Honte enracinée dans un événement indicible survenu à la génération précédente
Cet exemple est rapporté par Maren Ulriksen-Vignar (1989). Il concerne une patiente âgée de vingt-neuf ans qu’elle appelle Marguerite, laquelle vient d’arriver en France au moment du début de la prise en charge. Elle est née en Argentine où ses parents avaient émigré avant la guerre de 39-45. Marguerite a vécu la dictature militaire dans ce pays. Son ami, résistant politique, a été incarcéré. Elle est d’abord allée le voir tous les quinze jours, puis, après trois années, elle s’est soudain trouvée frappée par son état de déchéance physique et a renoncé à lui rendre visite.
S’appuyant sur ce qu’elle sait par ailleurs de la capacité d’organisation et de résistance des prisonniers politiques à ce moment-là, l’analyste de Marguerite pointe ce départ et cette honte extrême de sa patiente comme des symptômes témoignant d’une autre réalité que des seules conditions de détentions dont il ne s’agit pas pour autant de nier l’inhumanité ! L’angoisse et la honte de Marguerite mobilisées par les conditions de détention de son ami trouvent leurs racines dans une autre horreur et une autre honte, enfouies dans son histoire familiale : la famille de Marguerite est juive, originaire de Pologne. Ses grands-parents maternels, la grand-mère paternelle et d’autres parents ont disparu déportés en camp de concentration. Ses parents, qui ont échappé à l’Holocauste en émigrant en Argentine, ne peuvent rien dire, ni de leur passé, ni de leur enfance, ni de leurs parents. Toute représentation de l’histoire familiale leur est impossible, tant l’horreur qui les habite est encore grande, et sans doute aussi la honte et la culpabilité d’avoir survécu alors que tous leurs proches ont péri.
Ainsi, la honte éprouvée par Marguerite face à son ami emprisonné apparaît pour une part comme la répétition d’autres hontes : celle éprouvée par ses parents face à une violence sans raison qu’ils ne sont pas parvenus à symboliser ; et celle éprouvée par Marguerite elle-même, alors qu’elle était enfant, face au silence mystérieux qu’ils gardaient à propos de l’histoire familiale. C’est cette honte éprouvée par d’autres, enfouie et transmise à Marguerite, qui rend compte de l’intensité de celle qu’elle éprouve face à l’incarcération de son ami. Cette incarcération lui rappelle en effet celle vécue par ses aïeux pendant la dernière guerre, terminée par leur mort horrible. C’est ce télescopage d’une honte familiale et transgénérationnelle avec la honte actuelle de Marguerite qui donne à celle-ci son caractère excessif, angoissant et envahissant, qui la fera finalement renoncer à aller voir son ami. En effet, elle ne le reconnaît plus comme un être vivant. Son incarcération en fait pour elle un « déjà mort » et c’est dans ces conditions qu’elle émigré en France, puis qu’elle commence une psychanalyse avec une femme qui a d’ailleurs, elle aussi, fui la dictature militaire argentine. Enfin, ce délai de trois années de thérapie au bout duquel Marguerite « réalise » l’état de déchéance de son ami est également en rapport avec l’importance familiale de ce chiffre trois : après la guerre, de la famille décimée, seulement trois survivants étaient revenus ; et Marguerite était née elle-même trois ans après la fin de la guerre.
Ainsi, il peut arriver que la réalité sociale ne puisse pas rendre compte à elle seule de la honte éprouvée, parce que la honte actuelle entre en collusion avec une honte familiale Ce n’est plus le fantasme individuel qui est recoupé, et donc en quelque sorte « confirmé » par la réalité, provoquant ainsi une crise psychique grave ; mais le non-dit familial et les effets perturbateurs que ce non-dit a déposé dans l’enfant. Il faut alors chercher d’autres explications à la honte complémentaires et non exclusives du côté d’une violence subie et non symbolisée par les parents ou les aïeux.
Madame R.
Dans le cas de Mme R., âgée de quarante-six ans, un traumatisme initial consistait manifestement dans le décès, à l’âge de six mois, d’une petite sœur que nous appellerons Lysie, alors que Mme R, avait seize ans. Cette disparition avait été très violemment regrettée par la jeune Mme R. pour trois raisons au moins. Tout d’abord, cette petite sœur, qui présentait des problèmes digestifs, avait non seulement été condamnée par les médecins, mais aussi par la mère de Mme R. qui avait renoncé à s’en occuper, et c’est elle-même qui avait joué le rôle de mère auprès de sa jeune sœur. Ce décès signifiait donc son propre échec autant que celui de sa mère… et des médecins. Ensuite, cette naissance, suivait de peu le décès d’une grand-mère très aimée par Mme R., et dont Lysie avait en quelque sorte pris la place. Enfin, ses parents avaient reproché à Mme R., après le décès de Lysie, et sans doute pour se débarrasser de leur propre culpabilité, de s’être mal occupé de sa petite sœur.
Or Mme R. souffrait, depuis la mort de Lysie, de troubles digestifs fonctionnels reproduisant les symptômes qui avaient entraîné le décès de sa jeune sœur. Et, surtout, il s’y était progressivement ajouté une symptomatologie phobique : Mme R. vivait dans l’angoisse permanente de ne pas trouver d’endroit où déféquer. Quand je la rencontrai pour la première fois, ce trouble était devenu très invalidant : elle ne partait plus en voyage depuis longtemps et ne s’éloignait jamais trop de chez elle.
Il fallut un an pour venir à bout de la confusion qu’elle avait établie entre elle-même et sa jeune sœur. Par ses troubles intestinaux, Mme R. se confondait en quelque sorte avec Lysie. Faute de pouvoir « l’aimer » en étant proche d’elle, elle l’aimait en « étant » elle. Par ailleurs, en la ressuscitant ainsi inconsciemment aux dépens de sa propre santé, elle se débarrassait aussi de la culpabilité dont ses parents l’avaient accablée. Or la levée de cette problématique identificatoire avec la jeune sœur décédée conduisit au dévoilement de traces psychiques, manifestées dans les comportements phobiques, liées à l’existence d’un secret maternel.
Mme R., la semaine suivant le dénouement de son identification inconsciente et pathogène avec sa jeune sœur, vint en effet parler d’un secret honteux qui avait trait à la jeunesse de sa mère. Elle avait appris ce secret de la bouche d’une autre sœur, qui l’avait elle-même découvert à l’occasion d’une circonstance dramatique où sa mère avait dû en parler et où cette sœur l’avait entendue à son insu à travers une cloison. Cette mère, alors qu’elle avait une vingtaine d’années et était encore célibataire, s’était trouvée enceinte. Elle avait avorté clandestinement, sans doute assez tardivement, et avait enterré le fœtus au fond du jardin. À cause d’une dénonciation du voisinage, elle avait été menacée de prison, et c’est finalement une forte somme d’argent de sa propre mère la grand-mère de Mme R. qui lui avait permis d’y échapper. Or l’histoire phobique de Mme R. avait justement débuté quand elle avait commencé à se rendre aux toilettes aux fond du jardin, c’est-à-dire à proximité du lieu où était caché le forfait de sa mère ! L’angoisse phobique de Mme R. s’avérait ainsi équivaloir à l’angoisse de sa mère, lorsqu’elle était enceinte, de ne pas savoir où déposer le contenu de ses entrailles, puis à sa culpabilité autour de cet événement, enfin à son inquiétude que ses filles découvrent son secret honteux. L’équivalence enfant-féces, autour de laquelle la confusion grossesse-constipation s’était établie pour Mme R. trouva d’ailleurs son illustration le jour de son unique accouchement. Elle déféqua d’abord dans les mains de l’accoucheur avant de leur confier son enfant ! Si un tel événement est loin d’être exceptionnel, Mme R. en éprouva une honte extrême qui traduit le lien inconscient et fortement censuré qu’elle établissait entre accouchement et défécation. Enfin, bien qu’elle ait eu connaissance du secret maternel depuis une dizaine d’années au moment où elle m’en parla, Mme R. n’avait jamais trouvé le courage d’en dire quoi que ce soit à sa mère.
Monsieur F.
M. F. est scénariste de cinéma et de télévision. Célibataire, il vient d’avoir une fille avec une femme qui l’a quitté. Cette paternité non reconnue, qui est pour lui un poids autant qu’une question, l’incite à s’engager dans une psychothérapie. Par ailleurs, M. F. « sait » depuis = son adolescence, par la bouche de sa mère, que son père a eu un premier garçon d’un mariage précédent. Cela lui avait été soigneusement caché ? pendant toute son enfance, et il n’a jamais cherché à rencontrer cet ; homme d’une dizaine d’années son aîné. Les effets de ce secret familial ne se révéleront à vrai dire que très lentement, au fur et à mesure de i la psychanalyse de M. F. Il s’avéra alors, bien qu’il ait eu quatorze î ans lorsqu’il fut informé du contenu du secret familial, que M. F. en : avait été marqué bien plus tôt dans son fonctionnement mental. Et les effets de ce premier secret continuèrent au-delà de la « révélation » de ses quatorze ans, à porter leur empreinte sur son fonctionnement psychique, et donc sur ses comportements. Il apparut en particulier que sa difficulté de la paternité et son enfant non reconnu, c’est-à-dire ; d’une certaine façon cette paternité inavouable et honteuse, en résultaient
directement. La paternité cachée du père était devenue pour l’enfan dans le pressentiment qu’il en avait, paternité honteuse. Et M. F., deven adulte, marquait en quelque sorte son empathie avec son père en s< retrouvant dans une situation équivalente : être père d’un enfant dont i renonçait à s’occuper et même, dans son cas, auquel il n’avait pas donm son nom.
Mais le point sur lequel je souhaite insister est différent. M. F. souffrait d’inhibitions de son agressivité que rien, dans la maturation des personnalité, ne semblait pouvoir justifier. Alors que son fonctionnement mental était nuancé, que ses comportements sexuels se situaient dans : zone de ce qu’il est convenu d’appeler normal, M. F. redoutait le risque d’affrontement avec un homme. Cela l’avait même amené à apprendre des sports de combat comme le judo ou le karaté et, cela, malgré les risques qu’ils lui faisaient courir (il lui arriva d’ailleurs plusieurs accidents lors de séances d’entraînement). Ses compétences guerrières ne réduisaient pas ses inquiétudes, et M. F. continuait à être accaparé par des rêveries d’agressions et d’affrontements sanguinaires. Ce domaine lui apparaissait par ailleurs comme assez étranger à lui-même et n’entravait pas son activité de scénariste. Il est probable que ces angoisses trouvaient pour une part leur origine dans une relation primitive à la mère marquée par des composantes agressives très vives. Cette femme avait en effet toujours manqué d’empathie envers les angoisses de son fils, ce qui avait dû conduire celui-ci à cliver très tôt ses propres composantes agressives Ce n’est pourtant pas l’analyse de cette relation qui les fit céder, mais et, cela, d’une séance sur l’autre, avec la brutalité d’une révélation la mise en relation de l’inhibition de son agressivité d’enfant vis-à-vis de son père avec le secret du premier mariage de celui-ci. Car la question, pour M. F. enfant, dans toutes ses relations avec son père, était bien celle-ci : Que lui avait-il donc fait, ce premier fils, pour que le père de M. F. l’abandonne ainsi ? Et que s’était-il donc passé de si grave entre eux deux pour qu’on veuille le lui cacher ? M. F. ne risquait-il pas, lui aussi, en cas de manifestation agressive vis-à-vis de son père, d’être à son tour abandonné ? Ainsi, le secret familial lestait-il d’un poids terrible les composantes normales de culpabilité œdipienne que rencontre tout garçon dans les échanges avec son père.
Nous voyons donc, et c’est le point sur lequel nous conclurons ce chapitre, que cette approche de la honte en termes de secret de famille permet d’établir une distinction entre trois niveaux d’instances intériorisées à partir desquelles la honte peut se développer.
1. La honte par rapport à l’idéal du moi plus ou moins intriqué avec le surmoi. Le déclenchement de la honte correspond à une faillite par rapport à cet idéal. Mais le sujet a un moyen simple de s’en protéger :avoir fait tout ce qu’il pense qu’il était en son pouvoir de faire (même s’il ne croyait pas à l’efficacité de ce qu’il faisait) de manière à être« en règle » avec ses instances psychiques.
2. La honte par rapport aux figures incorporées. Il s’agit toujours de la honte d’un autre en soi. Cette approche oblige à considérer le sujet comme non unifié et constitué par les traces multiples des « autres »en lui autant que par ses réactions à leur égard. Ainsi, la question pour chacun et pas seulement pour le psychotique devient-elle, lorsqu’il croit parler ou agir : « Qui parle et qui agit ? »
3. L’intériorisation des premiers repères constituant l’identité subjective, organisée à partir de ce que Winnicott a nommé la « préoccupation maternelle primaire ». Les soins et l’attention portée par la mère à l’enfant jouent un rôle essentiel dans la constitution de ses premières enveloppes protectrices. Malheureusement, cette proximité est également cause de confusion et de honte. L’enfant s’imbibe pour une part de la honte de ses premières figures d’attachement qui « colle » alors à sa peau comme elle « collait » à la leur, et cela indépendamment des causes de sa propre honte en réaction à leurs silences ou à leurs confusions. Nous voyons donc comment la proximité que l’enfant établit avec ses parents, afin de construire à la fois sa propre enveloppe protectrice et ses repères internes, peut engendrer cela même contre quoi elle est censée lutter. Cette proximité l’amène à faire siennes les hontes qui sont les leurs.