Les gestions de la honte
Contre la honte, tout sujet développe un certain nombre de stratégies à ‘adaptation, tout aussi importantes que la honte elle-même. Et il existe une dynamique spontanée de la honte dont nous allons préciser les phases avant d’envisager comment agir sur elle.
La honte comme symptôme et la honte comme signal d’alarme:
La honte peut envahir l’ensemble de la personnalité, s’opposer aux possibilités de mises en mots de l’expérience, « sidérer » et « paralyser ». C’est sa forme la plus connue, sinon la plus fréquente, celle qui s’impose à l’esprit de chacun quand on prononce le mot « honte », parce que chacun la redoute. Mais la honte peut également fonctionner comme un signal d’alarme pour la personnalité : en accompagnant la perception d’un déséquilibre, elle témoigne de la façon dont l’individu porte sur ce déséquilibre un regard qui l’en désolidarise. C’est en ce sens que Marie Cardinal écrit, dans Les mots pour le dire : « J’avais honte de ce qui se passait à l’intérieur de moi, de ce charivari, de ce désordre. de cette agitation, et personne ne devait savoir, pas même le docteur. J’avais honte de ma folie. » La honte de la folie n’est justement pas la folie, mais le dernier rempart contre l’envahissement de l’ensemble de la personnalité par sa partie folle. La honte-signal d’alarme informe à la fois l’individu qu’il ne peut pas (encore) surmonter le conflit à l’origine de la honte, mais qu’il est responsable de son issue. Cette honte comme signal d’alarme peut même, parfois, être anticipée tout en gardant sa valeur mobilisatrice à travers des formules comme : « je ne ferai pas cela, ce serait la honte ». La réaction à la honte est alors inséparable de la honte elle-même puisque, pour ne pas être confronté à la honte qu’il anticipe, l’individu entreprend un effort de symbolisation qui affecte les représentations qu’il a de lui-même, mais qui peut aussi concerner celles du groupe dont il fait partie. Signal d’alarme, la honte est donc aussi signal de résistance : elle signifie la résistance que le moi tente d’opposer à la situation déstructurante et confusionnante à laquelle il est confronté.
Que la honte puisse fonctionner comme signal d’alarme pour certains alors qu’elle prend forme de symptôme pour d’autres se voit bien avec ce qui se passe actuellement dans les hôpitaux à propos de la mort. Depuis le gigantesque essor de la médecine technique, il est devenu de plus en plus courant que des médecins se désintéressent des malades dont l’état s’aggrave inexorablement. De tels malades graves en particulier, les patients cancéreux au stade terminal constituent pour de tels médecins la preuve insupportable de l’échec de l’idéal médical de toute-puissance. La confrontation avec ces malades pour lesquels la médecine ne peut plus rien ne fait pas surgir pour ces médecins la culpabilité (le médecin sait qu’il est tenu à l’obligation de soins et non à l’obligation de résultats), mais la honte : celle de ne pas être à la hauteur de leur idéal. Or il est frappant de remarquer qu’à partir de ce constat d’impuissance honteuse fait par tous les médecins formés depuis une quinzaine d’années, tous ne réagissent pas de la même façon. Certains s’enferment dans une surenchère technologique, allant parfois jusqu’à l’acharnement thérapeutique ; alors que d’autres, encore peu nombreux il est vrai, s’appuient sur cette expérience de honte pour transformer leur vision de la maladie et du soin. C’est ainsi qu’est née cette nouvelle branche de la médecine qu’on appelle « les soins palliatifs ». Des soins destinés non pas à supprimer la maladie ou, à défaut, ses symptômes mais à assurer aux malades le meilleur confort possible pour le temps qui leur reste à vivre. Et, cela, tant dans le domaine de la douleur que les soins palliatifs visent à éliminer le plus complètement possible que dans celui d’une utilisation optimale des capacités encore disponibles des malades réputés incurables.
Le fait qu’une honte vécue fonctionne soit comme symptôme, soit comme signal d’alarme, est également bien perceptible dans la façon dont le sujet honteux parle ou non de sa honte. Celui qui en parle se trouve toujours dans l’une des deux situations suivantes : ou bien il s’est déjà dégagé de la situation honteuse, ou bien il vit la honte comme le signal lui signifiant qu’il doit changer quelque chose. Au contraire, celui qui refuse de parler de sa honte se perçoit lui-même comme totalement prisonnier de la situation qui la produit. Pour lui, la honte est devenue un symptôme : c’est-à-dire qu’elle ne favorise pas le dégagement de la situation mais, au contraire, la perpétue. La honte, si elle est vécue sans projet de dégagement, rend impuissant, et cette impuissance entretient la situation génératrice de honte dans un cercle vicieux sans fin. Plus la honte a été « catastrophique », c’est-à-dire plus elle a sidéré le sentiment de continuité du moi et rendu impossible l’élaboration psychique, et plus le sujet a besoin d’une plus longue récupération de ses repères. Et lorsque la honte dure et devient un symptôme, c’est toujours parce que le sujet n’a pas trouvé un support qui l’aide à effectuer les remaniements dont elle indiquait la nécessité. Ce support peut être « interne » un personnage de son monde intérieur auquel le sujet peut se raccrocher , ou « externe » une personne réelle de son environnement qui soutienne son effort de symbolisation et l’aide à se dégager de la honte.
Les « adaptation» à la honte:
Si les comportements sociaux d’adaptation à la honte sont en nombre limité il s’agit essentiellement de se révolter ou de se résigner , les attitudes psychiques qui les accompagnent sont beaucoup plus nombreuses, et cela pour au moins deux raisons.
D’une part, les situations génératrices de honte provoquent, en même temps que la honte elle-même, de nombreux autres sentiments comme : la colère, la cupabilité, la haine ou le désespoir. C’est sur ces sentiments que le sujet honteux est d’abord tenté de s’appuyer pour reconstruire son identité à la fois subjective et sociale. Ainsi s’explique le fait que la honte, sauf lorsqu’elle s’est figée en symptôme, laisse rarement de souvenir net et, en particulier, que les psychanalystes en reçoivent si rarement le récit. Le sujet surinvestit, pour échapper à la honte, les sentiments mobilisés en même temps qu’elle, soit parce que ces sentiments sont plus valorisés que la honte (comme la colère ou l’esprit de vengeance) ; soit parce qu’ils trouvent plus facilement leur place dans la personnalité du sujet sans en bouleverser les fondements.
D’autre part, parallèlement à ces devenirs de la honte où les sentiment associés jouent le plus grand rôle, elle peut elle-même être l’objet de remaniements internes. La honte peut par exemple conduire à u résignation ouvertement autodestructrice : l’individu a l’impression de plus avoir sa place dans la collectivité et en tire les conséquences ultimes.
Il se suicide ou se laisse mourir. Sans atteindre à une telle extrémité la dépression peut survenir rapidement, et masquer la confusion la perte des repères caractéristiques de la honte. De telles éclosions dépressives limitent parfois les effets de la honte, au point de la masquer complètement. A l’inverse, le sujet honteux peut mobiliser son énergie pour se convaincre et convaincre les autres que la honte ne le concerne pas : il adopte alors une attitude de dénégation. Ou bien encore, il p& réagir à la honte par une attitude de toute-puissance, narcissique c réparatrice : il n’a pas à être honteux, il est grand, il est même le pli grand de tous, etc., ce qui peut d’ailleurs l’engager dans un travail forcer qui lui assure finalement le succès ! Ce sont ces « adaptations » à la honte que nous allons maintenant envisager.
La résignation:
Le sujet honteux risque à tout moment de glisser vers la résignation. Se sentant incapable de rien changer, il endosse sa nouvelle identité d « sujet honteux » et apprend à vivre avec elle.
Mais en renonçant à pouvoir faire quoi que ce soit pour modifier un condition que son entourage lui renvoie comme indigne, le sujet honteux et résigné ne tarde pas s’enfoncer dans l’apathie. Avec les repères qui fondent la dignité, tout finit par se perdre ; le sens de l’historicité, celui d l’identité et finalement celui de la vie. Cette résignation peut prendre la forme de conduites plus ou moins ouvertement autodestructrices, allant de la tentative de suicide au fait de se laisser mourir, en passant par de; comportements à risque, comme une conduite automobile dangereuse.
Mais il arrive parfois que la résignation à la honte trouve sa place dan: une stratégie non plus seulement subjective, mais intersubjective. Nous avons vu en effet que dans tout groupe peut se constituer un « bouc émissaire » chargé de porter des parties clivées et dangereuses des autres membres. Ce rôle peut d’ailleurs être attribué avant la naissance un enfant étant par exemple chargé, dès le moment de sa conception, de contenir le fantôme d’un ancêtre fou dont la folie a constitué la cause d’un secret familial. La menace d’un désinvestissement brutal par le groupe, avec l’exil affectif et les graves difficultés qui s’ensuivraient dans ses investissements narcissiques et objectaux, plane sur celui qui refuserait le rôle qui lui échoit, et peut ainsi contribuer à sa résignation. Dans de tels cas, le « masochisme », lorsqu’il existe, constitue plutôt une tentative d’aménagement de la situation que son mobile.
L’ambition:
L’ambition se situe aux antipodes de la résignation. Freud nous en donne un exemple dans le souvenir où il répond à ses parents qui tentaient de lui faire honte d’avoir mouillé leur lit : «je vous en achèterai un autre ». Au sentiment d’être écrasé correspond la décision non seulement de réparer, mais de réussir de façon grandiose. Parfois, toute visée réparatrice est absente de ce projet, et l’orgueil de réussir vient se substituer massivement à la honte d’être méprisé. Jean Genêt, confronté au rejet par sa mère, réagit par une ambition terrible qui se doubla de l’affirmation que le mal qui lui était reproché constituait pour lui le bien souverain…
Lorsqu’elle est liée à des angoisses très archaïques, ou très précocement ou intensément vécues, il peut arriver que la honte détermine une fois pour toutes une formation réactionnelle. Dans un tel mécanisme d’adaptation, l’investissement d’un ensemble de représentations et de comportements est remplacé par un ensemble de sens opposé. La personnalité est modifiée d’une façon durable qui évite que la honte soit plus jamais ressentie comme telle. L’individu réagit ultérieurement sur le modèle de cette formation réactionnelle dans toutes les situations susceptibles de mobiliser la honte. Par exemple, il réagit par un sursaut d’ambition toutes les fois où il éprouve le risque d’une humiliation. Un tel sujet a en quelque sorte appris précocement à faire résonner l’ambition en écho à tout risque de honte.