Les phases de la honte
Le risque de néantisation:
L’expérience originaire de la honte est une angoisse catastrophique. La soudaineté de l’événement y joue un rôle essentiel. C’est-à-dire, plutôt que la brutalité du traumatisme, la rapidité avec laquelle s’impose au sujet la nécessité d’un remaniement psychique. Cette rapidité provoque à la fois la libération de grandes quantités d’énergie et le défaut de pare-excitation pour les contenir. Le sujet est confronté à des irruptions pulsionnelles violentes auxquelles il peut d’autant moins faire face qu’il a perdu ses contenants habituels. Cette situation contient le risque du refuge dans une dépendance absolue à un autre considéré à la fois comme contenant de ses propres parties clivées et comme contenu redonnant sens à l’expérience. Pour Lichtenstein (1963), cette angoisse serait d’autant plus vive qu’elle correspondrait au désir, toujours présent, de renoncer à l’identité humaine, tout sujet existant dans la constante tension entre le maintien de son identité et la tentation d’y renoncer. Cette phase de la honte, dont l’intensité est variable, ne peut jamais être nommée. Elle correspond en effet à une expérience de l’ordre de l’indicible. Elle ne peut pas non plus être remémorée.
La confusion:
Une première défense contre cette expérience destructrice est la confusion. Elle est la conséquence de la perte des repères tant de contenu que de contenant, mais elle est aussi un rempart contre le risque de destruction psychique qui a d’abord menacé le sujet. Dans la confusion, le sujet, qui perd en quelque sorte tout contact avec les repères de son monde intérieur, se préserve du risque de désintégration psychique. Cette étape, à la différence de la précédente, peut laisser une trace psychique. Comme la précédente, elle peut durer plus ou moins longtemps et être plus ou moins intense. Dans les hontes mineures, qui n’affectent qu’un domaine partiel de la personnalité, ces deux premiers degrés sont absents.
La honte:
La confusion, en détruisant les repères subjectifs de l’individu, lui fait courir le risque d’une réduction à l’état d’objet, tandis que la honte, en tant que sentiment vécu, lui permet de se réapproprier une identité de sujet, éloignant ainsi encore un peu plus du risque de destruction psychique. D’ailleurs, si les repères sociaux sont le plus souvent ce qui s’impose dans la honte, on peut se demander si ce n’est pas, entre autres, parce que les repères intérieurs et temporels y sont d’abord perdus. Le sujet tenterait de retrouver d’abord dans les repères spatiaux extérieurs à lui-même la stabilisation qu’il a perdue, et c’est pourquoi la honte serait d’abord éprouvée par rapport à l’environnement. Quoi qu’il en soit, par la honte qu’il éprouve, le sujet introduit une démarcation entre deux instances, l’une qui est honteuse et l’autre qui fait honte. C’est pourquoi, pour l’individu, pouvoir nommer « honte » ce qu’il éprouve ou pouvoir accepter que cette nomination lui soit imposée de l’extérieur correspond à une tentative de reprendre pied. C’est en ce sens que le philosophe Jankélévitch peut écrire : « la honte est la première phobie de la mauvaise conscience qui s’aperçoit elle-même comme objet et qui sait pourtant que cet objet est encore le soi comme sujet » (1949). Si la honte n’est pas encore la restitution de la possibilité de penser le monde, elle est déjà la restitution de celle de se penser soi-même. En ce sens, elle est la première étape du chemin qui mène l’individu de la désintégration psychique à une réappropriation de soi. Nous avons vu comment il était possible que, sur la voie de cette tentative, la victime puisse être leurrée par son bourreau et amenée à engager sa confiance dans des voies perverses. Pourtant, envisagée du point de vue de ce qui la précède et non pas du point de vue de ses conséquences, la honte, sur le chemin qui mène du risque de mort psychique vers la restructuration symbolique de soi et du monde, se situe résolument du côté des forces de vie. Cette reprise de soi par la honte se réalise selon deux mécanismes complémentaires.
• Tout d’abord, l’individu se reconstitue comme unifié par son sentiment. Il ne court plus le risque d’être identifié à un objet. Il reprend conscience de lui-même comme individu honteux, mais comme individu tout de même. La honte le préserve ainsi du risque d’un assujettissement total à un autre.
• Par ailleurs, dans la démarcation que la honte introduit dans le sujet entre une instance qui fait honte et une instance qui a honte, la première constitue une participation du sujet à ce qu’il imagine du groupe honnisseur à son égard ; tandis que la seconde témoigne de sa propre réponse à cette menace. C’est en ce sens que la honte réalise une forme d’intégration imaginaire à la collectivité. Pourtant, cette intégration a un prix : la réappropriation du sentiment d’existence s’effectue aux dépens du sentiment de la valeur. L’individu se réunifie, mais comme sujet indigne. Pourtant cette indignité même concourt, à sa façon, à la re-socialisation. En effet, en reconstituant son identité du point de vue du regard d’un autre, l’individu s’affirme solidaire des valeurs qui fondent le groupe. C’est au nom de cette solidarité qu’il en est retranché. La honte assure l’individu d’une place dans le groupe tout en l’obligeant à la laisser temporairement vide. Ainsi se révèle une contradiction essentielle de la honte : structurante par certains aspects (et par rapport à la confusion qui précède), elle est déstructurante par d’autres. Et son évolution dépend des possibilités de réaménagement du sujet, mais aussi de l’intensité des phases qui l’ont précédée. Les hontes totales qui envahissent l’ensemble de la personnalité risquent d’évoluer vers une dépossession de soi et l’abandon de sa personnalité propre au profit d’une instance dominatrice ; ou bien, fixées en aménagement de caractère, elles peuvent déterminer un état dépressif permanent ; ou encore s’aménager de façon perverse autour de jouissances de la honte. Quant aux possibilités de dépassement et non d’aménagement de la honte , c’est autour des sentiments qui lui sont associés que nous les trouverons. Des sentiments qui peuvent d’autant plus être éprouvés comme tels que la personnalité n’a pas été désintégrée, c’est-à-dire que la honte conserve un caractère partiel.
Les sentiments accompagnateurs de la honte:
La réunification de soi-même comme contenant grâce à la honte permet à l’individu de pouvoir ressentir une partie des émotions complexes attachées à l’expérience initiale : ces émotions sont éprouvées maintenant sous la forme de sentiments possibles à nommer, au premier plan desquels la colère (avec ses variantes d’indignation) et les désirs de vengeance, mais aussi la culpabilité. Quant à l’angoisse d’être abandonné, dont nous avons vu le rôle essentiel dans l’expérience initiale de la honte, elle ne peut que rarement être éprouvée comme telle du fait qu’elle est une émotion qui mobilise une extrême angoisse de passivité. C’est autour de ces sentiments, comme nous le verrons, que se construit l’essentiel des adaptations à la honte : soit pour la remanier, soit pour tenter de l’oublier, soit pour la surmonter dans une attitude créative. Ces devenirs de la honte font intervenir les possibilités propres du sujet au moment donné, ses figures intériorisées qui lui fournissent autant de modèles , et les données de l’environnement en tant qu’elles permettent, encouragent ou au contraire dissuadent certaines attitudes affectives et comportementales.
Mais avant d’envisager de tels devenirs et après nous être intéressés à la honte d’un point de vue génétique, nous allons compléter cette approche par l’étude de quelques situations de honte.