ETUDE DE QUELQUES SITUATIONS CONCRÈTES DE HONTE
la honte peut résulter de nombreuses situations qui ont en commun de bouleverser les repères de l’individu, tant sociaux que subjectifs. Pratiquement, ces deux séries de repères sont presque toujours touchées en même temps. Je vais tenter, dans ce qui suit, de préciser quelques situations génératrices de honte, depuis les plus extrêmes jusqu’aux plus banales, avant d’envisager les diverses composantes d’un exemple complexe de honte.
L’EXPERIENCE DES CAMPS : LA HONTE DE SURVIVRE:
L’humiliation est la pire des épreuves. Que dire alors lorsqu’elle est consciemment organisée de façon à produire, avec une science consommée, la désagrégation de la personnalité et sa mort psychique ? Parlant de la libération des survivants des camps de concentration. Primo Levi (1989) déclare qu’elle a presque toujours coïncidé pour eux avec une période de honte. « Que beaucoup, et moi-même, aient éprouvé de la « honte », c’est-à-dire un sentiment de faute, pendant la captivité et après, est un fait certain et confirmé par de nombreux témoignages » Primo Levi explique cette situation par la conscience que les prisonniers acquéraient soudain de leurs transformations sous l’effet de la captivité. En effet, pendant des mois ou des années, ils avaient eu leurs journées entièrement occupées par la faim, la fatigue, le froid et la peur, de telle façon que la possibilité de réfléchir, de raisonner et même d’éprouver des sentiments avaient été réduite pour eux à néant. Ils avaient oublié leur pays, leur culture, leur famille, leur passé, et même le futur qu’ils s’étaient imaginé avant leur arrestation. Par ailleurs, les conditions de détention dans les camps les avaient conduits à accepter, pour assurer leur survie, un grand nombre de choses que pourtant ils n’approuvaient pas. Par exemple, tous avaient été amené à voler, « aux cuisines, à l’usine, ou au camp ». De façon plus grave, Primo Levi insiste sur le fait que chaque survivant n’a souvent dû sa survie qu’à des privilèges dont la masse des déportés étaient démunis : qu’il s’agisse de privilèges liés au métier exercé avant la déportation « utile » dans le camps, à la débrouillardise ou à la compromission, ou plus simplement à une connaissance, même approximative, de la langue allemande. On reconnaît ici ce qui a été décrit depuis comme le « syndrome du survivant » : la culpabilité de survivre alors que d’autres sont morts ; mais aussi la honte qui contribue à ne pas pouvoir parler des événements comme si sa propre survie était due à une compromission honteuse. Pendant leur captivité, « l’état d’aplatissement » de ces prisonniers, comme l’écrit Primo Levi, leur avait permis de souffrir relativement peu de leur dégradation et de la contradiction de certains de leurs actes avec les principes qu’ils défendaient avant leur détention. Mais, en contrepartie, toute sortie de cet état d’abrutissement, par la distance qu’elle permettait de prendre vis-à-vis de la situation et la prise de conscience qui s’ensuivait, était vécue avec une extrême souffrance psychique. En temps normal, de telles occasions étaient rarement offertes (Primo Levi cite, par exemple, le moment de l’endormissement). C’est ce qui explique, selon lui, que les suicides aient été rares dans les camps, les prisonniers vivant comme des « animaux asservis » au quels il arrive de se laisser mourir, mais qui ne se tuent pas. Par contre, la libération des prisonniers, en les confrontant brutalement à leur déchéance, provoqua parmi eux une vague de dépression qui fut la cause de nombreux suicides. En effet, une rupture d’identification génératrice de honte s’introduisit avec l’apparition des soldats libérateurs. La présence de ceux-ci imposa aux prisonniers de voir ce qu’ils avaient tenté à tout prix de se cacher pour survivre. La honte éprouvée fut alors celle d’avoir fait passer la préoccupation de survie avant toute autre et d’avoir pour cela accepté la réduction à l’état de déchet. Les prisonniers, sensibles durant leur captivité à ce qu’ils parvenaient à préserver de leur humanité, se trouvèrent confrontés avec l’arrivée des soldats à ce qu’ils en avaient perdu. Ils mesuraient l’abîme qui les séparait de ce qu’ils avaient été, ainsi que la façon dont cet abîme s’était creusé insidieusement. Leur honte était celle d’avoir renoncé à leurs investissements d’attachement autant qu’à certains de leurs investissements narcissiques. Pour assurer leur survie, ils ne s’étaient pas seulement mis en contradiction avec leurs idéaux propres ; ils avaient aussi rompu avec leur « dignité humaine », et se sentaient, de ce fait, exclus du genre humain. Il aurait sans doute fallu, pour réconcilier les prisonniers avec eux-mêmes, un regard qui leur restitue leur humanité. Or, nous dit encore Primo Levi, le regard des militaires libérant les camps était, par l’horreur à laquelle ils étaient confrontés, plein d’effroi et de honte. Primo Levi, libéré d’Auschwitz par les soldats russes, écrit de ceux-ci qu’ils « ne saluaient pas, ne souriaient pas ; ils semblaient oppressés non seulement par la pitié, mais aussi par une obscure réserve qui scellait leur bouche et tenait leurs yeux fixés sur ce décor funéraire » {La Trêve,1963). Alors que les prisonniers s’étaient en quelque sorte habitués à lire le caractère « normal » de leur déchéance dans le regard de leurs surveillants qui les considéraient comme appartenant à une sous-humanité, ils étaient brutalement confrontés à un regard honteux. Et cette honte lue dans le regard de leurs libérateurs rejaillissait sur eux, tant il appartient au regard porté sur la déchéance de pouvoir en aggraver la honte ou, au contraire, de permettre à sa victime de mieux la supporter. Ici, la honte des soldats russes face à l’ampleur des atteintes à la dignité humaine qu’ils découvraient retombait sur ceux qui en avaient été les victimes, assurant en quelque sorte une victoire de leurs tortionnaires au-delà de cette libération.
PEDRO ET PEPE : DEUX REACTIONS POSSIBLES FACE
À LA HONTE PRODUITE PAR LA TORTURE:
Si la torture produit d’autres effets que la honte, certains des mécanismes de destruction psychique qui lui sont liés sont directement organisés autour de celle-ci : honte de survivre à des traitements dégradants, honte de son propre corps, honte de ne pas « tenir le coup », honte des actes inhumains dont les tortionnaires se révèlent capables.Marem et Marcelo Vinâr (1989) rapportent l’histoire de deux militants politiques, Pedro et Pepe, tombés entre les mains de la police pendant la dictature en Argentine, les tortures qu’ils subirent et leur façon différente d’y réagir. Plongés dans un liquide glacé et nauséabond composé d’excréments, tous deux sont confrontés à la honte de leur propre corps. Puis tous deux commencent à perdre le contact avec la réalité et à glisser vers le délire. Mais, alors que Pedro tente de raccrocher son sens de la réalité au discours faussement salvateur que lui tient son bourreau, Pepe est peu à peu envahi par un ensemble d’hallucinations par lesquelles il échappe à toute influence de ses tortionnaires. Il revoit « son bistrot habituel », « le patron » et ses camarades militants qui viennent passer un à un l’examen de torture avec lui : « La douleur a disparu, il s’agit vraiment d’un examen, comme à la faculté. » François Roustang (1990), afin d’expliquer la différence des réactions de ces deux militants, envisage le rapport que chacun entretient à la fois avec son propre corps et avec le « corps social » environnant. Pedro, en effet, apparaît, à la lecture de Maren et Marcelo Vinàr, comme un intellectuel libéral dont la passion « naïve et romantique s’est trouvée contaminée par la politique ». Au contraire, Pepe est inséré dans le petit peuple. Il partage avec ses camarades le plaisir du bistrot, celui des conversations avec son patron,les coutumes et les connivences des gens pour lesquels il a conscience de lutter. Et c’est grâce à cette familiarité avec un espace social chaleureux et enveloppant que, soumis à la torture, Pepe parvient à s’entourer d’un « espace onirique qui lui permet de mettre en échec la machinerie de la torture » (Vinâr M. et M., 1989). Les auteurs suivis en cela par Roustang envisagent alors que la façon dont Pepe trouve refuge dans une hallucination est un « défi à la réflexion psychanalytique » (op-cit). En effet, dans la théorie freudienne, l’hallucination relève du passé et ne peut donc pas devenir le principe d’une action future. Or, ici, l’hallucination de Pepe répond à la nécessité de ne pas compromettre ses camarades, et donc de laisser, dans le futur, toutes ses chances à leur lutte contre la dictature. Pourtant, le fait que l’hallucination aide Pepe à ne pas dénoncer ses camarades permet-il d’en déduire que telle soit sa finalité ? Ce que vise la torture, c’est la destruction des repères liés au corps en tant que garants de l’identité narcissique. Pedro se rattache alors à son tortionnaire comme à un nouveau garant. Au contraire, Pepe halluciné l’environnement bienveillant de son quartier, puis il imagine un « examen de torture » où il se retrouve dans un lien de fraternité avec ses camarades. Je fais l’hypothèse qu’ici, c’est le narcissisme fondamental, en tant qu’héritier des premières enveloppes du moi, qui oppose les représentations de sa propre existence à l’effet présentement déstructurant de la torture. En effet, la constitution des premières enveloppes du moi est d’abord liée aux premiers échanges avec la mère. Le bistrot chaleureux, où Pepe étanche à la fois sa soif physique et ses attentes d’échanges, représente l’image à peine décalée de la mère qui permet à l’enfant de satisfaire à la fois ses attentes alimentaires et ses attentes de communication. En effet, la familiarité du lieu, la proximité chaleureuse du patron, la bière fraîche qu’il lui sert et qui le désaltère, la communication fonctionnant comme caresse affective et enveloppement sonore plutôt que comme échange d’information, l’ambiance de sécurité qui s’en dégage, tout cela évoque bien une mère aimante, chaleureuse, protectrice et nourricière. Mais parce que les conditions initiales de formation de ces premières enveloppes mentales sont impensables, Pepe se raccroche à des équivalents symboliques choisis dans un environnement familier disponible à la mémoire. Son hallucination fonctionne comme une autre image du corps qui se substitue au corps souffrant sous la torture. C’est ce nouveau corps qui lui sert d’enveloppe, c’est-à-dire de support au maintien d’une identité indépendante de l’environnement immédiat. Quant à « l’examen de torture », il est sans doute moins une anticipation de la libération qu’une intégration des données conscientes du problème, organisée autour de l’inquiétude que ses camarades aient eux aussi à subir cet « examen ». Ainsi cette hallucination fonctionne-t-elle bien comme un rêve, non pas au sens freudien strict, comme un accomplissement de désir, mais au sens que Ferenczi lui a donné, comme tentative de réalisation d’un désir. Confronté au risque d’une perte de toute contenance, Pepe halluciné les conditions de la constitution de son premier contenant, puis tente ensuite, une fois la certitude de ce contenant reconstitué, de poser un contenu par un travail identique à celui du rêve : un examen de torture auquel les amis participent avec lui (et non pas à sa place comme ce serait le cas s’il « donnait » leur nom à ses tortionnaires), dans une ambiance que l’hallucination rend gaie au lieu d’être macabre et tragique. Ainsi, chez Pedro et Pepe, la réponse à la torture est-elle radicalement différente. Dans les deux cas, celle-ci attaque l’estime de soi et engendre une honte extrême. Pour Pedro, un semblant d’identité est reconstitué par l’adoption du mode de pensée de son tortionnaire. Celui-ci fonctionne non seulement comme un contenu, mais comme un véritable contenant qui impose ses repères et ses valeurs. C’est un lavage de cerveau réussi. Au contraire, pour Pepe, l’unité contenante du corps détruite par la torture est restaurée par un ensemble d’hallucinations reproduisant les conditions de la première relation au monde. Si la torture lui laisse ainsi la possibilité d’un repli hallucinatoire sur ses contacts amicaux et chaleureux avec ses camarades, c’est parce que ces contacts sont chargés de la reviviscence de premières relations au monde satisfaisantes : on peut parier que les expériences primaires favorables n’ont pas manqué à Pepe alors qu’elles ont fait défaut à Pedro. Cette hallucination première et fondamentale assure la fonction contenante du psychisme et permet ensuite une restauration des contenus sur le modèle du travail du rêve. C’est-à-dire que les deux hallucinations successives de Pepe ont une fonction totalement différente La première est relative à la constitution du contenant psychique et la seconde est relative aux contenus (l’examen de torture passé en compagnie des camarades de lutte). Ainsi, contrairement à ce qu’avancent les auteurs, la psychanalyse est tout à fait à même de rendre compte du récit des histoires de Pedro et de Pepe. Mais une psychanalyse qui fasse la première place historique non pas aux contenus psychiques, mais aux contenants.