La honte à travers les générations:Honte liée à un deuil non fait
Paul:
J’ai donné ailleurs l’exemple d’une patiente ayant refusé sans raison d’assister à l’enterrement de son mari, et qui en éprouvait une forte honte : il s’avéra finalement qu’elle avait ainsi répété une situation où c’était sa mère qui avait été empêchée d’assister à l’enterrement de ses propres parents, alors que la patiente avait six ans (Tisseron, 1990a). Cette femme avait conçu une telle honte de ne pas participer à l’enterrement de ses parents qu’elle avait caché leurs décès à sa fille, lui rendant du même coup incompréhensibles les réactions de dépression, d’angoisse, de colère et de honte qui avaient accompagné cet événement. Dans une telle circonstance, il n’est pas rare que l’enfant devenu adulte reproduise, à son insu, dans ses émotions et ses comportements, ceux qui furent le fait de son parent, et qu’une telle reproduction s’accompagne d’une honte d’autant plus vive que la victime de cette transmission l’enfant devenu adulte ne comprend pas elle-même le sens de ses propres comportements.
Dans le cas de Paul, le nœud de la honte résidait dans le décès d’un frère plus âgé prénommé Pierre. Paul n’avait pas pu en faire le deuil, en partie parce que cette disparition l’avait laissé dans un profond état de solitude et de désespoir, mais aussi parce que sa mère vivait elle-même ce deuil avec une honte très forte qui l’empêchait d’en parler. Et c’est cette honte, autant que son propre deuil impossible, que Paul traduisait dans ses symptômes.
Paul est âgé de quinze ans quand il prend rendez-vous, seul, pour une psychothérapie, mais il m’apprend dès son arrivée que c’est sous l’effet d’une forte pression de sa mère qu’il entreprend cette démarche. En outre, le symptôme qu’il présente un bégaiement assez léger ne me paraît justifier ni la forte honte de Paul, ni l’insistance que, d’après lui, sa mère mettrait à ce qu’il se fasse soigner « pour parler normalement ». Avec l’accord de Paul, j’invite cette mère à venir me voir. Elle ne viendra i jamais.
Dès le premier entretien, Paul attire mon attention sur le fait qu’il a commencé à bégayer après le décès de son père, survenu quand il avait i cinq ans. Surtout, il me fournit un autre renseignement essentiel : il ne | bégaye pas quand il parle de son grand frère Pierre décédé quelques années auparavant ! Après quelques séances consacrées à sa mère (en particulier, aux difficultés de celle-ci à son travail, dont elle lui parlait volontiers), Paul se mit à me parler d’un frère plus jeune que lui, le troisième garçon de la famille. Il me dit : « J’ai six mois de plus que mon r petit frère. » En réponse à mon étonnement, il corrige : « non, neuf mois, bien sûr », et il ajoute, pensif: « mais j’ai toujours pensé que j’avais six mois de plus… » Je lui demande alors quelle différence d’âge existait entre Pierre et lui : son frère aîné était plus âgé de six ans ! Et Paul d’ajouter aussitôt : « s’il arrivait un accident à mon petit frère, ce serait ma faute, je suis responsable de lui ». Mais qui parle, ici, et de qui ? Paul responsable de son cadet, ou bien Pierre parlant par la bouche de Paul de sa relation avec Paul ? Cette question nous introduit aux problèmes suivants : comment un être peut-il devenir, à son insu, porteur d’un mort auquel il s’identifie faute de pouvoir se trouver avec lui dans une relation de filiation symbolique ? Comment une telle situation se dénoue-t-elle, au cours d’une psychothérapie, en passant par plusieurs étapes successives pour autant, bien entendu, que le psychanalyste soit sensibilisé à l’écoute de ces problèmes ? et comment un tel travail permet-il de « positiver » une perte, c’est-à-dire de préserver les trésors cachés de la relation, même si celle-ci a été brutalement et dramatiquement interrompue ?
Alors que Paul avait mis, au début de sa psychothérapie, son bégaiement en relation avec la mort de son père, c’est le décès de son frère aîné qui va bien vite occuper ses séances. Ce frère aîné, qui s’occupait de Paul comme un père depuis le décès de celui-ci, était lui-même décédé à la suite d’une erreur thérapeutique, ayant reçu une injection de pénicilline alors qu’il était allergique à ce médicament. En fait, cette erreur pouvait apparaître aussi comme la fin tragique d’une suite de mauvais traitements. Pierre et Paul avaient en effet été placés à la campagne dans une ferme où les paysans semblaient plus se préoccuper de les faire « travailler dur » que de les éduquer. Paul avait en quelque sorte « bénéficié » de cet accident survenu à son frère, puisque c’est seulement après son décès que leur mère avait accepté l’idée des mauvais traitements dont les deux frères avaient tenté, jusque-là sans succès, de lui parler. Elle avait alors conçu de la mort de son fils aîné une très forte honte, se sentant coupable, sans aucune possibilité de réparation, non seulement de cette mort, mais aussi de tout ce que les deux frères avaient précédemment vécu de pénible dans cette famille d’accueil. Paul, âgé de neuf ans au moment du décès de son frère, avait été tenu à l’écart de l’enterrement. Il n’était jamais allé non plus se recueillir sur la tombe de Pierre. Celle-ci se trouvait en effet, maintenant, loin du domicile, et sa mère n’avait jamais réussi à l’y emmener, retardant sans cesse ce qui lui apparaissait comme une épreuve insurmontable. J’apprenais en outre que Pierre avait quinze ans au moment de son décès, c’est-à-dire justement l’âge de Paul au moment où sa mère avait insisté pour qu’il se fasse soigner ! Ainsi l’attitude de cette mère témoignait-elle d’une confusion entre les deux frères (elle craignait pour la santé de Paul au moment où il arrivait à l’âge où Pierre était décédé) ; mais aussi d’une tentative d’éviter une conséquence dramatique de cette confusion dont elle était elle-même en partie la cause, recherchant parfois son fils Pierre disparu dans son fils Paul vivant : elle envoyait Paul en psychothérapie.
Nous sommes à la douzième séance. Paul ne parvient pas à prononcer le prénom de son frère. A plusieurs reprises, il tousse au moment de le dire. Je tente alors de poser le problème de ce qui le relie encore à Pierre non pas en m’adressant à lui directement (puisqu’il est, comme nous l’avons vu, tantôt lui-même et tantôt son grand-frère décédé), mais en introduisant leurs prénoms à tous deux afin d’essayer de les différencier.
Moi : « Quand Pierre est parti, Paul avait toujours besoin de Pierre.
Lui : — Oui.
Moi : — Mais aujourd’hui, Pierre peut partir, Paul n’a plus besoin de Pierre.
Lui (avec énergie) : — Non, non, j’ai toujours besoin de lui, il ne doit pas partir. J’ai besoin de son point d’appui. Car sinon, je resterais seul avec ma mère, et elle ne me comprend pas. »
Cette protestation, on le voit, situe l’incorporation de Pierre dans le moi de Paul au niveau d’une nécessité économique consciente, et pas seulement comme un phénomène résiduel lié au passé. Mais Paul, en me confiant que sa mère ne le comprend pas, me fait soudain prendre la place que Pierre a longtemps occupée pour lui : être un point d’appui face aux difficultés, comme Pierre l’avait été tout au long de leurs années pénibles passées loin de leur mère. Cette reconnaissance ne va pas sans une certaine ambivalence de la part de Paul. S’appuyer sur quelqu’un d’autre que sur Pierre, c’est d’une certaine manière trahir celui-ci. Paul vit cette trahison avec une intense culpabilité dont la séance suivante témoigne.
Lui : « Maintenant que mon frère est mort, je ne vois plus pourquoi nous, nous restons en vie.
Moi : — Peut-être que Pierre serait content de voir que Paul est heureux. » [À ce moment-là, je ne me rends pas encore compte du transfert sur moi, ce qui explique que je n’interprète rien dans ce sens, peut-être avec raison…]
Le reste de sa séance est occupé par ses questions sur le décès de son frère.
Séance suivante (la quatorzième).
Paul : « J’ai pensé toute la nuit à mon frère. Je n’ai pas dormi. Je vois bien comment ça s’est passé pour moi, mais je ne vois pas comment i s’est passé pour lui […]. J’aimerais revoir des camarades de classe de me frère, savoir ce qu’il leur disait, ce qu’il pensait […]. Plus j’y pense, pli je m’aperçois que je ne le connaissais pas, mon frère…
Moi : — Pierre est parti trop vite pour que vous puissiez le connaître.
Lui : — Je pensais qu’il s’occuperait toujours de nous. Je ne pensais pi qu’un jour je devrais le remplacer. Il est parti plus tôt que prévu. »
Paul, dans cette séance, rapporte une véritable nuit de veillée funèbr Pour la première fois, il parle de son frère comme séparé de lui et d ses préoccupations à lui comme distinctes des siennes. C’est-à-dire qu l’incorporation cède peu à peu la place à une identification vraie. L quinzième séance marque pourtant un retour du balancier.
« Je ne crois pas qu’il soit mort […]. Ma famille, quand j’ai des difficulté ne m’aide pas. J’ai besoin de m’appuyer sur quelqu’un. Des fois, j’arriv à quelque chose que je ne croyais pas pouvoir » (sic). Je me dis qu’on m’ donné un coup de pouce. J’ai comme l’impression qu’il y a une préseno qui m’aide et qui ne peut pas m’abandonner. J’arrive à faire des choses qui je me croyais incapable. Quand j’ai une tâche difficile, je me dis que moi frère en a fait de plus dures et qu’à côté de lui, je ne suis pas grand-chose c’est comme ça que j’ai franchi différents obstacles. »
On voit comment Pierre est placé peu à peu par Paul en place d’idéa du moi. Paul dit encore : « J’aimerais acquérir certaines de ses qualités. ;
Quelques séances plus tard, est abordée par Paul la question de décès de son père, jusque-là caché par celui de son frère. Parallèlement le transfert se modifie, et Paul me met en échec dans une relation manifestement œdipienne. « Je bégaierai toujours. » Il faut en effet rappeler que le père est décédé quand Paul avait cinq ans, c’est-à-dire à l’acmé du conflit œdipien.
Je m’emploie alors à prendre contre moi l’agressivité de Paul vis-à-vis de son père et de son frère qui l’ont brutalement quitté afin de rendre leur fluidité aux échanges internes avec eux. Je parle, à la séance suivante, de la possible agressivité de Paul contre moi.
Il me répond : « Si je me suis tu à cinq ans, c’était pour ne pas donner de peine à ma mère, car je savais qu’elle en avait autant que moi. Alors j’ai essayé de partager ma peine tout seul. »
[Il m’apprend ensuite que son père est mort d’une crise cardiaque.]
Moi (en allusion à son bégaiement) : « Que de sanglots ont dû vous rester au fond de la gorge.
Lui : — On ne sait jamais, quand on dit son chagrin, si la façon dont on va se soulager le cœur ne va pas faire de la peine à la personne encore plus. »
Parce qu’un deuil peut en cacher un autre (ici le deuil du frère cachait celui du père et également la difficulté de la mère à les aborder tous deux), la décorporation par Paul de son frère mort peut alors s’effectuer. À la séance suivante, Paul qui était venu, rappelons-le, pour un bégaiement, découvre que les « mots n’ont pas de peine à sortir de sa bouche quand il sent un élan de sympathie ». Et deux semaines plus tard, il déclare : « maintenant, je travaille pour moi-même », puis, deux fois dans l’entretien : «je veux me débarrasser de ma vieille peau ». Le travail de décorporation du frère mort se poursuivra au cours des séances suivantes, par exemple par la remarque selon laquelle Pierre n’avait pas eu le temps d’apprendre (il devait travailler pour soulager ses frères), mais que Paul était heureux d’aller à l’école. Paul reconnaissait ainsi non seulement que son destin était différent de celui de son frère, mais qu’il en était heureux et non culpabilisé.
Nous en étions là après un peu moins de six mois de thérapie, lorsque Paul m’annonça que sa mère l’avait poussé à passer un concours afin que ses études soient prises en charge par l’État. Elle arguait pouvoir alors subvenir plus facilement aux besoins du frère plus jeune. Cela signifiait le départ de Paul en internat loin de Paris, l’interruption de sa thérapie avec moi et, d’une certaine façon, la mise en scène de la disparition de Pierre, puisque Paul quittait la famille au même âge… Il me fut malheureusement impossible de parler de cela avec la mère qui refusa toujours de venir me voir. Elle m’écrivit pourtant pour me remercier d’avoir fait disparaître le bégaiement de son fils. Bien que j’aie demandé à Paul de me donner de ses nouvelles, je n’en ai jamais reçues… L’objet de cette recherche étant la honte, résumons maintenant les diverses étapes successives de Paul par rapport à celle-ci.
C’est d’abord le clivage qui domine le tableau clinique : « Je sais bien qu’il est mort et pourtant je ne crois pas qu’il soit mort » Il s’accompagne de l’identification partielle du moi de Paul à l’imago incorporée de Pierre. Ce mécanisme permet, en quelque sorte, à l’objet perdu d’être artificiellement maintenu en vie dans le sujet lui-même, même si c’est i aux dépens d’une partie de sa propre personnalité. Mais, dans le cas de Paul, il s’agit également de conserver Pierre vivant pour sa mère dont r la souffrance, au décès de celui-ci, était liée à la honte et la culpabilité d’avoir accepté le placement des deux frères dans une famille où ils | avaient été aussi mal traités. Un tel clivage du moi, avec identification partielle au disparu, est fréquemment à l’origine de comportements ou de sentiments que le sujet vit comme étrangers à lui-même, avec la honte qu’une telle « dissociation » mobilise.
Ensuite, au fil de la psychothérapie, Pierre perd peu à peu ce statut d’objet perdu incorporé et acquiert pour Paul une place d’idéal du moi, elle-même condition à l’établissement d’une relation de filiation symbolique : « je vais continuer ce que mon frère a commencé », dit Paul à ce moment-là.
Enfin, Paul se rend compte, peu à peu, de son impuissance à résoudre la dépression de sa mère, et il renonce à son bégaiement qui était à la fois le signe de sa tentative de remplacer son frère et la preuve de son échec. En bégayant, ne dénonçait-il pas en effet l’impossibilité de faire en quelque sorte se répéter l’histoire ? En renonçant au bégaiement, Paul renonçait du même coup à la honte qui l’accompagnait, et qui était d’abord la honte éprouvée par sa mère au décès de son frère, honte que Paul avait placée en lui pour tenter de l’en soulager.