Une approche thérapeutique de la honte
L’évocation de ces quelques axes thérapeutiques de la honte nous a montré qu’il n’existe pas de thérapie particulière à celle-ci, mais d’abord une sensibilité du psychanalyste à ce qui constitue pour lui quelques difficultés majeures des cures : la gestion de l’agressivité ; l’attention aux effets des traumatismes passés et présents ; et la prise en compte du domaine encore insuffisamment exploré des inclusions au sein du moi et de leurs effets sur plusieurs générations. Je vais maintenant développer un axe particulier de la prise en charge des difficultés de la honte qui, sans lui être spécifique, et encore moins exclusif, me paraît pouvoir jouer un rôle important dans son approche : l’utilisation d’images psychiques comme médiateurs entre affects indicibles et représentations mentales.
En effet, dans la théorie de Freud et cela même si certains de ses cas cliniques nous aiguillent vers d’autres considérations, comme nous le verrons , l’image psychique est avant tout envisagée comme une forme de régression de la pensée. Or, il me semble au contraire qu’elle constitue bien souvent le socle indispensable à partir duquel peuvent se construire les représentations. Il devient alors essentiel au psychanalyste d’être attentif aux moments de production d’images chez ses patients comme à une étape essentielle sur la voie qui mène du dégagement des sensations vers la mise en place des représentations.
Nous avons vu que l’expérience de honte est rarement vécue et nommée comme telle, mais s’accompagne au contraire, le plus souvent, d’une perte des repères allant, dans ses formes majeures, jusqu’à une perturbation des fonctions contenantes du psychisme. Or la cure de patients présentant de telles perturbations me paraît pouvoir être facilitée par la mobilisation verbale d’images psychiques. En effet, la confrontation du patient avec les situations limites qu’il a vécues lui permet de retrouver le moment où sa sensibilité s’est trouvée brûlée ou anesthésiée et, du même coup, lui permet de rendre à cette sensibilité une partie de son acuité en réintrojectant des parties de lui-même qui en avaient été clivées. Mais de telles confrontations ne sont possibles qu’autant que le patient a la force de s’y livrer ! Sinon, elles répètent le traumatisme initial avec tous les risques que celui-ci a fait courir au système psychique. Et c’est là qu’interviennent les médiations d’images.
L’utilité de médiations est reconnue depuis de nombreuses années dans la psychothérapie psychanalytique des enfants et des psychotiques. Pour les premiers, c’est le dessin qui est généralement retenu (Morgenstern, 1927 ; Dolto, 1971) et, pour les seconds, le modelage (Pankow, 1956). Je voudrais montrer qu’avec certains patients, les images psychiques et verbales peuvent jouer ce rôle. Ou, plus précisément, que l’utilisation de telles images peut faciliter la cure de nombreux patients. Enfin, il est bien évident que ces réflexions ne sont pas exclusives des outils habituels de la méthode psychanalytique, à savoir les interprétations s’appuyant sur le transfert ou, lorsque la situation le nécessite, l’interprétation du transfert lui-même.
J’organiserai ces réflexions autour de trois questions.
La première concerne la place du corps dans le langage et dans l’image. Freud a toujours donné les images comme abord privilégié de compréhension de l’inconscient, que ce soit les images du discours des hystériques dans les Etudes sur l’hystérie (1895) les fameuses « réminiscences » ou, ensuite, les images du rêve, « voie royale vers l’inconscient ». Pour lui en effet, les images sont plus proches du mode de représentation inconscient, tandis que le langage est plutôt lié aux processus secondaires qui caractérisent la conscience. Or ces images, pour Freud, étaient porteuses de l’inconscient corporel autant que de l’inconscient de l’histoire personnelle. Mais justement, que se passe-t-il, pour le patient, lorsque toute image est absente de son discours ?
Ma seconde question aborde l’image non plus dans son rapport au corps, mais dans son rapport au réel. La nécessaire traduction en mots des images mentales dans la cure ne confronte-t-elle pas parfois le patient à une trop grande frustration ? En effet, toute mise en mots d’une image nécessite forcément une infinité de perte : perte de couleurs, de mouvements, de profondeurs de champ… Il faut être poète pour dire les images ; et nombreux sont ceux qui préfèrent s’abandonner à elles plutôt que de se confronter à l’inévitable trahison de leur traduction verbale… Que cette frustration soit nécessaire à la cure est évident. Le problème est seulement de savoir si elle est toujours supportable pour le patient, et comment il est possible pour le psychanalyste de faire en sorte que ce levier indispensable de la cure ne devienne pas son obstacle principal.
Enfin, une troisième question concerne la façon dont l’image, pour être accueillie, requiert un imaginaire partageable faute duquel elle tombe dans l’indifférence. A l’inverse, toute image qui trouve un écho chez celui qui la reçoit ouvre un peu plus largement les possibilités d’échange et d’accueil respectifs des mondes imaginaires des deux protagonistes. Ainsi l’image, pour être un instrument efficace, nécessite-t-elle une sensibilité partagée dont elle contribue encore à accroître les zones d’échange. Michaël Balint (1960), à propos des malades somatiques, notait déjà que, souvent, c’est par des images d’action qu’ils tentent de rendre leur douleur sensible au médecin : douleurs qui « poignardent », qui « étranglent » ou qui « étouffent »… Ou encore, ils utilisent des expressions telles que : « comme si une partie de mon corps était morte », ou encore : « un poids mort à l’intérieur ». La nécessité de ces images correspond bien entendu à la tentative que fait le malade pour se représenter le processus pathologique afin de le maîtriser imaginairement. Mais il faut remarquer que, sur ce chemin, ce ne sont pas les images les plus subjectives qui sont valorisées (celles qui correspondraient à la tentative d’exprimer l’originalité propre de chaque douleur ou de chaque maladie), mais les images toutes faites de la langue : autrement dit celles qui confrontent le malade à une symbolisation collective partagée. De la même façon, il existe un recours spontanée à l’image dans la honte. En témoignent la richesse et l’utilisation fréquente des images par le sujet honteux qui tente de dire son trouble, comme si c’était par leur intermédiaire que le sujet qui a temporairement perdu ses repères tentait de renouer le lien avec ses semblables et de retrouver sa place dans la communauté : « toucher le fond », « perdre (ou reprendre) pied », « rentrer sous terre », « se cacher dans un trou de souris », « les bras m’en sont tombés », etc. Une telle particularité oblige à se demander de quelle façon la production d’image intervient comme facteur imaginaire d’insertion.
C’est à partir de ces trois références que nous allons étudier le rôle des images dans la cure : les images du corps (dans leur double dimension de tentative de maîtrise imaginaire et d’appel à la reconnaissance par autrui) ; l’expérience sensorielle dans sa complexité ; l’illusion nécessaire d’un espace psychique partagé.