L'ENFANT SOUS INFLUENCE : LA VIOLENCE FAMILIALE ET LA HONTE
Si la prise en charge psychothérapique de patients ayant vécu la torture ou l’enfermement concentrationnaire est rare, la honte liée à des situations de violence psychique est au contraire extrêmement courante. Il s’agit le plus souvent de patients qui, enfants, ont vécu des traumatismes graves ou répétés, ces traumatismes ayant agi sur leur personnalité de la même façon qu’une torture, quoique bien entendu à un degré moindre, par un démantèlement des repères du monde environnant et par la destruction des capacités contenantes du moi.
La famille est le premier support à la constitution du psychisme humain individuel. Le psychisme de chacun prend ses racines tout autant dans le fonctionnement de l’appareil psychique groupai familial que dans le fonctionnement psychique de chacun de ses parents. Nous avons vu en particulier que le moi de l’enfant se développe non seulement en symbiose avec la mère, mais qu’il s’étaye sur le fonctionnement psychique partagé du groupe familial. De façon générale, la fonction de cet appareil psychique familial est triple : il assure la contenance et la régulation des excitations, tant d’origine interne (c’est à dire provenant des pulsions de l’enfant) que d’origine externe ; l’établissement de limites organisées à travers la constitution des instances psychiques ; et une fonction symboligène, qui complète les précédentes. Cet étayage comporte en contrepartie le risque d’une exclusion du groupe. Et la menace que ce risque fait courir aux divers membres du groupe fait que les défenses mises en jeu par chacun ne dépendent pas seulement du sujet lui-même, mais aussi des orientations particulières que lui impose le groupe. C’est le caractère « intersubjectif » des défenses psychiques, qui vient nuancer, compléter, et parfois prendre totalement la place des défenses subjectivement déterminées à partir de la dynamique psychique propre de chacun. Nous verrons combien, en cas d’existence d’un secret familial, de tels mécanismes peuvent être exacerbés. Dans tous les cas, la dynamique psychique familiale joue un rôle essentiel dans la marque de cette première emprise. Et l’enfant n’a parfois pas d’autre « choix » que d’endosser la place que lui fait le groupe familial, au risque que cette place soit marquée de honte, de peur d’en être rejeté d’une façon qui équivaudrait pour lui à n’être plus rien.
Les effets des secrets familiaux honteux sur les descendants, je m’en tiendrai ici à cinq autres aspects de cette violence familiale, quotidienne et banalisée : les attaques contre les possibilités de l’enfant de penser ses propres sentiments, qui produisent honte et confusion ; le défaut d’empathie du (des) parent(s) aux épreuves de l’enfant ; les dévalorisations narcissiques de l’enfant ; les clivages de l’instance idéale ; et le traumatisme de honte que constitue la séduction de l’enfant par l’adulte en qui il avait placé sa confiance.
La destruction des possibilités dépenser : la honte en rapport avec les atteintes de l’enfant dans ses perceptions et ses sentiments:
Nous avons vu que la honte résulte bien souvent du fait que l’individu se trouve empêché d’exprimer des sentiments normaux, tels que la colère et la révolte, face à des injustices dont il se sent partie prenante en tant que victime ou en tant que témoin. Mais il existe des situations où les sentiments mêmes ne peuvent pas être éprouvés. Un être qui, dès le ? départ, a pu réagir aux situations d’humiliation et éprouver à la fois sa : honte, sa haine et sa colère, gardera toujours la possibilité d’éprouver ces sentiments. Par contre, de même qu’une haine non éprouvée en tant : que telle peut déterminer une névrose obsessionnelle grave, une honte non éprouvée peut entraîner une souffrance psychique sévère, ou la f reproduction des humiliations subies envers autrui.
Lorsque la colère ou les sentiments d’injustice d’un enfant sont non seulement interdits d’expression, mais même exclus de son esprit (par exemple parce qu’ils sont stigmatisés comme « mauvaises pensées »), ils peuvent être refoulés ou clivés de telle façon que cet enfant perd tout souvenir non seulement des sentiments eux-mêmes, mais également des situations où il a pu les éprouver. Parfois, un parent a tellement fait siens les jugements de son propre parent sur le caractère bon et positif de ces injonctions qu’il a subies qu’il est conduit naturellement à imposer à ses propres enfants les mêmes situations de violence que celles qu’il a lui-même vécues (Miller, 1984).
D’autres fois, l’enfant doit choisir entre ses propres sentiments et l’injonction parentale intériorisée de ne pas les éprouver. Cette tension entre deux pôles la manifestation spontanée de sentiments vitaux adaptés à la situation d’un côté, et l’injonction parentale de l’autre provoque une confusion. C’est celle-ci que l’enfant apprend à ressentir comme une honte. Et cela d’autant plus si le mot est prononcé par un parent dans une formule comme : « tu devrais avoir honte ». Par exemple, une punition infligée à l’enfant sans qu’il ait la possibilité de la reconnaître comme telle, ou même de telle façon qu’il soit obligé de la reconnaître comme quelque chose de positif pour lui, produit une confusion intérieure qui va être justement ce que le parent désigne à l’enfant comme honteux. Non seulement le comportement du parent crée alors une confusion chez l’enfant, mais encore la façon dont il désigne l’enfant comme honteux ferme définitivement pour celui-ci la possibilité d’accéder à tout compréhension des causes réelles de sa confusion. La honte fonctionne alors comme un corps étranger introduit dans le psychisme de l’enfant. C’est ce que Ferenczi évoquait déjà, dans son journal clinique en date du 7 avril 1932, lorsqu’il écrivait : « les adultes font entrer de force leur volonté, et plus particulièrement des contenus psychiques de caractère déplaisant, dans la personne enfantine ». Ce corps étranger est, dans le cas de la honte mais aussi dans d’autres cas d’autant plus facilement accepté qu’il survient dans un moment de désorientation de l’enfant. Tout comme le prisonnier torturé qui accepte le système de pensée de son tortionnaire, l’enfant reçoit cette honte comme un soulagement.
Le défaut d’empathie du parent aux éprouvés de l’enfant:
Certaines formes de honte de l’enfant, puis de l’adulte qu’il devient, peuvent résulter d’un défaut d’empathie de l’un des parents, ou des deux, à ses souffrances ou à ses attentes. L’absence de réponse d’un parent face aux attitudes émotionnelles normales d’un enfant peut en effet conduire celui-ci à considérer ces attitutes émotionnelles comme déplacées et à en avoir honte.
Mirabelle
Mirabelle est une jeune femme enjouée qui a une importante vie sociale partagée entre son travail, ses enfants, son mari et leurs amis. Elle vient demander une aide parce qu’elle a l’impression de ne parvenir à se passionner pour rien. En fait, il apparaît que les comportements apparemment joyeux de Mirabelle sont vécus par elle-même comme très superficiels et sans rapport avec sa personnalité profonde. Mirabelle a appris à vivre avec ce que le psychanalyste Winnicott a appelé un « faux self ». Sa psychothérapie montrera que ce « faux self » s’est bâti à partir de la honte que Mirabelle a éprouvée, enfant, pour ses sentiments vrais. En effet, Mirabelle se souvient peu à peu aidée d’ailleurs en cela par ses enfants qui lui posent de nombreuses questions sur ses attitudes avec eux que, enfant, sa mère faisait souvent peu de cas de ce qu’elle disait. La mère de Mirabelle, repliée sur elle-même, souvent perdue dans ses rêves ou accaparée par son travail, ne répondait pas, ou à côté, aux questions et aux réflexions de sa fille. Celle-ci en avait alors déduit que ses questions et ses réflexions étaient déplacées, et avait installé en elle un sentiment durable de honte concernant ses sentiments et ses réactions spontanées. Ce sentiment de honte s’accompagnait de l’angoisse d’être rejetée si elle exprimait ce qu’elle éprouvait, et rendait impossible l’expression de sentiments aussi divers que l’affection, la joie ou la colère. Ainsi s’était constitué précocement, chez Mirabelle, un registre de communication emprunté, fait d’insouciance et de légèreté, qu’elle vivait elle-même comme superficiel, mais dont elle ne parvenait pas à se départir à cause de l’angoisse de honte et d’exclusion qui accompagnait l’émergence de ses sentiments vitaux. Et c’est seulement après avoir éprouvé, dans le transfert, la justesse de ces sentiments et l’absence de risque d’exclusion consécutif à leur expression, que Mirabelle put commencer à s’installer dans un autre registre de communication où elle se sente, enfin, présente à elle-même.
Patricia
Patricia, âgée de près de quarante ans, est venue me voir pour un malaise mal définissable et une mésentente conjugale. Ce qui me frappe le plus avec elle, c’est le détachement avec lequel elle parle d’elle-même et de son histoire. Ce détachement est tel qu’il me donne parfois l’impression que Patricia n’est pas allongée sur le divan, mais qu’elle «flotte» légèrement au-dessus de lui. Le travail me semble avancer lentement, et j’ai parfois beaucoup de peine à m’y repérer. Après une année de psychothérapie, Patricia, qui est psychologue, postule à un nouveau travail où elle est recrutée. Elle est extrêmement heureuse de cette situation, mais, après beaucoup de difficultés, parvient à m’exposer une source importante de trouble pour elle : quand elle a appris son succès elle s’est sentie envahie d’une grande joie,… et d’une grande honte ! Ce honte ne peut pas être rapportée à une promotion sociale qu’elle pourrait vivre comme une rupture avec un milieu familial défavorisé. En effet, parents de Patricia avaient tous deux une profession socialement mieux considérée et mieux rétribuée que celle à laquelle elle-même vient d’accéder. Cette honte ne porte d’ailleurs pas sur la transformation objective sa situation que représente cette promotion, mais sur l’enthousiasme qui l’a accompagnée. Nous découvrons peu à peu, à partir de cette situation que l’enthousiasme, chez Patricia, est marqué de honte. En effet, elle se remémore peu à peu l’attitude distante et glacée que prenait sa mère face à toutes ses manifestations d’enthousiasme lorsqu’elle était enfant Cette attitude maternelle l’a conduite à une représentation d’elle-même comme un singe grimaçant toutes les fois où elle éprouve des émotion inhabituelles. Dans de tels cas, on s’aperçoit souvent que les parents ont adopté de tels comportements d’extinction sous l’effet de la honte qu’il éprouvaient eux-même vis-à-vis de leurs propres réactions affectives dépressives qu’ils jugeaient « déplacées » ; mais aussi parfois à cause de la menace que faisait courir à leur psychisme toute réaction émotive forte.