Une approche thérapeutique de la honte: La médiation des images
Freud mentionne dans les Études sur l’hystérie (1895) qu’il lui arrive souvent de comparer « la symptomatologie hystérique à un pictogramme » (Bilderschrift, que l’édition française traduit par « hiéroglyphe », mais pour lequel Didier Anzieu propose « écriture pictographique »). Précisément, il introduit cette notion à propos d’une patiente, Katharina, pour laquelle il remarque que les vomissements sont toujours liés à un dégoût refoulé d’une scène aperçue dans une chambre. Le dégoût concernant des actes de la sexualité n’est pas loin de ce qu’on peut appeler une honte. Au minimum, les deux sont liés, la surprise d’une scène sexuelle provoquant en règle générale une « gêne », rarement baptisée honte, mais s’y assimilant par le statut « honteux » fait aux pulsions voyeuristes inopinément et furtivement satisfaites dans de telles situations.
Pour Freud, à ce moment-là, ces vomissements sont l’image d’un dégoût impossible à dire, et qu’ils traduisent sous une forme visible à tous. Tout à fait, d’ailleurs, comme cela était réalisé dans le cinéma comique muet où un écœurement psychique pouvait être signifié par une mimique de dégoût, et comme cela l’est encore dans la bande dessinée.
La question est alors celle-ci : l’hystérique, en se comportant de la sorte, a-t-il une façon particulière de s’exprimer, ou bien touche-t-il à la vérité essentielle de toute expression ? Freud n’est pas loin de pencher pour la seconde éventualité lorsqu’il écrit : Toutes ces sensations ou innervations […] consistent primitivement en actes sensés (sinnvollen) et opportuns. Elles peuvent pour la plupart être actuellement si affaiblies que leur expression verbale nous apparaît comme un transfert imagé, mais très vraisemblablement tout cela eut une fois un sens littéral ; et l’hystérie a donc raison quand elle établit pour ses plus fortes innervations le sens verbal primitif. Peut-être même a-t-on tort de dire qu’elle crée de telles sensations par symbolisation ; elle n’a peut-être pas du tout pris le langage usuel comme modèle, mais puise avec lui à une source commune (1895).
Ainsi, pour Freud, l’hystérique ne fait, finalement, que donner droit de cité à la sensation à laquelle le langage a eu lui-même initialement à se conformer. Or, au contraire de l’hystérie décrite par Freud, ce qui paraît fonctionner avec certains patients, ce sont des conventions du langage. Des conventions, d’ailleurs, éventuellement popularisées par la psychanalyse et qui correspondent à ce qu’il est admis d’éprouver dans telle ou telle situation.
Par exemple, une patiente, par ailleurs psychologue, raconte comment, enfant, elle est entrée dans la chambre de ses parents et les a surpris au cours d’une relation sexuelle. Elle dit, la voix enjouée et comme se moquant elle-même de sa réaction enfantine à ce moment-là, qu’elle en a été « dégoûtée »… Puis elle enchaîne en disant qu’elle n’aurait jamais imaginé, enfant, que ses parents aient des relations sexuelles… Ainsi, alors que les patientes hystériques de Freud produisaient physiquement des images dans l’exemple donné, celle du dégoût nombreux sont ceux et celles qui paraissent aujourd’hui avoir inhibé dès l’enfance celles qui pourraient leur venir et, avec elles, les sentiments de gêne, de honte ou de culpabilité qui pouvaient leur être liés. Il en découle que la psychanalyse leur apparaît comme un lieu d’échange d’idées et de pensées, éventuellement de remémoration de souvenirs, mais où le corps vécu ne doit pas être impliqué, sauf sous la forme d’allusion à la sexualité : théorie de la libido oblige… Un détour s’avère ici utile, par les travaux de Gisela Pankow qui ajustement consacré son œuvre aux images et à leur rapport au corps.
Images et corps psychotique:
Le traitement d’un malade psychotique confronte rapidement à deux séries de phénomènes psychiques également difficiles à gérer dans une cure : d’une part, le défaut de ce que Gisela Pankow (1956, 1969) appelle les « fantasmes structurants », qui sont des productions essentielles à partir desquelles le sujet peut fonder sa propre capacité de pensée ; d’autre part, la présence de fantasmes destructifs, mais qui s’imposent en général sous forme de flashes fugitifs plutôt que d’images mentales proprements dites, et qui déstructurent les capacités de pensée et d’apprentissage.
Autrement dit, nous avons affaire, chez de tels malades, à un double défaut d’images : du côté des représentations fusionnelles et rassurantes, d’une part ; du côté des représentations des capacités destructrices, d’autre part. C’est pourquoi Gisela Pankow a eu l’idée d’introduire, avec de tels malades, une technique particulière qu’elle appelle de « structuration dynamique de l’image du corps », appuyée sur le modelage. Pour elle, les modelages qu’elle demande aux patients de réaliser ne sont destinés qu’à soutenir l’acte d’imagination. Celui-ci est en effet d’abord défaillant chez le malade psychotique puis, au fur et à mesure du traitement qui favorise son installation, en butte aux fantasmes archaïques sadiques-oraux.
Or une telle opposition n’est pas caractéristique de la psychose, mais se retrouve à quelque degré chez de nombreux patients. D’ailleurs Gisela Pankow elle-même a insisté sur la similitude entre malades psychotiques et malades psychosomatiques du point de vue de la dissociation de la manière d’être dans le corps et de la destruction de la dialectique du désir. Il me semble, quant à moi, qu’à certains moments de la cure, et avec des patients qui ne sont pourtant ni psychotiques ni psychosomatiques, il convient de favoriser l’émergence d’images structurantes. Il ne s’agit pas ici de sous-estimer le rôle des interventions appuyées sur le transfert, mais de poser la question d’un préalable qui leur serait parfois nécessaire. Pour les malades psychotiques auxquels s’adresse Gisela Pankow, ce préalable passe par la restructuration de l’image du corps grâce à la technique du modelage, avant l’établissement d’un traitement psychanalytique classique. Nous allons voir de quelle façon les images du corps peuvent aussi, pour certains patients, constituer un préalable à une cure classique.
Image et émotion:
Il y a des patients dont le corps est totalement absent du discours. Et quand je dis le corps, je veux dire d’abord le corps dans ses aspects émotionnels d’expériences vécues. Cela vient du fait que ces malades ont de la difficulté à ressentir leurs propres états émotionnels comme tels et, plus encore, à les organiser de telle façon qu’ils prennent valeur de sentiment, c’est-à-dire d’éprouvé incluant une intention. Le trouble corporel et affectif prend en effet son sens, de honte, de colère, ou d’amour dans le lien affectif primaire à la mère, puis à travers le discours intérieur qui en prend le relais : « J’ai honte », « je le hais », « je l’aime », etc. Lorsqu’au contraire, l’émotion reste vécue dans le corps sans trouver de traduction mentale, il en résulte une forte limitation de la capacité à fantasmer et à rêver. A la limite, on obtient le tableau décrit par Marty (1976) sous le nom de « pensée opératoire », avec un récit sans fin des symptômes et des événements, la rareté des rêves et des fantasmes, le recours à l’agir pour résoudre les problèmes… et, pour le thérapeute, l’ennui et le vide. Or, sans atteindre toujours à l’intensité symptomatique décrite par cet auteur, il me semble qu’un degré moindre de la même caractéristique psychique se traduit dans ce qui est vécu par certains patients comme un défaut de prise sur leurs propres sentiments. Une telle attitude psychique peut être rapprochée de la situation de l’enfant dont le corps est sous la dépendance de la mère, incapable de se représenter psychiquement ce qu’il éprouve si elle ne l’accepte pas, et également incapable de le mettre en mots (M. Klein, 1957 ; repris dans une perspective somatique par J. Me Dougall, 1982). Lorsque la mère ou le personnage en tenant lieu ne permet pas à l’enfant de considérer comme siennes certaines parties de lui-même ou certaines émotions, celui-ci se protège de leur menace en les expulsant hors de lui, expulsion qui serait à l’origine du fait somatique, tout comme du passage à l’acte. Dans les deux cas, il y aurait la même difficulté à se représenter le corps et ses fonctions, la même menace de l’émotion aboutissant à son occultation et la même tendance à la décharge. Or, il me semble que tout autant que ce défaut de reconnaissance par la mère des émotions de l’enfant, c’est l’impossibilité pour elle d’y faire face par impossibilité psychique de les contenir qui est essentiel. Par ailleurs, alors que Joyce Me Dougall souligne la difficulté de ces patients à mettre des mots sur leurs éprouvés, elle n’envisage à aucun moment l’importance que peut prendre pour eux l’utilisation par le psychanalyste d’images comme médiateurs psychiques. Enfin, si ce genre de difficulté concerne préférentiellement un type de patient particulier, il peut aussi être le fait de tout patient à un moment de son trajet analytique. Dans de tels moments, le discours des patients devient faussement maîtrisé. Il est plus juste de dire que leur discours flotte au-dessus d’eux, coupé des émotions auxquelles leurs souvenirs et les reviviscences dans le transfert d’expériences passées les confrontent. Or il n’est pas rare que lorsqu’ils s’en plaignent, leur plainte prenne la forme d’une image mais, justement, le plus souvent d’une image d’élément inanimé, comme : « je suis en béton », ou : « je suis en bois »… Image accompagnée d’un questionnement douloureux : « je ne comprends pas pourquoi », « mais qu’est-ce qui m’arrive ? », etc.
Avec de tels patients, l’image permet de réintroduire le corps et les émotions qui le mobilisent. Et le travail du psychanalyste avec eux doit consister d’abord à mettre des images sur leurs propos… un peu comme un créateur de bande dessinée ou de rébus met des images sur des textes, mais aussi comme le travail du rêve… Prenons quelques exemples.
Dans le cas de cette patiente qui disait avoir éprouvé du dégoût, j’ai dit : « Vous avez eu envie de vomir ». De la même façon, avec un patient qui exprimait son mécontentement de façon alambiquée, avec une phrase du genre : « Je crois que cela m’a énervé », j’ai répondu : « Vous avez bondi » et, pour un patient qui décrivait une mère contraignante : « Vous étouffiez ». Dans tous les cas, il s’agit de favoriser la remémoration d’éprouvés corporels à partir desquels se fixent les images ; ou, si l’on préfère, l’ancrage corporel de toute représentation, dans la mesure où ces images contiennent le mécanisme par lequel les expériences affectivo-motrices fondamentales accèdent à la symbolisation.
Peut-être, pour certains, de telles « reformulations » apparaîtront-elles inspirées des interventions de type « rogerien » plutôt que de la psychanalyse. Pourtant, si elles ne sont pas psychanalytiques, c’est au sens où les modelages que Gisela Pankow demande aux psychotiques de réaliser ne le sont pas non plus. Elles sont comme eux des préalables nécessaires et, comme eux, leur but est de créer une matière extérieure aux deux participants qui soit à la fois le lieu d’une rencontre et celui d’un dégagement : rencontre empathique autour d’un modelage qui émane du corps du patient ou de ce corps lui-même, et dégagement par les mots. D’ailleurs, tout comme la proposition de modelage, l’utilisation de telles formules imagées a souvent un effet euphorisant sur le patient. Cela dit, si on les employait souvent, l’effet en serait perdu, et cela témoignerait d’une singulière monomanie de la part du thérapeute…
Nous allons voir maintenant que l’image peut aussi jouer le rôle d’un autre corps, un corps qui entoure, porte et protège celui du patient.