Le travail : Evolution et enjeux actuels pour la psychologie du travail
Evolution socio-économiques
Le développement du capitalisme financier et la dématérialisation des échanges ont eu des conséquences importantes sur le travail à travers de nombreux bouleversements des organisations (fusions et acquisitions) et un certain affaiblissement des États dans les possibilités de réguler les activités économiques.
La mondialisation des échanges existe depuis longtemps mais les déplacements d’argent et de produits ont été grandement facilités par les nouvelles technologies et l’informatique, permettant à de nombreux pays de participer à ce développement économique qui n’est plus réservé à quelques puissances dominantes. En Europe, par exemple, on observe une tendance assez générale à la dérégulation et à l’ouverture des frontières tout en ayant un certain nombre de règles sur la sécurité, l’hygiène, qui sont développées à travers des directives européennes que doivent ensuite appliquer les États.
Les fonds de pension, c’est-à-dire l’argent placé par les salariés pour préparer leurs retraites, en particulier les salariés américains, représentent des sommes très importantes, investies dans des entreprises dans l’espoir d’une très forte rentabilité, tout en étant très mobiles. Ce système de capitalisation conduit à une logique où le bien-être des salariés devient une préoccupation très lointaine face à la nécessité d’obtenir 12 à 15 % de retour sur les investissements dans des délais très courts. Les résultats d’une entreprise américaine cotée en bourse sont ainsi examinés tous les trois mois, ce qui est une échelle de temps sans rapport avec les temporalités dans lesquelles les salariés vivent (carrières, formation, apprentissage, mise en place d’un investissement technique lourd, d’une réorganisation, etc.).
Sur beaucoup de marchés, la compétition se fait par la différenciation des produits ou des services. Quand un marché est saturé, c’est-à-dire que la grande majorité des consommateurs est équipée, le renouvellement des produits se joue sur le prix et sur les différences, les fonctions supplémentaires offertes par telle ou telle marque. À l’intérieur des entreprises, c’est un changement de l’organisation du travail, car il n’est plus possible de prévoir et de mettre en place une organisation stable pendant plusieurs années. De nouveaux projets doivent être développés régulièrement et rapidement, demandant flexibilité et adaptation aux salariés.
On observe également que dans le monde économique les connaissances deviennent stratégiques. Elles sont aussi de la marchandise et sont à la source de la valeur ajoutée de beaucoup d’entreprises lorsque leurs concurrents n’ont pas ces connaissances. Le knowledge management s’est développé pour essayer de mieux gérer, capitaliser, partager (à l’intérieur de l’organisation) les connaissances possédées et construites par les salariés.
Evolutions techniques
L’idée que l’automatisation remplacerait complètement le travail humain a fait long feu. Créer une « usine bouton », fonctionnant sans intervention humaine, supposerait en effet un investissement financier considérable pour produire toujours la même chose. La tendance est plutôt à la souplesse à partir d’une automatisation limitée aux parties les plus stables du processus de production. Les machines automatiques doivent être paramétrables, programmables pour permettre le renouvellement des gammes de produits. En conséquence, l’activité humaine reste essentielle pour concevoir ces machines, les paramétrer, les réparer, les changer, etc. Cependant, il est vrai que, du coup, les postes les moins qualifiés peuvent être concernés, disparaître ou être sous-traités et délocalisés, tandis que les emplois les plus qualifiés deviennent essentiels. On comprend ainsi les différences de fonctionnement de certains marchés du travail : ingénieurs et techmciens très recherchés d’un côté par les employeurs, ouvriers spécialisés ayant du mal à trouver un emploi de l’autre côté.
Le développement de la micro-informatique et des réseaux informatiques à partir des années 1980 est sans conteste un bouleversement pour le monde du travail que ce soit dans l’industrie ou dans les activités de service. Dans le monde ouvrier, l’écran a remplacé les manettes. Les tâches administratives de classement ont fait place à la gestion de bases de données. Les tables à dessin ont laissé la place aux logiciels graphiques. Ces développements ont permis d’accompagner et ont facilité les transformations des organisations du travail. Le « juste à temps » évoqué précédemment est plus facilement mis en place quand les fournisseurs des entreprises connaissent « en temps réel », par une liaison informatique, l’état des stocks de leurs clients et peuvent donc eux- mêmes décider d’une nouvelle livraison. La logistique, c’est-à-dire l’organisation et la gestion des stocks de produits et leur distribution, est devenue une fonction essentielle dans beaucoup d’entreprises industrielles, conduisant au développement des transports en petites quantités, dans de petits véhicules, qui livrent quotidiennement les pièces « juste » nécessaires.
Alors que l’effort pour obtenir des gains de productivité a longtemps porté sur la rationalisation du travail ouvrier, les outils technologiques actuels permettent également de rationaliser l’ensemble du fonctionnement de l’entreprise en facilitant la circulation d’informations et la coordination entre les différentes parties qui les composent. On rationalisait le travail, on peut maintenant rationaliser l’organisation. Et cela, sans que cette dernière soit nécessairement localisée à un endroit précis dans toutes ses composantes.
Evolutions socio-organisationnelles
Derrière les transformations économiques et technologiques se cachent aussi des transformations organisationnelles, moins visibles du grand public mais que connaissent bien les salariés pour les vivre au quotidien. On peut noter en particulier les innovations organisationnelles suivantes :
– Le travail en flux tendus : de manière à éliminer les stocks, à ne fabriquer que ce qui est nécessaire et à servir les clients au plus vite, tout le monde doit travailler en pensant à ceux qui sont en amont et ceux qui sont en aval. Pour pouvoir faire son travail, un salarié a besoin que celui du poste d’à côté ait terminé le sien, ce qui crée une relation de
co-dépendance. D’une certaine façon, les ordres et les contraintes de délai ne viennent plus du haut de la hiérarchie mais du collègue de travail par cette chaîne de co-dépendances qui part des demandes de la clientèle.
La flexibilité organisationnelle prend plusieurs formes qui visent à rendre très « souple » l’organisation afin qu’elle s’adapte rapidement aux fluctuations du marché, au renouvellement des gammes de produits. Pour lancer un nouveau projet on met en place une organisation spécifique qui n’existera que pendant la durée du lancement. Pour ajuster au mieux la force de travail aux besoins de l’organisation en activités, c’est aussi l’emploi qui devient flexible : intérim, contrats à durée déterminée, portage salarial, sous-traitance. De manière plus qualitative, se développe aussi une flexibilité reposant sur la polyvalence des salariés : après avoir longtemps spécialisé les travailleurs sur des tâches élémentaires, il devient nécessaire d’avoir des compétences plus larges, d’être capable de changer rapidement de tâches voire de changer de métier.
Les politiques de qualité ([total quality management, certifications ISO 9000) ont pour objectif non pas de faire du travail de bonne qualité mais plutôt de maîtriser ce qui est fait, d’essayer de régulariser et de fiabiliser le processus de production à l’intérieur d’un cadre et d’objectifs liés aux clients. Les politiques qualité ont ainsi souvent été mal comprises par les salariés : la recherche d’une meilleure qualité du travail, des produits ou des services est trop coûteuse. Le client industriel ne cherche pas non plus une qualité trop élevée des composants fournis, sinon ses produits auraient une durée de vie excessive, ce qui supprimerait son marché si les consommateurs n’avaient pas besoin de renouveler leurs achats. Le niveau de qualité à atteindre correspond en fait à la durée des garanties qui accompagnent les produits. Pour les salariés ces politiques qualité impliquent cependant des prescriptions et des contraintes très fortes. Prescriptions qui s’ajoutent à celles relatives aux délais, à la sécurité, à la gestion, etc.
Conséquences pour le travail
Les différentes évolutions que nous venons d’évoquer touchent les travailleurs, en tout ou partie sur plusieurs points.
On obtient ainsi des situations paradoxales qui combinent « sur-travail » et « sous-emploi ». Le sur-travail concerne ceux des salariés qui ont un emploi et doivent travailler plus intensément encore. Le sous-emploi, lui, coexiste pour les travailleurs en situation précaire, à la périphérie du monde du travail, dont l’emploi a disparu (automatisation) ou a été délocalisé.
La difficile prévisibilité du travail à effectuer sur le long terme a conduit à modifier les prescriptions en favorisant une autonomie dans la manière de travailler mais cela sous de fortes contraintes (délais, normes, résultats). Ainsi, la généralisation de l’évaluation individuelle et de la gestion par objectifs pourrait se résumer dans une phrase de ce genre : « l’objectif de l’année prochaine est : plus 20 %, débrouillez-vous pour l’atteindre ! ».
Les acteurs sociaux et en particulier les représentants des salariés mais aussi le personnel politique semblent fortement affaiblis par rapport à des pouvoirs économiques qui ont une mobilité internationale très forte. Le niveau de chômage et de précarité des emplois rend difficile la mobilisation des travailleurs pour faire respecter ou améliorer leurs conditions de travail et d’emploi. Le nombre de syndiqués diminue ainsi dans les pays occidentaux (moins de 8 % en France). Les avancées en ce qui concerne la qualité de vie au travail sont parfois plus facilement le fait des consommateurs ou d’ONG (à travers la demande en « produits équitables », par exemple) que des salariés eux- mêmes.
La coordination sous forme de « groupes projet » conduit de nombreux salariés à des modes de collaboration nouveaux où la compréhension des enjeux, du langage, des manières de travailler des autres métiers devient capitale. Les organisations très hiérarchisées, avec de nombreux niveaux et des fonctions bien distinctes, laissent la place à des formes matricielles, transversales, qui permettent des gains importants de productivité. Mais ces dernières posent de nombreuses questions quant aux parcours de carrière des salariés, à la multiplication des responsables évaluateurs et aux compétences à dévelop- per pour assurer la réussite de ces projets temporaires qui ne facilitent pas la constitution de collectifs de travail durables.
En partant d’une idée pour le moins raisonnable : faire en sorte que les décisions soient prises à l’endroit pertinent, on demande aux employés plus de responsabilisation (« empowerment »). L’enjeu psychologique est important non seulement parce qu’il est plus difficile d’assumer ses choix que de s’en remettre à des décisions de la hiérarchie mais surtout parce que les moyens (compétences, équipements, temps, etc.) ne sont pas toujours à la hauteur des actions attendues. Mal conduite, une politique « d’empowerment » peut évidemment être une source abondante de stress.
Une caractéristique des formes actuelles de travail a été mise en évidence dans les recherches de Zarifian (1998) à travers l’idée que le travail consiste de plus en plus à faire face à des événements, des aléas plutôt que d’appliquer des procédures et méthodes bien définies et stables. Les changements constants des organisations de travail, les transformations rapides des marchés, des produits créent des situations où l’essentiel de l’intelligence des salariés est mobilisé sur le traitement et l’adaptation à l’inattendu, le non répé- table. Cela peut d’ailleurs créer des mouvements où l’engagement des personnes dans leur travail va être de plus en plus mesuré : à quoi sert de s’investir dans une nouvelle organisation qui risque d’être encore changée six mois plus tard. Le « modèle de la compétence » accompagne cette évolution du travail en rendant caduques les anciennes « qualifications ». La compétence, c’est-à-dire les savoirs et savoir-faire effectivement mis en œuvre par les salariés dans leur activité, est devenue un notion clé même si elle est souvent délicate à définir, observer ou mesurer. Les entreprises mettent ainsi l’accent sur la « gestion » de ces compétences, le salarié est évalué et payé en fonction des compétences qu’il utilise dans son poste (individualisation, salaire « au mérite ») et non plus par rapport à un statut acquis à partir d’une qualification professionnelle générale et socialement reconnue. Le travail des cadres est très significatif à cet égard : des postes très mal définis mais des missions, des objectifs dont la réalisation est évaluée chaque année.
Le développement des systèmes d’information a permis dans certains cas de décentraliser les décisions, de les partager ou de les construire collectivement de manière plus rapide. Cette décision distribuée va cependant de pair
avec l’obligation de rendre des comptes (« reporting ») à tous les niveaux et d’afficher les résultats obtenus par les individus et les collectifs. Cette transparence partielle sur l’atteinte des résultats, mais pas sur les conditions qui ont permis ou pas de les atteindre, favorise bien sûr une compétition interne, parfois stimulante, souvent humiliante.
L’accroissement des activités de service, à côté mais aussi au sein des activités industrielles plus classiques (service après-vente, maintenance, formation, etc.) montre aussi certaines conséquences importantes sur le travail.
La diversification des besoins de la clientèle, la recherche d’une segmentation des services offerts en fonction des particularités de tel ou tel groupe de clients, participent également d’une évolution du travail comme gestion des aléas, de l’inattendu. Cela en même temps que des services simples, « standards » sont automatisés et font l’objet d’une rationalisation digne du monde industriel. Un exemple typique est celui des banques. Ce qui est standard c’est, par exemple, de retirer de l’argent liquide : on laisse ainsi le client s’en occuper à l’aide d’un guichet automatique. Les salariés de la banque vont recentrer leurs activités sur l’accompagnement personnalisé du client pour lui proposer des conseils financiers. Les employés de banque ont ainsi dû développer leurs compétences pour vendre des produits financiers de plus en plus complexes. Beaucoup d’emplois très spécialisés (traitement manuel des chèques par exemple) ont ainsi disparu au profit d’emplois plus qualifiés. Comme dans l’industrie, on retrouve aussi une recherche de qualité, de fiabilité, d’homogénéité de la prestation, de rapidité de réponse et de standardisation des interactions. Le SBAM : « sourire- bonjour-au revoir-merci » des hôtesses de caisse dans la grande distribution est devenu le prototype de la rationalisation de la relation de service. Des sociétés de conseil, des organismes de formation, des voyagistes, etc. ont également choisi d’obtenir les mêmes types de certification qualité (« ISO 9000 ») que l’on trouve dans l’industrie.
Dans les services publics, sont observés aussi des phénomènes de stress, d’épuisement professionnel, de pression temporelle accrue, de contrôle des prestations par informatique (ou vidéo) et d’agressivité et violence dans certaines activités. Les personnes ayant des difficultés économiques et sociales manifestent parfois leur agressivité vis-à-vis de l’État auprès des salariés qui le représente de fait, même si ces salariés sont à leur service (pompier, police, agents, etc.) – Il y a des activités de service importantes en sous effectifs comme dans le monde hospitalier. Le manque d’infirmières conduit à demander à des aides soignantes de faire certaines de leurs tâches (« glissement de tâches »). Ces responsabilités très importantes vis-à-vis des malades, alors qu’elles n’ont pas forcément les compétences et la formation constituent un facteur de stress. La garantie d’emploi dont bénéficie les fonctionnaires et le fait que les organisations publiques ne sont pas soumises à la même compétition que les entreprises privées n’empêchent pas que les salariés de ce secteur vivent aussi des réorganisations, des changements dans leur travail aussi importants que dans le privé.
Le monde du travail est un élément essentiel de notre vie sociale. C’est un monde où les « révolutions » sont parfois plus rapides et puissantes que celles du monde politique. Il convient de mieux comprendre les rapports humains qui se jouent dans ce monde.