Penser à la honte dans la pratique de la cure: Éviter la suggestion
Nous avons vu que la honte relevait le plus souvent de l’intériorisation de l’attitude d’un tiers « honnisseur », alors qu’au contraire le refus d’une telle intériorisation se traduisait par d’autres sentiments, comme la rage ou la révolte. Or toute intervention d’un tiers en position d’autorité risque de provoquer une telle situation « d’influence » dans laquelle le sujet intériorise le jugement d’un autre. Et le psychanalyste a pu ainsi se voir accusé d’en revenir à son insu, bien entendu à l’utilisation de l’ancienne suggestion. Bien que cela ne concerne pas directement la honte, cette question la recoupe cependant. En effet, on ne peut guère prétendre libérer quiconque de sa honte par une méthode qui emprunterait le même canal qu’elle, c’est-à-dire qui forcerait l’intériorisation en s’appuyant sur l’intimidation.
La suggestion en psychanalyse s’exerce à mon avis dans deux domaines : celui du choix du type de matériel psychique privilégié par le patient ; et celui du contenu de ce matériel. En ce qui concerne le premier de ces domaines, si nous disons, par exemple, au patient que les rêves sont importants, il apportera des rêves ; et, si nous nous intéressons à ses souvenirs d’enfance comme à quelque chose d’important, il apportera des souvenirs d’enfance. On voit que cette influence est en fait la condition du travail commun entre psychanalyste et patient. En ce qui concerne l’influence de la suggestion sur le contenu du matériel fourni par le patient au psychanalyste, je donnerai un exemple.
Perrine est âgée de vingt-trois ans. Elle découvre peu à peu au cours de sa psychothérapie sa grande attente d’être entourée d’affection, jusqu’à se sentir rejetée en cas d’insuffisance de présence de son partenaire dans ce domaine. J’imagine que cela puisse se trouver en rapport avec une situation d’enfance où elle aurait eu à souffrir d’un manque d’affection qu’elle chercherait ensuite à compenser de façon constamment insatisfaisante à l’âge adulte. Je lui demande donc si elle a des souvenirs d’échanges de tendresse avec sa mère dans sa petite enfance. Elle me répond qu’elle n’a aucun souvenir semblable, mais qu’elle se souvient, par contre, très bien de moments où, plus grande, sa mère lui refusait des câlins qu’elle sollicitait. M’appuyant sur d’autres souvenirs dont Perrine m’avait fait part dans d’autres séances, j’évoque alors avec elle le fait que sa mère m’apparaît, à la lumière de ce qu’elle m’en a dit, soit trop distante, dans des moments où Perrine sollicitait le rapprochement, soit trop proche de façon envahissante. Elle me raconte alors deux souvenirs.
Dans le premier, elle est dans une voiture, sa mère conduit et fait des zigzags sur la route. Perrine est derrière avec une copine. Elle a beaucoup de plaisir. Dans le second de ces souvenirs, c’est l’hiver. Perrine marche à côté de sa mère et de ses frères. Ces derniers portent des lampions. Il fait excessivement froid, et c’est le souvenir de la fatigue, du froid et de l’inquiétude (la marche sera-t-elle encore longue ?) qui s’impose à elle. Face à ces deux souvenirs d’enfance, on peut interpréter les choses en terme de suggestion : cette patiente a produit ces souvenirs en relation avec mon interprétation qui a pris valeur de suggestion. Le premier concerne en effet une situation de grande proximité, entre sa mère et elle, d’excitation réciproque (elles chantent ensemble), mais aussi de proximité dangereuse (les zigzags sur la route). Quant au second, il concerne une situation de froideur et de distance. Mais, par ces deux souvenirs, cette patiente communique également une information sur le transfert. Tantôt je suis trop froid avec elle (je la laisse aller seule ; je ne la porte pas) et tantôt je l’entraîne de façon dangereuse (je lui fais faire des zigzags). Enfin, ces deux souvenirs contiennent une information sur sa manière d’envisager les relations sexuelles : au milieu de la fête, elle reste de glace ; au moment des transports qui la secouent, elle pense au danger.
Où est alors le bénéfice de l’interprétation, une fois évacué l’aspect de suggestion lié au contenu ? Peut-être dans le fait de permettre au patient, en mettant l’accent sur le non-verbal, de revenir à sa sensorialité d’enfant. Dans la mesure où le domaine des sensations et de la sensorialité est le premier creuset du narcissisme, cela lui permet de lier autrement celui-ci à ses premières relations d’objet, c’est-à-dire de déplacer une part de ses investissements d’objet vers sa subjectivité. Ainsi, on ne peut pas nier qu’il existe, en psychanalyse, une part de suggestion qui oriente les réflexions du patient, tant dans leur style que dans leur contenu. Mais elle n’empêche pas pour autant le patient de fournir d’autres réponses que celles qui lui sont suggérées : une représentation du transfert, par exemple, ou bien une représentation de son propre fonctionnement mental, voire les deux.
Pourtant, ne peut-on pas pousser un peu plus loin la réflexion et se demander s’il existerait, pour le psychanalyste, une façon d’intervenir qui permette de réduire la portée d’un risque d’« influence » ? Ce qui définit la relation d’influence, c’est que le message ne se donne pas pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour un point de vue de l’émetteur au destinataire, mais pour ce que doit être la pensée même du destinataire. C’est pourquoi la méta-communication du psychanalyste sur ses propres communications pourrait bien être l’un des remèdes au risque de la suggestion. Fournir un « message sur le message », c’est, par exemple, pour le psychanalyste, accompagner ses interventions de réflexions telles que : « je vais vous donner mon avis, mais ce n’est qu’une hypothèse, vous me direz ce que vous en pensez » ; ou encore : « je vais risquer une interprétation sauvage » (qui, bien sûr, ne l’est pas, mais laisse au patient la voie de la refuser ; ou encore : « ce que vous dites là m’évoque une image » ; ou même : «j’essaie de me souvenir de situations semblables auxquelles j’ai été confronté » ; ou, plus simplement : « d’après mon expérience, etc. », laquelle bien entendu, n’est jamais précisée au patient qui ne pourrait qu’en être gêné dans son propre travail associatif. En particulier, une intervention par laquelle le psychanalyste fait référence à son propre passé présente l’avantage, comme me le faisait un jour remarquer un patient, de pointer que l’analyste aussi a une histoire, réintroduisant du même coup l’analysant dans la sienne, c’est-à-dire dans la possibilité de dépasser ses propres difficultés comme il crédite le psychanalyste d’avoir dépassé les siennes.
Valoriser la honte:
la honte traduit la distance que le sujet peut prendre vis-à-vis de lui-même : si quelqu’un a honte, c’est qu’il peut s’imaginer autrement. C’est cette capacité de changement qu’il faut valoriser chez lui, afin d’encourager son dégagement de la situation vécue avec honte. Par contre, nous avons vu aussi que la honte peut être non vécue, ou encore masquée par des sentiments mieux acceptés, que ce soit par l’individu honteux lui-même ou par son environnement. Mettre la honte à jour devient alors un moment essentiel sur le chemin qui permet au sujet de récupérer la continuité et l’historicité de sa vie. La difficulté de cette tentative et son importance résulte du fait que, comme nous l’avons vu, la honte est un sentiment originellement imposé par un tiers. C’est un tiers qui a rendu honteux, et c’est pourquoi il n’appartient qu’à un tiers de pouvoir délivrer le patient de la honte, en reconnaissant d’abord son existence et ensuite et surtout ! son bien-fondé. Le sujet honteux a en effet moins besoin d’un objet de transfert, au moins au début, que d’un témoin qui lui permette de retrouver sa place dans la communauté.
Ce qui empêche couramment de dire la honte, en effet, c’est la crainte de sa contagion. Que le témoin appelé à entendre la honte manifeste quelque signe de honte à son tour, et voici qu’elle retombe d’un poids décuplé sur les épaules de celui qui a tenté d’en parler. C’est pourquoi, si le rôle du psychanalyste est de permettre le dépassement de la honte, celui-ci implique qu’il sache autoriser son patient à dépasser « la honte de la honte ». Car c’est bien la honte qui empêche le patient de parler de celle-ci. Avoir honte, c’est se désigner comme indigne aux yeux d’autrui, et « la honte de la honte » tente de protéger le sujet du risque que son appel à témoin ne crée un accusateur de plus, pour lui-même… ou pour celui dont il porte la honte.
C’est pourquoi le psychanalyste ne doit pas seulement être attentif à la honte qui se dit, mais aussi à celle qui ne peut l’être. Interpréter à un patient qui retient ses larmes : « vous êtes triste », c’est le débarrasser par avance de la honte de ses larmes, lui permettre de vivre sa tristesse et, bien souvent, lui restituer sa capacité d’association transitoirement inhibée. De même, la honte, tout comme la tristesse ou la colère, doit parfois être introduite par le psychanalyste. Dire en effet à un patient : « vous avez honte », ce n’est pas seulement donner une place psychique à un affect qui était jusque-là exclu de son monde interne faute de mots pour le nommer, c’est aussi, par l’utilisation d’une formule grammaticale objectivant la honte, laisser entendre à ce patient : « vous pourriez ne pas avoir honte » (ce que ferait plus difficilement, notons-le, une formule telle que : « vous êtes honteux »). C’est, enfin, en permettant au patient de nommer sa propre honte, lui ouvrir le chemin de la reconnaissance de la honte éventuelle d’un autre en lui.
S’intéressant aux patients qui peuvent être habités par un sentiment inconscient de culpabilité, Jean Cournut (1991) en distingue trois types. Ceux qui se présentent comme un «désert», fonctionnant avec une affectivité de routine, mornes, éventuellement drogués… Ceux qu’il appelle les « défoncés », à leur aise dans l’excès sous toutes ses formes, volontiers « trompe-la-mort » ou toxicomanes (mais, à la différence des précédents, toxicomanes excités ou « héroïques »). Les « errants », enfin, ceux qui ne viennent pas à leurs rendez-vous, ratent des occasions faute de ponctualité, peu structurés, flottants et indécis. Si cette caractérologie a le mérite de pouvoir donner aux psychanalystes un regain d’intérêt pour des patients volontiers jugés « indésirables », elle présente l’inconvénient de limiter singulièrement les symptomatologies liées aux secrets familiaux… J’ai souligné que les patients porteurs du secret indicible d’un autre et de la honte qui lui est liée, ou imaginée peuvent présenter l’ensemble des symptômes possibles, névrotiques, psychotiques ou pervers (Tisseron, 1990). C’est pourquoi, plutôt qu’à une catégorisation des patients porteurs de secrets, je préfère m’attacher à ce que j’appellerai des « indices de transmission transgénérationnelle ». Il s’agit de particularités indépendantes des symptômes présentés par un patient, et ne prouvant pas à elles seules l’existence d’une symptomatologie transgénérationnelle, mais qui doivent amener l’analyste à se poser la question de cette existence. Parmi ces indices, que je n’explorerai pas ici je citerai :
• une tonalité affective faite de fatalisme et d’étrangeté, comme si l’avenir possible avait déjà eu lieu ;
• les échéances arbitraires, appuyées sur des durées ou des dates imaginées par un patient et parfois réalisées par lui pour interrompre un mariage, un engagement professionnel, sa psychothérapie ou sa psychanalyse, voire sa vie ;
• les agirs à répétition prenant éventuellement la forme d’appels à persécuteurs ;
• une certaine présentation corporelle marquée par des décalages entre l’âge et le vêtement ou l’allure ;
les fractures dans les discours et les ruptures brutales d’intonation et de style, comme si plusieurs partenaires, chacun avec leur style propre, se « disputaient » le patient ;
• dans le contre-transfert c’est-à-dire du côté du psychanalyste, la honte et le découragement, comme si quelque chose d’impossible à empêcher, et en même temps d’impossible à dire, avait déjà eu lieu.
Ceux de ces indices qui retiendront plus précisément mon attention ici sont l’effort de compréhension et de reconstruction de l’histoire familiale et l’agressivité vis-à-vis du psychanalyste. Ils ont en effet directement à voir avec la honte d’un autre en soi.