LES OBJETS DE LA HONTE
Le « moi » se définit par les relations qu’il entretient à la fois avec ses objets internes et avec les objets externes qu’il appréhende à travers les précédents, mais qui ne lui correspondent jamais totalement. Tout comme la position d’un objet sur un plan est définie à tout moment par son abscisse et son ordonnée, toute honte doit être comprise en référence à deux axes : le premier lié à l’histoire passée du sujet et à ses traces en lui ; le second lié à la dynamique de ses investissements actuels. Ces deux axes peuvent être appelés « historique » et « actuel », et l’approche de la honte par ce biais permet de rendre compte de la façon dont elle peut résulter, à tout moment, de la combinaison de déterminations multiples. Nous verrons plus loin comment un troisième axe est constitué par la honte transgénérationnelle qui fait intervenir la place du sujet dans la succession des générations qui l’ont précédé (j’ai tenté ailleurs de formaliser ces trois axes généraux du fonctionnement psychique selon un schéma développé dans les trois dimensions de l’espace (1989a).
L’axe « historique » de la honte:
Il s’agit du rôle que la honte a joué au cours de la formation de la personnalité. Elle est liée à des facteurs historiques personnels qui ont laissé leur trace dans le sujet sous la forme de différentes instances et personnages intériorisés. Cette honte fait intervenir les trois types d’investissement étudiés plus haut, sexuel, narcissique et d’attachement.
Les investissements sexuels:
Ils sont liés aux premières situations de honte vécues par l’enfant en relation avec les diverses zones érogènes successivement privilégiées par lui.
La pulsion orale est la première qui doive être maîtrisée, en particulier sous la forme de la voracité. Son éducation est plus ou moins marquée par la honte. Elle l’est tout particulièrement dans la grande bourgeoisie. Dans cette catégorie sociale, le repas est un moment d’apprentissage des signes distinctifs par lesquels cette catégorie sociale établie ses signes de reconnaissance et de connivence (Bourdieu, 1979). Mais il est aussi l’occasion d’un entraînement à la maîtrise pulsionnelle. L’enfant apprend à contrôler non seulement l’urgence de la faim, mais aussi le dégoût ou la répulsion éventuelle pour tel ou tel mets. L’oralité ainsi domestiquée fonctionne comme modèle d’un apprentissage au terme duquel c’est l’ensemble de l’expression des pulsions qui doit passer au moule de la « bonne éducation ».
Le plaisir attaché à l’analité, en particulier à la manipulation des matières fécales, reçoit dans toutes les couches sociales une condamnation à peu près équivalente. Cette stigmatisation prend pourtant un sens différent pour l’enfant selon que c’est son activité qui est condamnée (avec une formule comme : « c’est dégoûtant ce que tu fais ») ou bien lui-même (avec une formule comme : « tu es dégoûtant »).
La honte attachée aux activités exhibitionnistes et voyeuristes de la petite enfance, ainsi qu’à la masturbation, subit un sort très variable selon les organisations familiales et les structures psychiques des parents. Là encore, leur intrication avec les composantes actuelles de la honte est déterminante.
Les investissements narcissiques:
Ils sont constitués par la dépendance de l’estime de soi aux anciennes figures d’attachement. Dans l’organisation du narcissisme infantile, l’attitude des parents vis-à-vis de l’enfant joue un rôle essentiel. Et il peut arriver que l’enfant n’ait pas seulement été soumis à la froideur ou à la distance parentale, mais également à des attitudes explicites de moquerie ou d’ironie, voire à de véritables humiliations comme nous le verrons plus loin.
Les investissements d’attachement:
Un individu, confronté précocement à des moments de défaillance maternelle pendant lesquels il n’est plus parvenu à trouver dans son regard, ses mimiques, ses gestes et sa voix, une réponse à ses attentes de communication, recourt précocement à l’autoclivage narcissique. Un tel sujet aura, plus qu’un autre, tendance à répondre à des situations de rupture de son identité par un tel clivage et par le sentiment de honte qui l’accompagne.
L’axe « actuel » de la honte:
L’axe « actuel » de la honte concerne le rôle qu’elle joue pour un individu dans une situation précise de son présent. Il met en jeu les interactions du sujet avec son environnement. Il concerne les hontes dans les situations d’humiliations extrêmes comme la torture, mais aussi les hontes liées à la maladie, à un handicap et même à l’approche de la mort. Interviennent dans cet axe, comme dans le précédent, les trois types d’investissements.
Au niveau des investissements d’attachement, c’est le lien que le sujet entretient avec son (ou ses) groupe(s) de rattachement (famille, culture, institution…) qui est enjeu. Un intense investissement narcissique de ses propres possibilités (le fait de se croire plus intelligent que tous les autres membres d’un groupe dont on fait partie, par exemple) peut ainsi s’accompagner de honte liée à la crainte de se faire rejeter de ce groupe du fait de sa supériorité1. La honte vécue est alors honte d’être plus fort ou plus grand, ou plus riche… Elle peut, bien évidemment, s’exprimer en sens contraire, et c’est alors la honte de se faire rejeter de la communauté parce que trop laid, trop pauvre, etc. Le fait que la crainte du rejet puisse aussi être rapportée à des qualités vécues comme positives montre que la honte n’est pas fondamentalement liée à une image négative de soi, mais qu’elle concerne d’abord le sentiment d’appartenance du sujet à une communauté, cela indépendamment de l’image que cette communauté lui renvoie de lui-même, et de ses investissements libidinaux sur l’un ou l’autre membre de cette communauté. Il arrive d’ailleurs que, dans une communauté, le pacte qui lie chacun des individus repose sur le rejet des parties dangereuses de la personnalité de chacun dans l’un des membres du groupe (Kaës, 1989). Celui-ci se trouve alors avoir un statut particulier, à la fois stigmatisé et indispensable. Il remplit le rôle de ce que D. Meltzer a défini comme le « sein-toilettes ». Une honte peut ainsi être attachée à un individu parce que les autres membres du groupe en ont fait le dépositaire de leurs parties dangereuses afin de tenter de les circonscrire et d’en limiter les effets.
Enfin, la honte liée aux investissements d’attachement peut intervenir par l’appréciation qu’un individu porte sur sa communauté, là encore indépendamment de l’image que celle-ci lui renvoie de lui-même, ainsi que des liens libidinaux particuliers qu’il peut avoir avec tel ou tel de ses membres. Ainsi de cet étudiant, interviewé dans le cadre d’une recherche sur les attitudes des Français vis-à-vis des immigrés et déclarant : « Comme premier sentiment, je me sens gêné […]. C’est parce que je sens que … pas que ce soit de ma faute… mais je me sens faire partie du groupe qui les a obligés à venir, à vivre dans des conditions dégueulasses. »
Au niveau narcissique, la honte peut être liée aux repères identificatoires quotidiens que le sujet s’est donnés : profession, famille, possessions de biens qui le confortent dans son identité… Un médecin parlant d’un cadeau qu’il a reçu de la famille d’un malade déclare par exemple : « Je me suis dit, d’un côté : « s’ils le font, c’est qu’ils m’aiment bien ». Et, en même temps, je me suis senti gêné. » Son identité professionnelle ne l’avait, en effet, pas préparé à cette éventualité. Par ailleurs, nous avons vu que l’appartenance à un groupe, avec sa langue, sa religion, ses rites et ses coutumes, constitue une composante essentielle de l’organisation du moi. C’est pourquoi certaines situations sociales provoquent des conflits entre les parties du moi rattachées à des idéaux contradictoires. Tel est en particulier le cas des situations d’immigration. Il est alors courant que les idéaux de la culture d’accueil (par exemple, dans le domaine de l’argent ou de la réussite sociale), entrent en concurrence avec ceux de la culture d’origine.
Certains immigrés rejettent leurs valeurs d’origine et en ont honte. Mais ils risquent alors de perdre les repères socioculturels de leur passé. D’autres, au contraire, rejettent les valeurs du pays d’accueil qui sont jugées honteuses. Tel cet immigré algérien me confiant lors d’un entretien : « C’est honteux, ce pays, les Français seraient prêts à vendre leur père et leur mère pour de l’argent. » Si ce refus des valeurs du pays d’accueil est global, l’immigré continuera toujours à souffrir de son exil. Enfin, au niveau des investissements d’objet, la honte intervient dans de la dynamique des projets identificatoires du sujet à un moment donné, en tant qu’ils sont liés à ses stratégies identitaires visant à l’intégration dans l’un ou l’autre groupe ou, au contraire, à l’individualisation par la recherche d’un modèle en rupture.
Plus encore que pour l’axe « historique », il est difficile de faire la part des trois types d’investissement qui sont imbriqués dans l’axe «’actuel » de la honte. La possession d’un bien, par exemple, fonde l’identité du sujet dans son rapport à lui-même, dans son rapport aux autres et également dans son rattachement à un groupe dont il partage une partie des soucis et des objectifs. Le point commun de ces hontes liées à la violence de situations présentes tourne autour de l’impuissance. Le sujet honteux est invalidé dans son identité (le groupe lui en propose une autre que celle à laquelle il adhère lui-même), empêché d’agir, et aussi bien souvent empêché d’exprimer les sentiments qu’il éprouve, expression qui préserverait ses attachements objectaux en même temps que l’image de lui-même. Par exemple, un être humain insulté répond normalement par de la colère. Qu’il soit empêché de répondre à son insulteur (sous l’effet d’une menace terrible ou sous celui d’une contrainte physique) peut le plonger dans une rage impuissante et honteuse. Je me souviens de cette femme âgée et manifestement alcoolique qui, dans un bus lyonnais protestait contre le fait que l’ouverture trop brève de la porte ne lui avait pas permis de descendre « place des Terreaux », comme elle le souhaitait. Elle se fît traiter moqueusement de « belle Otero » par le conducteur du bus, ce qui provoqua le rire des passagers… et sa honte. Dans ce cas, l’identité narcissique de cette femme était directement touchée. Mais elle peut l’être aussi indirectement, par exemple dans l’impuissance à venir au secours de quelqu’un qu’on aime, telle l’impuissance d’un homme empêché de venir en aide à sa compagne violée sous ses yeux…
Complémentarité des axes de la honte:
En fait, ces deux axes de la honte sont en permanence en interférence. Dans les hontes liées à des désinsertions graves, par exemple, il est courant que l’ont ait affaire à un enchevêtrement dramatique de détresse sociale et de misère psychologique ou, si on préfère, de misère sociale et de détresse psychologique. Il est alors bien difficile de déterminer laquelle, de la précarité psychique et de l’insécurité matérielle ou, si on préfère, de l’insécurité psychique et de la précarité matérielle a pu engendrer l’autre. Les travailleurs des dispensaires d’hygiène mentale, des centres de crise et des services d’urgence médicale connaissant bien ces situations. Mais, à l’inverse, cette interférence peut entraîner qu’un homme soumis à des conditions de vie humiliantes ne les éprouve pas comme telles s’il reste en continuité avec des figures psychiques intériorisées qui l’assurent non seulement de leur amour, mais aussi de leur soutien.
Le fait que ces deux axes de la honte puissent à tout moment venir en interférence, en opposition ou en complémentarité, est en fait, lié à leur profonde analogie. Tous deux, bien que de façon très différente, concernent le maintien des sentiments internes de continuité et de sécurité de l’individu à travers l’assurance de rester le même au cours de situations différentes. Mais ils s’y réfèrent de deux points de vue opposés et complémentaires. Ainsi, plus les repères « actuels » sont menacés (à la limite dans des environnements particulièrement hostiles, comme lorsque le sujet est torturé) et plus les repères « historiques » (liés à des figures secourables intériorisées) jouent un rôle important. Et inversement, plus les figures intériorisées sont fragiles, et plus les repères sociaux jouent un rôle important dans l’évitement ou le déclenchement de la honte. Cette distinction permet de rendre compte du fait que certains sentiments de honte puissent être éprouvés de « soi à soi » dans des situations où le groupe social présent n’est pas réprobateur , tandis que d’autres paraissent liés à des projets d’intégration. Elle permet enfin de ne plus opposer deux points de vue sur la honte dont l’un serait « psychanalytique » (les conflits entre instances psychiques) et l’autre « sociologique » (les conflits identificatoires de rattachement), mais de prendre en considération le fait que ces deux niveaux s’articulent nécessairement dans la façon dont un individu est d’autant plus vulnérable dans son rattachement à un groupe qu’il est plus fragilisé au niveau de ses figures intériorisées.
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