Honte d'un autre et agressivité dans le transfert
La reconnaissance complète de la honte passe par l’identification de l’agent agresseur qui l’a initialement provoquée. Cela est indispensable pour les patients qui ont vécu une situation traumatique. Mais ça l’est aussi pour ceux qui, soumis à l’influence d’un parent porteur de traumatisme indicible, ont repris à leur compte la honte d’un autre.
Travaillant avec des enfants victimes de l’holocauste nazi, I. Grubrich- Simitis (1984) note que la marque psychique qui vient à l’enfant de la génération précédente ne peut être levée qu’à deux conditions : d’une part, il faut permettre à l’enfant de nommer le traumatisme vécu par le(s) parent(s) ; d’autre part, il faut reconnaître que ce traumatisme provient d’un agresseur réel. C’est en effet à cette double condition que le déni, mis en place à la génération précédente pour se protéger contre les effets d’une horreur innommable et de la honte qui lui est liée, peut être levé, ainsi que le risque qui l’accompagne d’un engagement dans une répétition inconsciente mortifère. Mais, en ce qui concerne les patients adultes, il me semble que la reconstruction du traumatisme et l’affirmation du rôle joué par l’agent agresseur doivent être complétées par un travail sur la dynamique transférentielle. C’est en effet bien souvent l’analyste lui-même qui, pendant toute une partie de leurs tâtonnements plus ou moins conscients à la recherche de la honte généalogique, est chargé d’endosser le rôle d’agresseur ! Accusé de s’enrichir sur le dos des pauvres, d’être méprisant et inhumain, il doit subir ce qu’on appelle pudiquement les assauts du transfert négatif… Les occasions ne manquent pas, pour ces patients porteurs de la honte d’un autre, de tenter de faire honte à leur analyste ! Mais je me demande si leurs attaques ne sont pas parfois la seule façon qu’ils aient de résister à une idéalisation du processus thérapeutique qui viendrait artificiellement refermer la question de la honte transgénérationnelle. La seule réponse possible de la part de l’analyste ne consisterait pas alors en une interprétation, si brillante soit-elle (c’est justement la pertinence d’une interprétation qui est à ce moment-là insupportable) ; mais en la reconnaissance de sa propre vulnérabilité aux coups que lui porte son patient, par où pourrait être reconnu, par celui-ci, le mal-fondé de son idéalisation et de son agressivité.
Signalons encore que, pour de tels patients porteurs du secret et de la honte d’un autre, le maintien de la continuité fantasmatique avec leur groupe familial d’origine est à tout moment essentielle. En effet, toute rupture de ce lien équivaut pour eux à se ranger du côté de Tagresseur historique ayant honni l’un des parents ou grands-parents. Or cette continuité, notons-le, est d’autant plus menacée par l’entreprise psychothérapique qui est, comme on le sait, une cure de parole que ces patients sont issus d’un milieu culturellement défavorisé, c’est-à-dire d’un milieu familial et social dans lequel la communication verbale de la subjectivité est peu valorisée. En effet, comme l’a montré le sociologue Basil Bernstein (1975), dans les milieux culturellement défavorisés, les représentations sont en général pauvres, alors que les émotions et le corps (en tant que lieu des actions et de l’enracinement premier de 1’affect) sont au tout premier plan des échanges communicatifs. Or il n’est pas rare que la thérapie de ces patients soit marquée d’orages affectifs, de violence, de passions. Plutôt que de rapporter systématiquement de telles attitudes à un défaut de constitution du moi (qu’on appelle alors ces patients « personnalités-limites », « moi faible », « personnalités narcissiques », etc.), je préfère m’interroger sur ce que de telles attitudes, dans le courant d’une psychanalyse, peuvent représenter d’une tentative d’affirmer (et d’abord pour soi-même) le maintien d’un lien privilégié avec le mode de communication familiale. Le travail analytique implique en effet pour ces patients une double rupture : de leurs habitus et repères personnels, et de leur tradition culturelle familiale. On peut se demander si ce n’est pas d’abord le refus de la dimension de l’émotion par l’analyste refus manifesté en tout premier lieu par un paraître marqué d’impassibilité quand ce n’est pas d’ennui qui peut parfois être responsable du sentiment, éprouvé mais rarement formulé par le patient, qu’il s’engage dans la voie d’une rupture culturelle familiale. Un tel sentiment, pour le patient qui fait le choix de « rester en analyse », risque alors de se compenser d’abord par la mise en place d’un « faux self de filiation », avec ses effets pervers d’engagement dans la « filiation analytique » ; et ensuite par le fantasme que l’analyse signifierait l’accession à une promotion sociale qui, à défaut de se traduire par des bénéfices sonnants et trébuchants (pourtant escomptés dans l’installation rapide comme psychanalyste soi-même) devrait s’incarner dans la participation à une espèce de club invisible, de société secrète de ceux qui « y sont passés » (Tisseron et Tisseron, 1986).
Au contraire, le travail sur la honte d’un autre en soi permet de recentrer le processus analytique sur le patient lui-même et de travailler à contre-courant, et de la persécution, et de l’idéalisation. En outre, en permettant au patient de ne pas se couper de ses propres origines, cette démarche a pour effet de le renvoyer à un travail interminable sur sa propre histoire, tant personnelle que familiale et généalogique, et de le préparer à un questionnement semblable sur l’histoire de toutes les « familles » de substitution, religieuse, mystique, militante ou … analytique.
Enfin, on peut se demander si une tentative de compréhension des déterminismes sociologiques du groupe familial n’est pas également une condition au dégagement de la honte d’un autre en soi. La compréhension des déterminismes historiques et sociaux propres à la génération des adultes qui ont entouré son enfance est, pour le patient, beaucoup plus qu’un éclairage différent sur la réalité de ceux-ci. Elle est aussi un renoncement à la conviction de la toute-puissance du subjectif. En replaçant les comportements de ses parents à la lumière des déterminismes historiques et sociaux qui ont pesé sur eux et ont déterminé en partie leurs comportements, c’est par ricochet aux limites de sa propre subjectivité que le sujet est confronté. Finalement, bien souvent, les parents ont fait honte à l’enfant de ce dont ils avaient eux-mêmes eu honte : ce dont on leur avait fait honte dans leur enfance et qu’ils répétaient sans tenir compte du décalage historique et de l’évolution concomitante des mœurs, par une espèce de fidélité figée à leur propres parents ; mais aussi ce dont on leur a fait honte dans leur vie d’adulte, dans leur activité professionnelle, politique, etc.