HONTE ET NARCISSISME
La honte est le plus souvent envisagée dans la littérature psychanalytique sous le jour du narcissisme, dont elle a pu être désignée comme « le compagnon voilé » (Wurmser, 1987). La honte n’est plus alors, comme chez Freud, une formation réactionnelle secondairement gardienne du refoulement, mais un émoi narcissique.
Tout en continuant, à la suite de Freud, de lier la honte à l’analité, les psychanalystes ont été sensibles à une ambiguïté présente tout au long de l’œuvre freudienne entre surmoi et idéal du moi. Dans Le Moi et Ça (1923), où le terme de surmoi apparaît pour la première fois, Freud écrit en effet que le « surmoi combine les fonctions d’interdiction
et d’idéal ». Tandis que dans Psychologie collective et analyse du moi (1921), il attribue comme fonctions à l’idéal du moi « l’auto-observation, la conscience morale, la censure onirique et l’exercice de l’influence essentielle lors du refoulement ». Et que, dans Le problème économique du masochisme (1924), il remarque que le surmoi est un idéal résultant de l’introjection des parents idéalisés. C’est que, pour Freud, la constitution du surmoi, tout comme celle de l’idéal du moi, est contemporaine du déclin du complexe d’Œdipe. D’autres auteurs ont, depuis, insisté sur l’existence d’un surmoi précoce, en particulier par rapport à l’intériorisation des préceptes de l’éducation sphinctérienne. Mais surtout, s’agissant de l’idéal, une distinction a été introduite entre les deux termes utilisés indifféremment par Freud, « Ich Idéal » et « Idéal Ich », c’est-à-dire entre le « Moi Idéal » et l’« Idéal du Moi ».
En France, c’est Lagache (1958) qui a le premier proposé d’établir cette distinction en rapportant le Moi Idéal à la toute puissance narcissique. « Le Moi Idéal conçu comme un idéal narcissique de toute puissance ne se réduit pas à l’union du Moi avec le Ça, mais comporte une identification primaire à un être investi de la toute puissance, c’est-à-dire la mère ». Au contraire, l’idéal du moi serait une instance de la personnalité résultant de la convergence du narcissisme et de l’indentification aux parents, héritière du complexe d’Œdipe et complémentaire du surmoi qui en est lui aussi issu. « Le surmoi correspond à l’autorité et l’idéal du moi à la façon dont le sujet doit se comporter pour répondre à l’attente de l’autorité ». Ainsi, la culpabilité serait liée au surmoi et aux intériorisations des interdictions qui leur correspondent. Au contraire, la honte serait liée au narcissisme archaïque.
Dans la honte, c’est l’individu tout entier qui est frappé à travers l’estime de lui-même ; et, parce que cette estime a un rapport privilégié avec le corps et l’identité, il envisage de disparaître totalement. Le processus d’idéalisation et la quête de toute puissance infantile, en butte aux exigences de la réalité, produirait la honte en alternance avec les revendications de l’orgueil. Tandis que les exigences pulsionnelles, en butte aux interdits édictés par le surmoi, produiraient l’alternance de l’obéissance et de l’insoumission.
Cette référence commune de la honte aux problèmes du narcissisme a donné lieu, en France et aux États-Unis, à des recherches différentes marquées par les traditions de pensée respectives de ces deux pays.
Aux États-Unis : la honte comme affect social:
L’intérêt manifesté par plusieurs psychanalytes nord-américains pour la honte s’est traduit dans le choix de l’Association américaine de psychiatrie de lui consacrer son 137e congrès en 1984. De nombreuses contributions l’avaient précédé. L’influence de l’éthologie et du cognitivisme y est en général forte, les psychanalystes nord-américains se détournant de la métapsychologie freudienne pour porter une grande attention aux mécanismes interactifs. La honte est alors rapportée à la perception d’une menace pesant sur un lien essentiel à l’individu.
Dès 1953, Pierce et Singers ont associé les sentiments de honte à l’impossibilité de satisfaire aux exigences de l’idéal, tandis que la culpabilité, plus récente, serait liée au surmoi.
Pour Lynd (1958), la honte résulte du sentiment qu’une partie intime et vulnérable de soi est dangereusement exposée à autrui. L’angoisse de honte marque les limites au-delà desquelles toute intervention est vécue comme une intrusion, tandis que l’angoisse de culpabilité marque les limites au-delà desquelles le sujet ne peut pas s’avancer.
Pour Lichtenstein (1963), toute personne vit dans une tension permanente entre le maintien de son identité et le désir de l’abandonner. La honte est liée à l’irruption brutale du désir de céder à la tentation toujours présente d’abandonner notre expérience personnelle du monde et notre sentiment de nous-mêmes.
Pour Erikson (1968), la honte est liée à l’impuissance et à la perte du contrôle de soi et à la tentative de le cacher.
Pour Lewis (1987), la honte est liée à l’impuissance et à la perte du contrôle des limites de soi. Elle concourt à maintenir le sentiment d’une identité séparée. Cet auteur a tenté d’éclairer les différences entre honte et culpabilité. Pour lui, toutes deux sont des signaux émotionnels par lesquels l’individu s’auto-informe d’une menace pesant sur ses liens. Mais elles s’opposent selon cinq axes complémentaires :
• du point de vue de la situation en cause, la culpabilité est toujours liée à une transgression morale, alors que la honte peut être également liée à une déception ou à un échec. Dans la honte, la situation n’a donc pas été choisie volontairement. Elle concerne une situation de soi à soi ou une situation avec les autres. Le self est incapable d’y faire face ;
• du point de vue de la nature des sentiments éprouvés, la culpabilité ne s’accompagne pas forcément de souffrance alors que la honte est un affect pénible. Les manifestations d’accompagnement, comme la rage, le rougissement, les larmes, y sont beaucoup plus importantes. Elle s’accompagne de « pensées intérieures » ;
• du point de vue de la position du self dans la situation en cause, la différence est encore plus grande. Dans la culpabilité, le self est intact, actif, absorbé dans l’action ou les pensées ; l’individu éprouve de la compassion pour lui-même et cherche à améliorer son sort. Au contraire, dans la honte, le self est passif, accaparé par le vide et par la conviction de la perception négative que les autres ont de lui ;
• cette différence a pour conséquence que la culpabilité se décharge sur soi et sur les autres (on se pare d’une indignation vertueuse qui proteste de son bon droit) ; tandis que dans la honte, la décharge des émotions est bloquée ;
• enfin, les symptômes de la honte que Lewis qualifie de « désordre des émotions » seraient plutôt le fait de la mise en œuvre des parties hystériques de la personnalité et entretiendraient un lien privilégié avec la dépression ; tandis que la culpabilité qu’il qualifie de « désordre des pensées » s’accompagnerait de mécanismes paranoïdes et serait plutôt à rapprocher des processus psychiques obsessionnels. Quant au rougissement, il serait le signal indiquant la crainte de la séparation d’avec la personne ou le groupe assurant une protection maternelle.
De même, pour Wurmser (1981), la honte garde les frontières du soi alors que la culpabilité résulte du fait d’avoir agressé le territoire d’autrui. Dans la culpabilité, nous sommes punis pour une action effectuée (ou seulement désirée) ; dans la honte, pour une particularité de notre être même. En ce sens, la culpabilité limiterait l’action, alors que la honte préserverait l’identité.
Pour Nathanson (1987), la honte est omniprésente dans nos relations, même si nous ne nous en rendons pas compte. L’intérêt des relations sociales est en effet pour cet auteur la limitation de l’expansion démesurée du « self » de chacun par les réactions que le groupe lui oppose. La honte, éprouvée le plus souvent dans ses formes mineures, informe chacun du caractère irréaliste de ses prétentions et lui permet de parvenir à une appéciation plus réaliste de soi. Mais la honte, qui est en ce sens le mécanisme spontané par lequel les membres d’un groupe régulent leurs relations, peut également devenir un moyen puissant pour contrôler autrui : faire honte à quelqu’un, le railler ou le ridiculiser, permet d’assurer sur lui un rapport de force.
Kinston (1983) a tenté de préciser la place de la honte en insistant sur deux aspect différents du narcissisme. Le premier, qu’il appelle « self narcissism », correspondrait à l’estime de soi, c’est-à-dire à la façon de se sentir bien portant ou malade. Il peut être plus ou moins développé et plus ou moins perturbé. Le second, qu’il appelle « object narcissism », consisterait dans les habitudes, la politesse, les manières sociales qui nous protègent des autres. Il correspondrait à la protection de soi. La honte serait un signal indiquant un passage du premier type de ces narcissismes au second. Elle surviendrait lorsqu’un individu ressent la tentation d’abandonner sa façon à lui de sentir et d’éprouver pour adopter des façons de sentir et d’éprouver qui ne lui appartiennent pas, mais qui le protègent en l’intégrant à son groupe de rattachement dont il craint d’être rejeté. La honte prend ainsi une place dans le cadre des processus d’individuation contemporains de remaniements de la relation d’objet, au moment où l’enfant prend conscience de la séparation et de la différence. « La honte, écrit Kinston, est le prix à payer sur le chemin de l’individuation ».
Vidéo: HONTE ET NARCISSISME
https://www.youtube.com/watch?v=XKUIS67WtPU