Les déplacements de la honte: L'école et l'investissement du langage
Dans ce monde de solitude, l’école est d’autant plus vivement investie par Denise qu’elle est pour elle un domaine de valorisation narcissique. Ses parents reconnaissent et apprécient ses succès scolaires. Et, cela, même si, plus tard, il s’avérera que c’est d’abord à eux-mêmes qu’ils attribuent le mérite des succès de Denise. « Sans eux, sans leur façon de marquer les dépenses à la fourchette, leur déclaration d’impôts en grattant, je ne saurais pas un mot d’anglais, je ferais des fautes d’orthographe, comme eux. » valeur de « première reconnaissance » sur la voie de laquelle elle n’a ensuite de cesse de s’engager. Mais, surtout, l’école apporte à Denise, en plus d’un bénéfice narcissique, un bouleversement bénéfique dans ses processus même de pensée. En effet, l’apprentissage du langage scolaire lui permet d’opérer un décollement de ses éprouvés corporels jusque-là envahissants. Et ce décollement lui ouvre un nouvel espace de pensée.
Tout d’abord, l’école permet à Denise de découvrir qu’il existe, parallèlement au langage des parents et du « café », un autre langage et d’autres mœurs. Cette découverte n’est pas source de traumatisme ni de honte, et il ne semble pas y avoir pour elle, pendant longtemps, obligation de choix entre ces deux mondes. Denise change de langage selon les lieux et les circonstances, un peu comme ses parents l’obligent à changer de vêtements, gardant une tenue pour le dimanche et l’autre pour la semaine. Ainsi l’ancien monde culturel des parents coexiste-t-il avec le nouveau, celui de l’école … Tout au moins jusqu’à l’apparition de la honte. Cette honte est d’abord vécue dans la relation avec la maîtresse, à cause du surgissement de comportements inadaptés de la part de Denise, plus difficiles à transformer que le langage , puis avec les copines. Mais l’essentiel se passe lorsque la honte retrouve son champ initial, celui de la sexualité. Ce qui va, en effet, donner à Denise l’impression d’être définitivement rejetée du monde des autres, c’est la honte du corps. Le coup fatal lui est porté par le prêtre de l’établissement Denise est dans une école privée lorsqu’il situe cette condamnation sous le regard de Dieu lui-même.
Cet épisode, aussi violent soit-il, n’est pourtant que l’un des aspects de la façon dont Denise passe, grâce à l’école, d’un milieu où la sexualité est un « fait corporel » à un milieu où elle est, en quelque sorte, un « fait psychique ». Dans le milieu d’origine de Denise, le corps, nous l’avons vu, est présent de façon crue par la proximité corporelle familiale, les regards concupiscents des vieux alcooliques sur le corps pré-pubère de Denise et leurs plaisanteries douteuses. Et cette présence du corps affecte jusqu’au langage. Les mots de la mère sont décrits par Denise comme « touffus et noirs ». Comme un sexe pourrait-on dire… Mots chargés de référence au corps : « Si j’étais pas là, vous mangeriez de la merde. » « J’irai travailler en usine au lieu de servir le cul de ces crève-la-faim » , etc. Dans ce qui est dit autour de Denise, le corps est en quelque sorte mis à nu, vidé, retourné comme dans l’expression « tu l’as dans l’os » .
Au contraire, le langage de la bourgeoisie, dont l’école est le lieu d’apprentissage, tient le corps à distance. Plus précisément, ce langage participe de la maîtrise des désirs interdits en encourageant à la fois le refoulement et la sublimation. En effet, dans le parler de la « bonne éducation », la sexualité reçoit une mise en forme verbale qui est le résultat d’un compromis entre les forces du désir et celles des interdits. Comme l’a bien montré Ferenczi, ce qui fait la force du mot « grossier » ou « vulgaire », c’est qu’il se confond avec la chose même, qu’il impose en quelque sorte l’image de la chose au moment où il est prononcé (Ferenczi, 1910). À l’inverse, le langage distancié de l’école s’avère efficace pour contenir les irruptions du désir.
Nous comprenons mieux, à présent, la dynamique de la honte chez Denise. Ayant eu à subir des marques de mépris de la part de sa mère ayant souffert de l’invalidation par celle-ci de son père, Denise ne peut, à l’adolescence, que se mépriser elle-même par l’intériorisation de ces diverses formes de stigmatisation. La meilleure des défenses; étant l’attaque et, cela d’autant plus pour l’adolescent qui attribue se: difficultés à son environnement plutôt qu’à lui-même, Denise retourne alors contre ses parents le mépris dont elle a souffert. Et s’appuyant sur les nouveaux apprentissages de l’école, d’ailleurs valorisés par se parents, elle focalise sur la différence des « cultures » le mépris qu’il lu est indispensable de leur retourner afin de s’affranchir de celui qu’elle senti peser sur elle.
Carences symboliques et honte:
Ainsi, pour Denise, comme pour d’autres enfants issus d’un milieu ne seulement modeste, mais aussi carence dans l’expression de la tendresse, la conviction que la honte sociale est la principale cause du mépris où ils tiennent leur famille leur évite parfois d’avoir à envisager l’ensembles des humiliations et des hontes dont ils ont pu être l’objet dans leur enfance. Ces hontes et ces humiliations sont en effet particulièrement difficiles penser, non pas du point de vue des faits eux-mêmes, qui peuvent faire l’objet de souvenirs conscients, mais du point de vue des sentiments qu’ils ont suscités, sentiments parfois rejetés hors de la personnalité sa vraiment avoir été éprouvés. Avoir honte de ses parents pour des raisons culturelles et sociales est bien souvent le mécanisme de défense le mie à même d’éviter la prise de conscience des blessures narcissiques qu’ont infligé dans l’enfance, ne serait-ce que par leur propre dévalorisât! Tandis qu’en avoir honte jusqu’en soi-même permet de préserver domaine de continuité psychique avec eux au-delà des souffrances qu’on a subies. En outre, l’idée que ses difficultés sont liées uniquement un changement de catégorie sociale libère le sujet de la culpabilité pèserait sur les sentiments de colère ou de revanche mobilisés par le souvenir de ces blessures. Inversement, elle permet que les sentiments positifs d’amour qui s’étaient trouvés entravés par la haine se manifestent à nouveau, vis-à-vis des images intériorisées des parents d’abord, puis vis-à-vis d’eux. Enfin, ce processus trouve en général son corollaire dans l’appréciation des problèmes vécues par la génération précédente : les carences dont les parents ont fait preuve sont elles aussi expliquées par des conflits d’appartenance sociale, ce qui évite d’envisager la façon dont ces parents sont eux-mêmes souvent devenus indifférents ou humiliants à force d’avoir été des enfants blessés par leurs propres parents.
L’histoire de Denise montre donc combien il est insuffisant de vouloir expliquer certaines difficultés psychiques rencontrées au cours d’une promotion sociale par l’opposition de deux « cultures ». Pour parler de tels conflits, encore faut-il que les cultures en cause soient équivalentes, c’est-à-dire qu’elles se proposent chacune comme un ensemble de savoirs transmissibles. Or tel n’est pas le cas pour Denise. Sa promotion la confronte, au-delà d’un conflit entre deux cultures, à un mode différent de gestion de la pulsion. Dans ce que Denise raconte de son enfance, en effet, on perçoit moins l’existence d’une culture populaire organisée qu’un extrême déracinement qui pousse ses parents à tenter de se raccrocher aux « valeurs » les plus éprouvées : le sexe (dans leurs propos crus) et l’argent (dans leur activité professionnelle). Le monde de l’enfance qui est celui de Denise est d’abord un monde de désirs, tant génitaux que prégénitaux, non médiatisés par des représentations psychiques, que celles-ci soient personnelles, familiales ou culturelles (à travers des mythes familiaux ou sociaux par exemple). Les pulsions, faute de telles médiations, sont condamnées à rester au plus près de leur réservoir primitif, le corps et ses zones érogènes. C’est pourquoi les désirs qui leur sont liés, et en particulier les désirs prégénitaux, s’accolent si facilement à des situations de la réalité quotidienne qui se trouvent alors dites dans le langage primaire de la pulsion, comme « bouffer de la merde », « se faire avaler par les gros », « manger le fond », être « une sale carne », etc. Cette particularité des mots du langage « cru » fait de ceux-ci un instrument puissant d’action sur l’autre, mais un bien piètre instrument de communication d’informations. En effet, l’intensité des affects qui submergent le locuteur et l’auditeur empêche le maniement social du langage au service de la mise en œuvre des représentations. Au contraire, l’apprentissage scolaire, qui est aussi apprentissage de la pensée secondarisée, découvre soudain ce qui manque aux mots des échanges familiaux le vêtement d’une symbolisation et l’enfant en éprouve de la honte. C’est pourquoi la crainte de Denise de parler, à l’école ou en public, le langage familial, relève peut-être moins de l’inquiétude de parler un langage dévalorisé (comme l’ont été pendant longtemps les dialectes locaux interdits à l’école) que de la crainte (et du désir !) de dire la brutalité des pulsions : crainte et désir de salir soudain, par les mots crus du corps, la propreté qu’impose le langage scolaire ; crainte des mots ou des gestes qui pourraient dire la joie haineuse de détruire, l’envie destructrice, le sadisme…
Confrontés à leurs pulsions qu’aucun cadre, psychique ou social, ne vient canaliser, les parents de Denise, comme tant d’autres dans la même situation de déracinement, n’ont pas d’autre recours que de tenter d’éliminer la pulsion elle-même. Pour se protéger du risque d’exposer la violence des désirs interdits qu’ils ressentent, le seul remède devient pour eux de ne rien désirer. Ainsi se met en place la (fausse) morale de l’abnégation : « il faut se satisfaire de ce qu’on a ». Le renoncement à l’envie tient lieu d’unique rempart contre les excès redoutés de la pulsion orale non symbolisée. Celle-ci est en effet vécue comme le désir angoissant de vouloir « tout bouffer » ou « tout contrôler », et participe également, sur un mode projectif, à l’exacerbation des angoisses liées aux envies et aux jalousies destructrices de la part l’entourage (celles-ci sont bien réelles, mais l’absence de symbolisation de sa propre oralité par le sujet l’amène à les vivre d’une façon exagérée qui l’empêche justement de trouver les comportements adéquats pour y faire face). Ainsi les parents de Denise n’ont-ils plus d’autres recours que de « toujours feindre de ne rien désirer ».
Françoise:
Françoise, issue d’un milieu social très pauvre, est finalement devenue psychomotricienne. Elle est venue en thérapie pour une souffrance importante qu’elle rapporte à son passé, son présent, tant professionnel qu’affectif, lui paraissant satisfaisant. Quand Françoise me parle de ses parents, c’est toujours pour me dire, avec une vive honte : «je ne peux pas vous dire comment ils parlent», «j’ai honte rien que d’y penser », « si vous saviez ce qu’ils disent » etc. Et dans les périodes où elle a l’impression de cesser d’avancer dans sa psychothérapie (c’est-à-dire lorsqu’elle craint de ne pas pouvoir symboliser plus loin sa compréhension de son histoire), Françoise est envahie de la crainte et de la honte que son milieu « ne la rattrape », et que les mots de ses parents ne se mettent à parler en elle. Mais, après plusieurs années de psychothérapie, il apparaît finalement que la honte la plus forte de Françoise n’a pas encore été abordée par elle. Bien plus que de la façon d’être et de parler de ses parents, Françoise a honte de la façon dont elle a été maltraitée par sa mère. Elle se souvient par exemple que celle-ci la laissait pleurer, enfant, alors qu’elle avait uriné dans son lit, et qu’elle était à côté d’elle. Plus que ce fait lui-même, c’est le plaisir trouble que sa mère a pu ainsi prendre à laisser hurler sa fille et même parfois à l’insulter grossièrement qui est la cause principale de la honte de Françoise. Et si certaines manières « crues » de parler de ses parents sont si insupportables à Françoise, c’est d’abord parce qu’elles lui rappellent inconsciemment cette situation en témoignant de la même jouissance trouble à dégrader ce qu’elles désignent. Ainsi la honte principale de Françoise, face à la manière de parler et d’être de ses parents, ne résulte pas principalement de « l’enracinement populaire » dont ces manières témoignent. Elle provient plutôt de la façon dont leurs mots et leurs expressions évoquent une jouissance à détruire ou à humilier dont elle a été la victime par d’autres aspects. Un peu de la même façon que, pour Céline, l’insistance de sa mère à la faire se déshabiller entièrement réveillait l’angoisse et l’humiliation d’une proximité corporelle trop forte que sa mère lui avait imposée dans d’autres circonstances.
Ainsi les carences symboliques des parents perturbent gravement les possibilités de symbolisation de l’enfant, et d’autant plus qu’elles se combinent à des carences affectives graves dont l’enfant a eu à souffrir sans pouvoir les comprendre. De telles carences conflictualisent gravement les possibilités d’insertion de l’enfant : par les blessures narcissiques qu’elles ont provoquées (sans pour autant qu’en subsiste le souvenir conscient), et par la difficulté de préserver une continuité symbolique avec les parents au-delà des changements, en particulier des changements d’appartenance sociale. La carence symbolique du monde parental exclut en effet l’existence de repères transmissibles, sauf à travers la possession d’objets ou bien la reproduction stéréotypée d’habitudes ou de tics empruntés. Ces carences symboliques, qui aggravent et dramatisent les carences affectives, ne sont pas l’apanage des couches sociales pauvres. Il existe des pauvres ayant une solide tradition culturelle. Il existe, à l’inverse, comme nous l’avons vu à propos des secrets, des familles aisées porteuses de carences symboliques graves. Quoiqu’il en soit, bien souvent, la honte des origines se révèle être liée à une pathologie familiale organisée autour de carences parentales autant affectives que symboliques, génératrices de confusion et d’humiliation, et dont l’enfant a été la victime privilégiée. De telles perturbations sont volontiers rapportées par l’enfant qui « s’en sort » à l’origine sociale défavorable de ses parents. Il évite ainsi un travail psychique pénible sur sa propre histoire. Mais, en contrepartie, il se prive de la possibilité de pouvoir s’en dégager totalement.