de choses, acquis beaucoup d’expérience, que vous soyez tourmenté et soucieux, misérable et abandonné alors, infailliblement, une nuit, vous rêverez que vous approchez de votre patrie ; vous la voyez briller des couleurs les plus belles dans la plus douce lumière ; des formes aimables et délicates viennent à vous ; quand vous vous apercevez brusquement que vous êtes tout nu et couvert de poussière. Une honte, une angoisse sans nom s’emparent de vous, vous essayez de courir et de vous cacher et vous vous éveillez baigné de sueur. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, ce sera là le rêve de l’homme tourmenté et repoussé de toutes parts ; ainsi Homère a pris cette situation dans l’essence la plus profonde et la plus durable de l’humanité. (1900)
Nous trouvons dans ce texte trois caractéristiques essentielles de la honte que Freud n’exploita pas : une menace pesant sur l’identité ; l’existence d’une composante comportementale (Ulysse se cache) à côté de la composante émotionnelle ; enfin, le rôle de la honte éprouvée en relation avec la honte imaginée à autrui. En se cachant, Ulysse assume en effet la honte de la situation et évite aux autres de la ressentir. Grâce à des recherches récentes sur les « sociétés de la honte » et les « sociétés de la culpabilité », nous pouvons aujourd’hui ajouter que cette honte éprouvée par Ulysse était d’autant plus forte que la Grèce ancienne était une société dans laquelle l’assurance de bénéficier de l’estime publique était un bien plus précieux qu’une conscience en paix avec elle-même (E.R. Dodds, 1965).
Enfin, c’est encore dans L’interprétation des rêves que Freud nous éclaire sur le peu de place fait à la honte dans sa théorie, en même temps que sur ses propres adaptations à celle-ci. à travers trois souvenirs d’enfance.
Voici le premier :
On m’a raconté la scène suivante de mon enfance (…). Il paraît que vers deux ans, je mouillais encore mon lit de temps à autre. Un jour où l’on me faisait des reproches à ce sujet, j’avais voulu rassurer mon père en lui promettant que je lui achèterais un beau lit neuf, rouge, à la ville voisine (1900, souligné par Freud).
Dans cette anecdote, le jeune Freud ne s’emploie pas seulement à réparer le lit endommagé, il veut d’abord rassurer son père. Et cette réassurance, au-delà de la promesse d’acheter un lit neuf, concerne l’image que l’enfant a de lui-même et celle que ses parents ont de lui. Par sa promesse, il se protège du risque de leur rejet ou de leur retrait d’amour ou d’estime ; mais il se protège également de leur honte. En effet, l’angoisse du jeune Freud est probablement moins celle de sa propre honte que celle de la honte que ses parents pourraient avoir de lui. C’est pourquoi, par sa promesse, il envoie deux messages à son père : « je remplacerai le lit, ne t’inquiète pas pour cela » ; mais aussi : « tu peux être fier de moi puisque, si petit que je sois, je m’engage à remplacer ce que j’ai abîmé ». Sa gêne lui dicte ainsi une attitude qui tente de prévenir la honte que ses parents pourraient avoir de lui. Grâce à elle, il trouve la réponse qui lui permet d’en écarter le risque.
Mais Freud court-circuita le développement possible d’une théorie de la honte à partir de cet exemple et n’en retint que « la folie des grandeurs de l’enfant » contenue dans sa promesse, et la « liaison intime entre l’énurésie et l’ambition ». Et c’est encore l’ambition qu’il mit en avant dans le souvenir d’enfance qu’il rapporte aussitôt après :
Je me rappelle ensuite un petit fait domestique qui s’est passé quand j’avais sept ou huit ans. Un soir, avant de me coucher, j’eus l’inconvenance de satisfaire un besoin dans la chambre à coucher de mes parents et en leur présence. Mon père me réprimanda et me dit notamment : « On ne fera rien de ce garçon ». Cela dut m’humilier terriblement, car mes rêves contiennent de fréquentes allusions à cette scène ; elles sont régulièrement accompagnées d’une énumération de mes travaux et de mes succès, comme si je voulais dire : « Tu vois bien que je suis tout de même devenu quelqu’un ». (Ibid.)
Ainsi Freud a-t-il réglé le problème de la honte en lui substituant une fois pour toute l’ambition, selon un mécanisme qu’il dénommera plus tard, en 1905, une « formation réactionnelle »’. Il est vrai que pour Freud, à ce moment-là dans Les trois essais sur la sexualité c’est la honte qui, en même temps que la timidité et la pudeur, tient lieu de formation réactionnelle aux désirs exhibitionnistes et voyeuristes, et non pas l’ambition qui tient lieu de formation réactionnelle à la honte ! C’est pourtant la substitution précoce de l’ambition à la honte qui interviendra ensuite comme mécanisme de défense privilégié par Freud contre celle-ci, et qui lui permettra de faire face non seulement à ses hontes personnelles, mais aussi aux hontes familiales… au prix, il est vrai, de ne jamais prononcer le mot, comme en témoigne cet autre souvenir :
Un jour, pour me montrer combien mon temps était meilleur que le sien, mon père me raconta le fait suivant : « Une fois, quand j’étais jeune, dans le pays où tu es né, je suis sorti dans la rue un samedi, bien habillé et avec un bonnet de fourrure tout neuf. Un chrétien survient ; d’un coup, il envoya mon bonnet dans la boue en criant : « Juif, descends du trottoir ! »
— « Et qu’est-ce que tu as fait ?» « J’ai ramassé mon bonnet », dit mon père avec résignation. Cela ne m’avait pas semblé héroïque de la part de cet homme grand et fort qui me tenait par la main. À cette scène, qui me déplaisait, j’en opposais une autre, bien plus conforme à mes sentiments, la scène où Hamilcar fait jurer à son fils, devant son autel domestique, qu’il se vengera des Romains. Depuis lors, Hannibal tint une grande place dans mes fantasmes. (Ibid.)
Donc Freud se détourna de l’exploration des déterminants sociaux de la honte, tout comme il abandonna la théorie du traumatisme dans la genèse des symptômes névrotiques. Car même s’il conserva, dans sa théorie, une place ouverte au traumatisme, il ne l’explora pas. Marianne Krüll (1983), par les informations qu’elle a rassemblées sur les membres de la famille Freud, nous a apporté quelques éléments susceptibles d’éclairer cette attitude : leur misère ils vécurent longtemps dans une seule pièce a pu détourner Freud de l’exploration de la honte en rapport avec les humiliations sociales. Surtout, l’oncle de Freud, accusé de trafic de fausse monnaie, fit de la prison. Cette affaire, qui demeure obscure, pourrait bien avoir constitué un secret familial dont le jeune Freud fut la victime. Le « point aveugle » de la honte dans la théorie freudienne serait un point aveuglé par une souffrance familiale. Comment Freud aurait-il pu aborder la honte dans ses composantes sociales alors qu’il était issu d’une famille non seulement accablée et stigmatisée par une honte publique, mais surtout d’une famille où il fut, semble-t-il, toujours interdit de parler de l’événement qui était à l’origine de cette honte ?
Malgré tout, dans les débuts si féconds de la psychanalyse, l’importance du facteur social dans la honte n’avait pas échappé à quelques pionniers. Ainsi, Lymann et Plaît écrivaient-ils en 1927 :
De tels motifs de honte surgissent très souvent en psychanalyse : le père était « bistrot » et coupait parfois le vin avec de l’eau ; ou c’est un commerçant qui a fait faillite et a fini en maison d’aliénés ; la mère avait un amant ; là, le malade a été conçu avant le mariage ; la famille vit dans la saleté ; les parents se disputent, etc. Une enquête sur les motifs qui poussent les enfants à mentir fait bien ressortir ce trait caractéristique de la honte : « Si l’on vous demande ce que fait votre père et s’il n’exerce pas un métier glorieux, on a honte et on ment ». Beaucoup d’enfants éprouvent de la honte à avouer leur pauvreté et inventent toutes sortes d’histoires mirifiques sur la façon dont ils vivent chez eux ; ils espèrent ainsi s’aligner sur les autres. Le père exerce une profession honnête, mais peu considérée dans la société bourgeoise ; l’enfant ment alors par honte.
Mais, parce que Freud avait d’abord lié la honte aux instances idéales, c’est sur cette voie que s’avanceront ses élèves et successeurs.