HONTE ET INCLUSIONS AU SEIN DU MOI
Si Imre Hermann a ouvert la voie de la recherche sur la honte comme « affect social », c’est à Nicolas Abraham et à Maria Torok (1978) qu’il appartient d’avoir continué sur ce chemin. Pour ces auteurs, en effet, la formation de l’identité implique la référence à un tiers déjà constitué susceptible de servir de médiateur au sujet dans l’éveil à ses propres désirs naissants. Et c’est dans la relation avec ce tiers que la honte peut jouer un rôle essentiel.
Nicolas Abraham et Maria Torok tiennent d’abord à se démarquer de la partie du message freudien axé sur la construction d’une théorie du développement psychique universellement valable, et en particulier de la notion de « complexe nucléaire de la névrose infantile » qui réfère les difficultés de l’existence aux expériences marquantes de la petite enfance. Pour eux, l’essentiel de l’apport de Freud tient dans le déchiffrement, derrière chaque symptôme, de la trace d’un passé conflictuel qui peut surgir à tout âge et de toutes parts. Le psychanalyste écoute les douleurs du sujet à tous les moments de son évolution. Mais, constatent ces auteurs, il existe des douleurs dont la remémoration et le récit paraissent exclus. L’analyse s’enlise alors dans des répétitions que le psychanalyste ne comprend plus. Nicolas Abraham et Maria Torok insistent sur le fait que de telles situations ne sont pas organisées autour de désirs inassouvis du patient dont la mise en mot serait bloquée par le refoulement, mais autour de situations qui se sont effectivement produites, mais dont la mise en mot est impossible du fait de la forte honte qui les a accompagnées. Cette approche leur a permis d’aborder de façon nouvelle des pathologies comme la mélancolie, certaines névroses obsessionnelles et surtout phobiques, et les névroses d’échec et de destinée. Dans de nombreux de ces cas, il existerait une situation vécue avec douleur ou honte et ayant entraîné la formation d’une « incorporation » ou d’une « crypte » au sein du moi. L’« incorporation » correspondrait à des situations où le sujet a vécu une expérience libidinale honteuse avec un objet d’amour. Cette expérience indicible serait enfermée à l’intérieur du moi du sujet, et de nombreux symptômes qu’il peut présenter seraient ceux qu’il peut imaginer à son objet d’amour perdu, à commencer par la souffrance de l’avoir perdu, lui, le sujet. Parfois, un secret liait le sujet à l’objet perdu, les protagonistes s’étant par exemple fait la promesse de ne rien révéler de ce qu’ils ont vécu. La honte interviendrait dans toutes ces situations comme moteur de l’incorporation.
Nous voyons donc que la honte envisagée par Nicolas Abraham et Maria Torok n’est pas la même que celle qu’envisageait Freud. Pour le fondateur de la psychanalyse, la honte était en effet essentiellement liée à l’économie pulsionnelle et à l’éveil de la sexualité, en particulier au fait que cet éveil se fasse par poussées successives : un désir ou une pensée peut ne pas s’être accompagné de honte sur le moment alors que leur souvenir, une fois le désir et l’interdit qui l’accompagne révélés au sujet, peut en être investi. Au contraire, pour Nicolas Abraham et Maria Torok, la honte est liée à l’incorporation d’un jugement social émis par un tiers sur le désir et son destin, dans une situation qui a effectivement eu lieu. Certaines de ces situations peuvent être liées à des incorporations surmoïques simples telles que : « tu devrais avoir honte d’avoir fait (ou de faire) cela », « tu devrais rougir », « tu devrais te cacher », etc. Mais les hontes les plus graves sont liées à des situations indicibles partagées avec un tiers et définitivement condamnées au secret par la disparition de ce tiers. Pour désigner le mécanisme qui y est mis enjeu, Nicolas Abraham et Maria Torok ont créé le concept de « refoulement conservateur » et l’ont opposé au « refoulement dynamique » décrit par Freud. Alors que les situations dans lesquelles la honte a été liée à la sexualité et au refoulement dynamique tendent à faire retour dans la conscience, les situations enterrées dans le système psychique par le refoulement conservateur sont condamnées au silence. Dans les premières, la honte peut resurgir associée aux retours du refoulé ou aux levées brusques du refoulement par lesquelles le désir interdit trompe la censure. Dans le refoulement conservateur, la honte qui a fonctionné comme moteur de la constitution de l’incorporation au sein du moi est enterrée en même temps que la situation gardée secrète. Ainsi, alors que le refoulement dynamique se définit en termes de conflit incessant entre les manifestations du désir et celles de l’interdit, le refoulement conservateur agit une fois pour toutes en confinant dans un lieu psychique secret la réalité d’un acte inavouable.
À la suite des considérations de Ferenczi dans « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », Nicolas Abraham a également précisé la façon dont une honte éprouvée par le sujet a pu être initialement celle d’un objet jouant le rôle d’idéal du moi. En effet, l’incorporation de l’objet perdu, lorsque cet objet s’est trouvé entaché de honte, permet de cacher la honte de cet objet et de le préserver comme idéal. Tel est en particulier le cas, comme nous le verrons1, lorsqu’un enfant a été victime de sévices sexuels de la part d’un adulte situé jusque-là en place d’idéal du moi. Le sujet porteur de l’incorporation annule alors les effets de la honte en adoptant des attitudes manifestement honteuses et susceptibles de le faire rejeter, tels que mauvaises conduites, apparences désagréables, etc. Par là, il coupe en quelque sorte l’herbe sous le pied à quiconque voudrait lui faire honte… ou honte à l’autre en lui. De telles attitudes honteuses détournent en effet l’objet idéal incorporé de toute flétrissure de la honte en banalisant en quelque sorte celle-ci, et surtout en l’attirant sur le sujet lui-même.
Ces considérations permettent au passage de préciser ce que remarquait Freud du mélancolique. Ce qui lui manque, notait-il en 1917, c’est la dimension de la honte : « le mélancolique s’épanche de façon importune, trouvant satisfaction à s’exposer nu ». Nous comprenons maintenant que la honte, chez le névrosé déprimé, correspond à un désarroi dans ses repères d’identité. Tandis que l’absence de honte dans la mélancolie correspond au fait que le mélancolique, dans ses auto-accusations, s’identifie totalement à l’objet qu’il a perdu. Mais, justement pour cette raison, les critiques que le mélancolique s’adresse à lui-même sont celles qu’il veut faire entendre à l’égard de l’objet perdu par lequel il s’est senti en quelque sorte trahi. Lorsque le mélancolique dit : «je m’en veux », le «je », et le « me » de sa phrase n’ont pas le même statut. Le « je » déçu du mélancolique en veut au « me » temporairement identifié avec celui qui l’a déçu et que le mélancolique a renoncé à attaquer dans la réalité pour ne pas courir le risque de le perdre davantage. Cette confusion du mélancolique entre ses intérêts propres et ceux de celui qu’il a placé en lui culminent malheureusement bien souvent dans sa propre mort : le « je » qui tue par vengeance le « moi » devenu étranger se fait disparaître lui-même. Et c’est aussi pourquoi le mélancolique « s’épanche de façon importune », autrement dit sans gêne ni honte. Il serait plus juste de dire qu’il gémit de façon éhontée, c’est-à-dire de façon qui fait honte à qui l’entend… Cette honte qu’il semble ne pas éprouver lui-même, c’est celle que le mélancolique veut inconsciemment faire retomber sur l’objet perdu coupable à ses yeux de l’avoir laissé tomber « honteusement »… mais qu’il protège en même temps en attirant la honte sur lui-même.
Enfin, la honte, en produisant des états caractérisés par l’ensevelissement psychique d’un événement indicible, produit des perturbations graves de la communication qui se transmettent aux descendants. Nicolas Abraham et Maria Torok (1976) ont en particulier montré comment les symptômes les plus étranges et les plus rebelles à l’analyse du patient de Freud désigné sous le nom de « l’homme aux loups » étaient liés à une expérience honteuse vécue par sa petite sœur avec leur père. Pour désigner de telles transmissions, ces auteurs ont créé le concept de « fantôme » qui désigne « le travail dans l’inconscient du secret inavouable d’un autre » (1978). Alors que la « crypte » désigne une situation qui relève de la honte vécue par le sujet dans une situation personnelle, le « fantôme » désigne les effets, chez une personne, de la honte d’un autre « encryptée » en même temps que la situation qui l’a produite.
Précisons encore qu’à partir de cette approche de la honte, Maria Torok 1979, 1983, 1984, 1986) poursuit une recherche autour de l’existence d’une « crypte » chez Freud, liée à un secret familial. En effet, à partir des précieuses recherches de Marianne Krüll (1983) sur la famille Freud, et en particulier sur l’arrestation de l’oncle Joseph pour trafic de fausse monnaie alors que Freud avait une dizaine d’années, Maria Torok pose un ensemble de questions concernant la création même de la psychanalyse. Pour elle, certaines oscillations théoriques de Freud, par exemple autour de la théorie de la séduction ou de la place du traumatisme, seraient liées à la honte qui a touché la famille Freud lorsqu’elle a appris l’emprisonnement de l’oncle. Cette honte aurait été d’autant plus traumatique pour le jeune Freud qu’il aurait été amené à se demander si ses deux demi-frères, alors installés en Angleterre, n’auraient pas été les faussaires responsables de la fabrication des faux billets… Il aurait pu alors se poser les questions suivantes : « mes frères sont-ils des malfaiteurs ? », « vont-ils subir le même sort que l’oncle Joseph ? », et surtout : « puis-je ou ne puis-je pas poser des questions à mes parents autour de ce problème ? » et « mes parents me disent-ils la vérité ou me mentent-ils ? ». L’originalité de Maria Torok est de ne pas rechercher une réponse à ces questions dans la réalité (savoir si les demi-frères de Freud étaient effectivement des faussaires ne l’intéresse pas), mais de poursuivre la mise au jour des effets de la honte vécue par la famille de Freud, et par Freud lui-même, à travers les aménagements que cette honte indicible a pu imposer à son œuvre.