La reconstruction transgénérationnelle de la honte
Il est fréquent que les patients obscurément porteurs du secret honteux d’un autre s’engagent, au cours de leur psychanalyse, dans la tentative d’une reconstruction de leur histoire familiale. Au lieu de viser une compréhension toujours plus fine de leurs propres déterminations mentales et des tenants et aboutissants de leurs difficultés, ces patients semblent privilégier, dans leur effort de symbolisation, la mise à jour des difficultés de leurs parents, voire de leurs grands-parents… Une telle attitude risque bien souvent d’apparaître, aux yeux du psychanalyste, comme une défense ! D’autant plus que c’est souvent lorsque psychanalyste et patient ont acquis ensemble la conviction que celui-ci était condamné à se heurter à l’incompréhension de ses ascendants qu’il s’investit dans la tentative d’en comprendre les mystères. De plus, cet effort de reconstruction s’accompagne volontiers d’une attitude compréhensive à l’égard des parents, voire d’une attitude psychothérapique vis-à-vis d’eux, cela aussi pouvant apparaître aux yeux du psychanalyste comme une forme de défense contre le déroulement du processus analytique.
Or une telle attitude, lorsqu’elle se développe chez un patient, correspond bien souvent à sa tentative de comprendre le sens de certains silences, d’attitudes mystérieuses ou d’omissions parentales. Et l’essai de reconstruction de l’histoire familiale en analyse est bien souvent à prendre comme le signe qu’une telle reconstruction s’est heurtée, dans la famille même du patient, à la honte d’un parent. C’est de cette honte qu’il a souvent d’ailleurs faite sienne que le patient tente, en analyse, de se libérer. Cette honte jamais formulée, l’enfant l’a, en effet, perçue à travers de multiples manifestations verbales et non verbales dans les communications de l’adulte qui en était le porteur. Et il l’a placée à l’intérieur de lui-même de telle façon qu’il est devenu le dépositaire d’un sentiment étranger à son propre moi. C’est ainsi, le plus souvent, autour de la honte et de ses avatars que s’organise le lien secret destiné à assurer de la fidélité à un secret familial. Il en résulte souvent que les individus marqués à leur insu par le secret honteux d’un autre sont condamnés à osciller d’une interrogation continue et sans solution (et pour cause) sur leur propre histoire familiale, à une adhésion inconditionnelle à une autorité parentale de substitution : famille religieuse, idéologique ou politique. Et ils se font fréquemment, dans de telles familles de substitution, les élèves zélés de la reproduction des paroles du (ou des) maître(s), tant la crainte d’être confrontés au risque d’un rejet et à la honte qui s’ensuivrait est grande pour eux !
Si les périodes d’exploration et de mise en cause de l’imaginaire familial sont acceptées et accompagnées par le psychanalyste, il en résulte un renforcement du sentiment de sécurité interne du patient et, à terme, l’enrichissement de ses capacités de symbolisation de sa propre histoire. En effet, que de tels patients puissent penser quelque chose de leur histoire familiale, en dépit et même contre l’interdiction familiale d’en penser quoi que soit, est déjà une grande victoire contre les forces d’oubli et de mort. Qu’on ne leur demande pas, en outre et d’emblée, de penser juste ! Leur effort d’élaboration est d’abord structurant en soi, indépendamment de son contenu. D’ailleurs, celui-ci est fréquemment transitoire et remodelé au fur et à mesure des réflexions du patient.
Quant aux tentatives de reconstruction des situations traumatiques éventuellement vécues par les parents, elles sont, bien entendu, de l’ordre du mythe plutôt que de celui de la réalité historique. Mais n’est-ce pas justement au mythe que l’absence d’une symbolisation parentale préexistante condamne ces patients ? Il est important de comprendre que ces reconstructions ne sont pourtant pas de l’ordre de la fantasmatique personnelle et qu’elles n’ont rien à voir avec le « roman familial » freudien. Elles sont la tentative de symboliser les informations éparses et parfois mystérieuses glanées ici ou là dans leur famille. Il serait catastrophique que le psychanalyste pense que « ces histoires » sont bâties à partir des désirs refoulés du patient et, en particulier, de ses fantasmes sadiques ! C’est en effet par leur caractère de « choses imaginées » que les différentes tentatives de symbolisation du patient dans son milieu d’origine ont été annulées par l’entourage qui n’en voulait rien savoir.
Si le psychanalyste ne valorise pas ce moment du travail de son patient en essayant d’en comprendre le caractère indispensable ou si, pire encore, il lui renvoie qu’il s’agit de ses « fantasmes » il y a tout lieu de craindre que la psychanalyse ne s’interrompe ou s’engage vers une idéalisation du processus analytique. De tels patients peuvent alors basculer brutalement d’une attitude oppositionnelle ou sceptique vers une adhésion sans réserve à la cause analytique. Leurs préoccupations relatives à la « filiation symbolique » prennent peu à peu la place de celles relatives à leur filiation réelle.
Le patient semble alors prendre son parti des manques qui ont jalonné son enfance. Il porte son intérêt sur le déroulement du processus analytique et c’est ce qui se passe pendant les séances qui devient l’objet privilégié de son attention. Le désir de devenir analyste correspond au souhait de sceller le refoulement familial pour s’engager dans une famille de substitution. Il y a tout lieu de craindre alors la constitution rapide de ce que j’appellerai un « faux self de filiation », caractérisé par la soumission à la hiérarchie instituée (avec ses grades d’analystes « habilités », « inscrits », « autorisés », etc.) et par la dramatisation des enjeux transférentiels qui lui sont liés : les psychanalystes désignés comme « parents » (« parents symboliques », cela va sans dire, mais « parents » tout de même…) ; l’adoption d’une langue de bois ; le rejet des nouveautés théoriques qui contiennent le risque de remettre en cause tel ou tel dogme, etc. Ces comportements sont d’autant plus facilement adoptés par de jeunes analystes qu’ils sont bien plus fréquents qu’on ne le pense et encouragés peu ou prou par tous les groupes ! Il est vrai que ce sont de tels comportements qui nourrissent le quotidien des institutions analytiques, à commencer par l’encouragement, pas toujours tacite, de certains analystes, pour faire adhérer leurs patients à ce qu’ils nomment la « cause ».
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