LA HONTE COMPLEXE : LE HÉROS DU « SOUS-SOL » DE DOSTOÏEVSKI
Le héros de la nouvelle de Dostoïevski (1864) intitulée « Le sous-sol » se présente comme habité par la nécessité de se placer lui-même et avec une habileté consommée dans des situations honteuses. Surtout, comme nous le verrons, il parvient à tirer de celles-ci une volupté trouble. Comme si Dostoïevski, dans cette nouvelle, s’était employé à illustrer cette phrase des Possédés (1811) : Toutes les fois où je me suis trouvé au cours de mon existence dans une situation particulièrement honteuse, excessivement humiliante, vilaine, et par dessus tout ridicule, celle-ci a toujours excité en moi, en même temps qu’une colère sans bornes, une incroyable volupté.
Alors qu’il souffre de se sentir mal habillé, le héros du «Sous-sol» choisit par exemple d’aller se promener, les jours de fête, sur le boulevard où passent les personnages les plus importants de la ville.
Pareil à un insecte, je me glissais de la façon la plus odieuse entre les passants, cédant continuellement le chemin aux généraux, aux officiers de la garde, aux hussards, aux belles dames. Je ressentais de véritables spasmes au cœur et des frissons dans le dos rien qu’à l’idée de la misère de mes vêtements, de l’aspect bas et vulgaire que devait avoir ma petite personne agitée. [Et, plus loin :] Je buvais mon amertume […] je goûtais une volupté très réelle.
Mais au plus profond de son humiliation, ce personnage clame sa supériorité absolue : « Il est interdit à l’homme ordinaire de se plonger dans la boue ; mais le héros, lui, est situé si haut qu’il ne pourra jamais se salir complètement ; donc je peux me vautrer dans la boue. »
Cette supériorité que le héros du « Sous-sol » s’attribue à lui-même justifie d’ailleurs à ses propos yeux qu’il puisse être celui qui humilie plutôt que celui qui est humilié. Cela arrive une fois :
Une fois, pourtant, j’eus un ami. Mais j’étais déjà un despote dans l’âme. Je prétendais dominer entièrement son esprit, je voulais lui insufler le mépris envers son entourage, j’exigeais de lui qu’il brisât définitivement et fièrement avec son milieu. Mon amitié passionnée l’épouvanta ; je le troublai jusqu’aux larmes, jusqu’aux convulsions. C’était une âme naïve et généreuse. Mais dès qu’il se fut donné à moi tout entier, je le détestai et je le repoussai.
Comment ne pas voir, dans cette rage mise à soumettre son ami, la revanche de ses propres blessures d’enfant ? Celles qu’il a vécues avec des camarades de classe dont il dit qu’il a dû se « débarrasser de leurs moqueries » (ibid.), mais aussi celles que lui ont imposées, plus jeune, ses parents lorsqu’ils l’ont «abandonné» dans un collège lointain. «J’avais été abandonné dans cette école par des parents éloignés, dont je dépendais, et que, depuis, je n’ai plus revus». Qui sont ces parents éloignés ? Pourquoi leur a-t-il été confié ? Que sont devenus ses père et mère ? Est-il orphelin ? Nous n’en savons rien. Quant à ce qui a pu précéder cet «abandon», l’auteur nous le fait imaginer par une seule phrase, mais combien éloquente ! «J’y entrai, déjà hébété par leurs reproches, déjà rêveur, silencieux, jetant autour de moi des regards sauvages». (Souligné par nous).
Cet enfant terrorisé, qui se qualifie lui-même de « déshabité de la vie réelle », attire rapidement les moqueries et les vexations de ses camarades, comme dans une répétition de la relation qu’il a précédemment vécue avec ses parents. Ainsi se renferme-t-il dans un « orgueil craintif, blessé et incommensurable », qui l’amène tout naturellement « à se considérer comme très supérieur à eux ».
C’est également pourquoi, plus tard, confronté à l’indifférence des inconnus, il imagine que le mépris est la seule explication possible à leur attitude. On me considérait évidemment comme quelqu’un de tout à fait insignifiant, comme une mouche. On ne me traitait pas ainsi, même à l’école, où, pourtant, j’étais détesté. Je comprenais d’ailleurs qu’ils devaient me mépriser.
De telles convictions sont évidemment le témoin ineffaçable des humiliations vécues dans l’enfance. Mais elles témoignent également de la solitude terrible où l’enfant a dû être plongé pour préférer la haine à l’indifférence, et imaginer la première derrière la seconde, ainsi que de sa propre haine rentrée, étouffée, clivée et partiellement retournée contre lui-même. Ou, plus précisément, pour le héros du « Sous-sol », la haine n’est pas sans être éprouvée. Mais parce qu’il a vécu une fois « qu’il n’y a personne contre qui pouvoir se révolter », il a posé qu’« il n’y aura jamais personne ».
La particularité qui fait de la honte un sentiment «social», impliquant toujours un tiers et à ce titre différente de la culpabilité apparaît avec évidence ici : alors que la culpabilité efface la haine en la retournant contre le sujet lui-même, la honte n’opère pas forcément ce retournement. Le héros du « Sous-sol » recherche compulsivement ceux qu’il hait pour s’humilier devant eux au moins à ses propres yeux, car il peut arriver que personne ne fasse attention à lui. Cette haine n’est d’ailleurs pas dirigée contre ceux qui auraient manifesté de l’agressivité à son égard. Que le héros élise un objet, et l’indifférence de celui-ci lui devient une blessure insupportable. Le caractère tragique d’un tel comportement culmine dans l’épisode où le héros tente de contraindre un officier à le remarquer seulement, alors que celui-ci le traite, au hasard de leurs rencontres, avec une indifférence tout à fait à propos puisqu’ils ne se connaissent pas. Les efforts désespérés du héros pour se faire remarquer, c’est-à-dire « considérer », sont significatifs des systèmes de castes en vigueur dans la Russie de cette époque, mais aussi des efforts d’un adulte à faire reconnaître sa dignité bafouée dans l’enfance.
Pourtant, cette approche en termes de narcissisme précocement blessé rend mieux compte de la tendance du héros à humilier autrui que de celle qui le pousse à rechercher lui-même de nouvelles humiliations. En effet, si les blessures d’enfance peuvent amener à se mettre en situation de les éprouver à nouveau, c’est sous la forme de conséquences accidentelles de comportements occasionnels bien plus que sous la forme de recherches compulsives. Et la tendance à la répétition avec inversion des rôles (faire subir à autrui ce qu’on a soi-même subi) est largement dominante sur la tendance à la répétition sans inversion des rôles (rechercher des situations où on souffre à nouveau de ce dont on a souffert enfant). Cette répétition avec inversion rentre en effet, comme l’avait remarqué Freud, dans la recherche d’une maîtrise active de situations vécues jusque-là dans la passivité. Or le héros de Dostoïevski, lui, n’est jamais assuré d’avoir été humilié à la hauteur de ses fautes imaginaires. C’est pourquoi son attitude qui consiste à chercher les situations honteuses, à en souffrir et à chercher tout aussi compulsivement un pardon, est particulièrement représentative de ce que j’ai évoqué plus haut d’un idéal du moi clivé. Une partie de l’idéal est tenue pour honteuse non seulement à cause de l’ambivalence des sentiments, mais aussi parce que le représentant de cette image idéale a réellement accompli des actes condamnables ; tandis que l’autre partie se comporte en accusatrice vis-à-vis de la précédente avant de céder à la culpabilité. Seules de telles oscillations entre deux fractions clivées de l’idéal peuvent rendre compte des comportements apparemment contradictoires du héros du « Sous-sol » : la recherche compulsive de l’humiliation réelle qui n’a rien à voir avec le développement de l’activité fantasmatique du sujet névrosé , suivie de la rage et de la honte qui accompagnent la réussite de ses tentatives. Lorsque le héros s’identifie à la partie déchue de son idéal (une figure paternelle ?), il cherche à éprouver une honte jamais suffisante, celle qu’il a prêtée à l’idéal coupable.
Ses auto-accusations correspondent alors à l’accusation de l’idéal en lui : « Eh bien, moi, je sais que je suis un gredin, un misérable, un paresseux, un égoïste. » A d’autres moments, il s’identifie à la partie de l’idéal qui le punit de cette pensée interdite en lui faisant honte. Ce que le héros dit dans une situation où il se sent bien à tort d’ailleurs méprisé par une femme, pourrait se retourner mot pour mot. Non pas, comme il le déclare : « j’étais furieux contre moi, mais il était évident que c’était elle qui devait en pâtir», mais au contraire : «j’étais furieux contre lui ou elle , mais il était évident que c’était moi qui devrait en pâtir ». Tout se passe comme si la figure idéale disait alors au héros ce qu’il déclare lui-même à cette femme pour laquelle il a cherché à se constituer en figure idéale : « Mais n’as-tu pas enfin compris que jamais je ne te pardonnerai de m’avoir vu dans cette robe de chambre me jeter ; comme un méchant roquet sur Apollon? ». Un écho de la chute de la figure idéale se laisse d’ailleurs entendre derrière une formule telle que : « Nous sommes des êtres mort-nés, et il y a déjà longtemps d’ailleurs que nous ne naissons plus de pères vivants. » Ainsi le fait d’atteindre son f but « goûter la volupté de la honte » ne lui accorde-t-il nul répit, Une immense rage intérieure lui gâche instantanément sa victoire, mêlée J à une honte d’un autre type. Celle d’avoir cherché et réussi ! à faire honte au représentant de l’instance idéale. C’est-à-dire non plus une honte éprouvée par identification avec une figure coupable et honteuse, mais une honte éprouvée en son nom propre pour avoir mis en cause la perfection de la figure idéale.
Nous voyons que cette approche de la honte éprouvée en soi en place d’un autre ne rend pas seulement compte des oscillations si bien dépeintes par Dostoïevski chez son héros, mais également du caractère voluptueux de la honte qu’il décrit. La volupté éprouvée est celle de rendre honteuse, à travers sa propre honte, la figure idéale que le sujet a eu l’occasion de condamner à l’intérieur de lui-même, mais de façon inavouable ; soit à la suite de situations où il a lui-même assisté à la déchéance de cette figure ; soit à la suite de situations dont il a eu connaissance par des tiers. De la même façon, des comportements qui, chez certains patients, paraissent relever de « masochisme » ou même de « jouissance de la honte » s’éclairent tout autrement lorsqu’on prend en compte la possibilité d’un clivage au sein de l’instance idéale. De façon générale, le « masochisme » ne constitue d’ailleurs pas un concept explicatif des situations où nous le croisons, mais une question sur ce qui a pu engager le sujet dans des situations masochistes. Et, s’agissant de la honte, toute tentative d’explication en terme de « masochisme » contient le risque de stigmatiser un peu plus ceux qui sont les victimes de tels clivages de l’instance idéale. Au contraire, la prise en compte de ceux-ci ouvre la porte à une écoute du fonctionnement mental qui fasse la part des différentes voix qui s’y trouvent juxtaposées.