Une approche thérapeutique de la honte: Image et partage psychique
Il me semble de plus en plus que, toutes les fois où il y a, chez un patient, un enfant qui se retient de pleurer ou de hurler, c’est parce qu’il y a un autre enfant assis à côté de lui qui l’en empêche en se moquant, en disant par exemple : « tu es ridicule », « regarde-toi dans la glace », « tu ressembles à un singe », etc. Et cet autre enfant, qui correspond à des réactions qui ont pu être formulées par un adulte, ou un frère ou sœur du patient quand il était enfant, provient bien souvent de l’être-enfant d’un parent qu’il a placé en lui. Un être-enfant d’ailleurs très fréquemment réduit à un surmoi transmis d’une génération à l’autre, enfant-vieillard muré en lui.
Autrement dit, le patient n’est pas seulement empêché dans son expression émotionnelle vitale par des incorporations liées à des imagos parentales inhibitrices, interdictrices ou intolérantes. Mais ces imagos ont elles-mêmes été constituées en alliance avec les éléments sadiques oraux du patient de telle façon qu’il retient son expression émotive parce que celle-ci est culpabilisée par un surmoi sadique oral. Ce dernier entraîne à son tour une destruction des capacités du patient à contenir ses propres sentiments. Je vois un tel phénomène à l’œuvre, en particulier, dans le long silence que gardent certains patients après une interprétation portant sur leurs propres sentiments vécus. Comme si l’interprétation, en réveillant leurs sentiments vitaux, avait aussi éveillé leur surmoi interdicteur sadique oral, et comme si ce silence témoignait de la lutte de l’un contre l’autre, jusqu’à ce que la blessure provoquée par l’intervention soit refermée et que le patient puisse recommencer à parler.
Je ne veux pas dire que les interprétations portant sur les émotions vécues du patient ne soient pas utiles. Elles sont à mon avis indispensables. Mais elles ne sont possibles qu’à la condition qu’un espace de contenance intérieur une espèce de zone libre protégée des attaques du surmoi sadique oral ait pu être constitué. Or, c’est dans la constitution de cette barrière psychique que les images me paraissent avoir un rôle essentiel à jouer, au sens où cette constitution me semble nécessiter le passage par quelque chose de l’ordre de ce que Winnicott a décrit sous le nom d’« aire transitionnelle ». Il s’agit de pouvoir introduire un objet sans que la question de son appartenance ait à se poser. En d’autres termes, il convient de savoir ménager des pauses avec le patient, tant dans le travail interprétatif du transfert que dans le travail de reconstruction et d’élucidation de son fonctionnement psychique. Et pour cela, il faut qu’il y ait des plaisirs partagés sans qu’on ait à se poser la question de savoir de qui ils viennent et à qui ils vont. En d’autres termes encore, il faut que, dans de tels moments, le problème du pouvoir ne se pose pas. En effet, la limite de toute interprétation, même juste, comme de toute intervention de type explicatif ou pédagogique, est la création d’une relation de pouvoir. Cette relation peut se manifester de la part du patient par une attitude explicitement négative, mais elle consiste plus souvent dans ce que Pierre Fedida nomme une « dépressivité ironique ». Avec des réflexions du genre : « Oui, et alors ? », « Si ça vous fait plaisir… », « Et qu’est-ce que ça change ? », etc.1.
Dans de tels moments, il me semble que le patient vit une menace narcissique liée au besoin qu’il a de l’objet. Et plus cet objet, c’est-à-dire le psychanalyste, se rappelle à lui en tant que sujet différencié et la justesse de ses interprétations y contribue , plus il est perçu comme menaçant. La haine est ici un moyen de préserver un contact avec l’objet tout en le gardant à distance. Le psychanalyste doit-il alors se taire, condamnant du même coup le patient à la solitude ? J’y préfère l’image. C’est cet aspect que je vais explorer pour terminer.
L’image porte la représentation. Et, de ce point de vue, certains patients chez qui la capacité de fantasmatisation n’est pas encore assurée peuvent être grandement aidés par l’utilisation, par le psychanalyste, de métaphores ou de comparaisons imagées. Mais l’image fait beaucoup plus. Elle assure d’une identité de perception d’où peut se dégager une fonction contenante personnelle. Je disais plus haut combien il importe avec certains patients, et parallèlement au travail interprétatif, de pouvoir ménager des moments transitionnels. Or les images sont cette réalité susceptible d’être partagée entre tous sans pour autant cesser d’appartenir totalement à chacun. Soit que ces images renvoient à un fond culturel commun, soit qu’elles mobilisent une visualisation que les protagonistes peuvent d’autant plus facilement croire partagée que l’image, même intérieure, se donne toujours pour objective. Or c’est justement ce qu’il convient de réaliser avec certains patients, en particulier avec ceux qui ont souffert de défauts graves de communication dans leur enfance, précisément de communication affective éventuellement remplacée par un excès de proximité physique. Une telle situation a d’ailleurs très souvent laissé des traces de honte importantes, comme dans les cas de Monique, Céline ou Denise. Or, pour de tels patients, le fait que toute communication, dans la cure, doive passer par le langage, réactive la blessure de ce qu’a été pour eux, dans leur enfance, l’expérience d’une excitation sexuelle exclusive de tout rapport tendre ou verbal avec le partenaire adulte. Plus généralement, on peut dire que l’expérience d’une sensorialité sécurisante, lorsqu’elle a manqué dans la petite enfance, ne peut être trouvée dans la cure que par l’utilisation d’images. Je dis bien « trouvée » et non pas « retrouvée », car il s’agit justement ici de patients qui n’ont aucun souvenir d’avoir été pris dans les bras, cajolés, de s’être sentis protégés ou entourés. Il s’agit d’ailleurs moins, à vrai dire, d’un type particulier de patient que d’un moment qui peut survenir dans toute cure. Un cas particulier consiste dans des expériences où l’enfant a éprouvé des émotions ou des excitations fortes et en particulier des émotions de honte sans qu’un adulte puisse les contenir. Soit que la réponse de cet adulte appelé à une fonction contenante ait alors été l’angoisse ; soit qu’elle ait été une réaction discordante, comme de rire lorsque l’enfant pleure. Dans ce cas, l’enfant confronté à l’impossibilité à la fois de contenir ses propres excitations et de s’appuyer sur un tiers pour le faire, a dû avoir recours au mécanisme du clivage. Il a ensuite développé, à partir de ce défaut d’expérience sécuritaire primordiale, une personnalité correspondant au « faux self » au sens où en parle Winnicott. L’utilisation de l’image comme virtualité contenante peut alors prendre, dans le traitement de tels patients, trois aspects complémentaires : l’usage, par le psychanalyste, des images privilégiées par le patient ; l’introduction, par lui, d’images véhiculées par la langue courante, même si le patient ne les a pas utilisées lui-même ; enfin, et surtout, la création par le psychanalyste, dans l’espace du transfert, d’une imagerie originale orientée autour de ce que le patient ne peut justement pas se représenter et qu’il tend, pour cette raison, à agir.
Privilégier des images employées par le patient et qui lui restituent sa sensorialité est chose assez banale et que probablement beaucoup d’analystes pratiquent. Je ne le mentionne ici que pour mémoire. En voici un exemple. Une patiente a reçu sa mère à Paris. Celle-ci s’est montrée une nouvelle fois incapable de s’occuper des enfants de la patiente, c’est-à-dire incapable d’être maternelle. La patiente raconte combien elle a été affectée, plus encore que les fois précédentes, de cette incurie maternelle de sa propre mère, qu’elle distingue en quelque sorte à chaque nouvelle rencontre plus nettement. Mais, à sa surprise, elle dit également n’avoir pas pu détacher son souvenir, pendant qu’elle lui parlait, d’une image joyeuse où elle se revoyait, enfant, au bord de la mer en été, riant et jouant avec ses cousines. Puis, sitôt après, elle raconte un rêve (un fragment de rêve, dit-elle) dans lequel elle achète une fourrure à une vieille dame pour s’en revêtir. J’interprète ces deux images celle qui accompagnait son échange avec sa mère et celle du rêve par rapport à la déception que le comportement de sa mère a provoqué en elle et par le désir, faute de la chaleur de sa mère, de ressentir la tiédeur de l’eau et la chaude proximité de ses cousines, ou bien le confort douillet d’une fourrure. La patiente ne répond rien pendant les quelques minutes qui terminent la séance. Mais deux séances plus tard, elle qui semblait jusque là toujours parler avec détachement pleure pour la première fois au cours de sa séance en disant qu’elle réalise pour la première fois physiquement combien sa mère lui a manqué. Surtout, à partir de ce moment, l’éloignement affectif vis-à-vis de ses propres paroles semble se réduire, comme si elle avait comblé une partie de la distance qui la tenait, jusque-là, éloignée d’elle-même.
À la différence de telles situations dont la technique ne pose pas de problème particulier, l’introduction, par le psychanalyste, de formules toutes faites de la langue que le patient n’a pas au préalable employées lui-même est un mode d’intervention qui paraîtra peut-être suspect à certains. Signalons d’abord que l’introduction d’une formule banale toute faite, mais qui fait image, dans une cure, provoque toujours un effet de rupture dans son déroulement. Rupture dans le discours du malade, qui se prend toujours pour le centre du monde, et dont l’expérience subjective est renvoyée, par le caractère général de la formule, à une expérience partagée. Rupture aussi par rapport à ce qu’il attend de nous puisque, par une telle formule, nous lui montrons qu’il nous est possible de le suivre dans le langage commun ; et que, si nous ne le faisons pas, c’est uniquement parce que nous ne le voulons pas. Mais ces formules toutes faites du langage ont aussi un effet de partage imaginaire. D’abord, par rapport au fait que psychanalyste et patient se découvrent ainsi partager un même capital linguistique, en quelque sorte le trésor de la langue ; mais aussi parce que la plupart de ces formules renvoient au corps et à ses fonctions digestives. Une douleur muette est dite « rester en travers de la gorge » ; une situation vécue comme humiliante « ne passe pas », et celui qui en est victime « ne peut pas digérer ça » ; une colère rentrée donne « envie d’exploser », etc. Cette référence au corps, en particulier dans l’expérience de honte, renvoie patient et psychanalyste à un enracinement corporel commun des sensations qui va bien au-delà d’un capital sémantique partagé. Le principe de telles interventions sera peut-être mieux saisi par le cas de figure le plus complexe, celui où le psychanalyste doit, je crois, sortir de sa réserve pour fournir au patient des images. J’en donnerai deux exemples : dans le premier, ces images concernent le patient seul ; dans le second, l’image proposée inclut le psychanalyste comme agent de l’action imaginée.
1. Le premier cas concerne une patiente, cas-limite, qui a subi de très éprouvants moments de solitude et de désespoir dans sa petite enfance. Au prix de clivages importants, elle est parvenue à faire des études de médecine. Un été, pour la première fois après trois ans de cure, elle m’envoie une carte postale de Florence où elle passe ses vacances. Elle y a écrit : « C’est injuste ; je vous dis toujours que je vais mal. Aujourd’hui, je veux vous dire que je vais bien. »
À son retour de vacances, je lui dis avoir bien reçu sa carte. Elle sourit puis s’allonge. Mais c’est pour garder le silence. Puis, soudain, d’une voix minuscule et implorante, elle me dit : « Parlez-moi. » Je lui dis que, malgré les moments de plaisir qu’elle a pu avoir pendant ses vacances et dont sa carte témoigne, la longue interruption des séances a peut-être été difficile pour elle certains jours. Puis, comme elle ne répond toujours rien, j’ajoute après quelques instants qu’elle avait fait, avant les vacances, des projets encore imprécis pour la rentrée, et que peut-être ces projets sont maintenant plus nets. Elle me répond que non, que rien n’est clair, qu’elle n’est rentrée que le matin. Puis suit à nouveau un assez long silence et, une fois encore, j’entends sa petite voix implorante, à la limite de la mort, qui me dit : « Parlez-moi, parlez-moi. » Je lui dis que je repense à la carte postale qu’elle m’a envoyée, que je repense à ce qu’elle me disait dans cette carte, c’est-à-dire qu’elle allait bien ; or comme elle n’est rentrée que le matin, peut-être est-elle encore en train de s’imaginer se promener à Florence ? Et je lui dis être moi aussi en train d’essayer de l’imaginer dans cette situation, marchant, détendue, dans les rues de cette ville…
Alors, elle commence à me parler pour dire qu’en effet elle était bien, mais qu’il y a eu des moments difficiles et, surtout, pour constater que, quoi qu’elle fasse, elle se fait toujours des reproches. Je pense qu’ici, c’est dans la sécurité d’une image agréable partagée entre elle et moi
— le fait que nous ayons pu tous deux ensemble l’imaginer, marcher, détendue, dans les rues de Florence que cette patiente a trouvé la sécurité qui lui a permis de se mettre à parler de sa solitude pendant les vacances. Cette solitude la renvoyait à son enfance. Nous pûmes, à partir de là, commencer à réduire le clivage qu’elle avait installé dès ce moment pour lutter contre le désespoir et la dépression.
2. Le second cas concerne une situation impliquant une honte extrême ; il s’agit également d’une situation particulièrement complexe où il m’a paru nécessaire d’introduire une image qui m’implique moi-même.
Sonia est une jeune femme, cas-limite, qui reste souvent prostrée, tremblante et muette pendant ses séances. Lorsqu’elle parle, c’est souvent pour me dire : « Ne me laissez pas seule. » Je lui réponds alors que je cherche comment l’aider pour rendre de tels moments moins pénibles, et je tente de mettre en rapport ces moments avec des épisodes d’abandon très graves qu’elle a vécu étant enfant. J’interprète également que je me sens moi-même perdu, égaré, et que ce sentiment que j’éprouve m’éclaire sur le désarroi qu’elle a vécu, enfant, dans ces moments d’abandon.
Un jour, après un long silence, Sonia me dit : « J’ai envie d’être sur vos genoux. Prenez-moi sur vos genoux. » Puis, aussitôt après : « Non, c’est ridicule… pardonnez-moi… c’est affreux… » Le problème, ici, me paraît être de savoir comment reconnaître la validité d’une telle demande. Cette jeune femme n’a pas envie d’être sur les genoux de son père ou de sa mère, mais sur les miens, justement parce que sur ceux de son père ou de sa mère, ça n’a pas marché. En effet, ni l’un ni l’autre n’ont jamais cédé à cette demande : ni sa mère trop préoccupée de sa propre dépression, éventuellement travestie en maux physiques ; ni son père vraisemblablement confronté dans ces circonstances à une poussée incestueuse angoissante qu’il devait fuir ; ni aucun voisin, sœur, nourrice ou grand-mère, absents de l’entourage de cette famille repliée sur elle- même. Et c’est pour cela que sa demande lui fait honte. Autrement dit, l’interprétation portant sur le transfert risquait de renvoyer Sonia à une terrible solitude en la confrontant à une fin de non-recevoir de la part de son psychanalyste, comme jadis de la part de ses parents. Revenons-en alors à ses propos et au sens de sa demande, tellement empreinte de honte, puisque son désir s’en était chargé face à l’absence de réponse de ses parents. L’impossibilité d’imaginer une situation peut amener à l’agir. C’est le fameux « passage à l’acte ». Mais l’impossibilité de pouvoir imaginer une situation comme réalisée peut aussi conduire à désirer la réaliser pour pouvoir l’imaginer, c’est-à-dire pour pouvoir la symboliser à travers une image. En d’autres termes, dire : « je voudrais être sur vos genoux », ce n’est pas dire : « j’imagine que je suis sur vos genoux », mais : « je n’arrive pas à m’imaginer être sur vos genoux ». C’est pourquoi, faute de pouvoir assurer Sonia de la réciprocité de son désir ce qui aurait mis fin à la situation analytique , j’ai décidé de l’assurer de la réciprocité de l’image. Je lui ai donc dit : « Je peux imaginer que je vous prends sur mes genoux et que je cajole la petite fille qui est en vous comme un père cajolerait sa fille. » En ajoutant : « Mais si je vous prenais sur mes genoux maintenant, ce serait la femme adulte que vous êtes, et cela aurait une autre signification. »On voit la différence qui existe entre une telle remarque et celle qui consisterait par exemple à dire, face à une telle demande « d’être sur les genoux » du psychanalyste : « mais vous y êtes déjà »… Une telle proposition refuse d’abord de reconnaître la souffrance du patient qui ne demande à « être sur les genoux » de son thérapeute que parce qu’il n’y est justement pas… Mais surtout, elle empêche que s’ouvre l’espace de l’imaginaire, celui que l’usage du conditionnel illustre si bien en français, l’espace de ce qui n’est pas mais qui pourrait être. C’est en effet seulement de la perception de cet écart que l’image, avec les sentiments parfois violents qu’elle mobilise, peut être reconnue comme telle, c’est-à-dire distincte de l’acte. Enfin, par une telle remarque, j’ai renvoyé à Sonia que la préoccupation qu’elle avait d’être sur mes genoux était une image que je pouvais partager avec elle. On voit que ma question ne porte pas sur l’utilité d’une réponse d’élucidation du transfert. Cette réponse est indispensable. Et avec les patients névrotiques, elle est même suffisante. Mais il serait catastrophique de s’en contenter avec des patients qui ont vécu de graves carences ou des rejets brutaux succédant à des rapprochements intenses, comme c’est souvent le cas lorsque s’installent des problématiques durables de honte. Le problème est, pour ces patients, de trouver un moyen d’atténuer la frustration que provoque la réponse de transfert seule, de la rendre en quelque sorte acceptable afin que le processus analytique n’en soit pas menacé. Autrement dit, il faut, avec cette réponse, fournir un « en plus ». Et l’image me paraît être à même de le réaliser. Seule, en effet, elle assure le patient de la coïncidence d’une partie de son monde intérieur avec une partie de celui de son psychanalyste ; ou, si l’on préfère, du contre-transfert de celui-ci avec son transfert propre.
Afin d’achever de convaincre le lecteur si c’est encore nécessaire que de telles interventions ne réduisent en effet en rien le rôle essentiel joué par les interprétations portant sur le transfert ou l’utilisant, précisons encore la place que prennent les unes et les autres par rapport aux différentes instances psychiques. Alors que le transfert et donc les interprétations qui s’y rattachent concerne le fonctionnement de l’inconscient, l’utilisation des différentes formes d’images dans la cure intervient plutôt au niveau du préconscient ou, si l’on préfère, au niveau de cette partie du moi qu’est le préconscient. Grâce à elles, le psychanalyste permet que soit relancé le travail d’association et de liaison. Il ne faut en effet jamais oublier que si le patient vient en analyse pour être libéré de sa souffrance, il vient aussi, et surtout, pour que nous n’en trouvions pas la cause. Car la découverte de cette cause l’oblige toujours à des bouleversements importants de sa personnalité, notamment dans l’image qu’il a des grandes figures de son premier environnement, en particulier son père et sa mère. C’est pourquoi ce qu’on appelle la « liberté d’association » est bien plutôt souvent pour le patient la liberté de se leurrer lui-même. Et c’est également pourquoi, si on veut permettre à l’enfant dans l’adulte de trouver le chemin des sentiments et des sensations qui n’ont jamais été nommés, il convient d’éviter l’écueil de l’intellectualisme tout autant que celui du silence de l’analyste. Or l’image joue ce rôle en évitant que soit court-circuitée l’étape essentielle qui consiste, pour le patient, à pouvoir retrouver le cortège émotionnel et sensoriel de ses expériences passées, refoulées ou clivées, et en évitant une mise en forme intellectuelle trop rapide qui risquerait de refermer, aussitôt ouvert, le chemin de leur compréhension. A partir de l’expérience de plaisir du partage de cette image psychique
qu’on pourrait comparer au premier temps du jeu du « squiggle » de Winnicott, celui du gribouillage et de sa transformation, avant les temps de sa nomination, puis de sa numérotation dans la série , le patient peut alors accepter de se confronter aux multiples formes de travail de détachement que nécessite toute cure.
Ainsi, l’image mentale est la condition de la « pensée » en tant que celle-ci s’oppose à « l’impensé ». En liant l’affect, l’image permet que s’initie le processus même de la pensée, alors que la représentation constitue la condition de la « pensée » comprise comme capacité d’agencer des contenus psychiques. Quant à l’image verbale, elle garde toujours une face tournée vers le cortège émotionnel et sensoriel de l’expérience vécue et une autre vers les conventions stylistiques et culturelles. C’est pourquoi elle fonctionne comme médiateur entre l’image mentale, qui est toujours enchâssée dans un cortège polysensoriel diffus thermique, olfactif, auditif, tonique…, et la représentation. Celle-ci au contraire, si elle préserve l’image, la réduit en effet à une seule de ses composantes, (visuelle, verbale ou sonore le plus souvent) mais surtout, l’associe à des traces de la mémoire et à un projet d’action sur le monde, c’est-à-dire à une conscience du temps. La dialectique des investissements narcissiques et des investissements objectaux ne peut se mettre en place qu’à partir du moment où est constituée la possibilité pour le sujet de contenir ses propres excitations. Cette contenance passe par la possibilité de donner à ces excitations une traduction mentale qui leur permette de trouver leur place dans le système psychique. Et les images mentales constituent les premières de ces inscriptions.
Il est impossible et bien que ce ne soit pas le sujet de ces réflexions , de ne pas évoquer ici l’œuvre clinique de Gaétan Gatian de Cléram- bault. Ce psychiatre français contemporain de Freud, surtout connu pour son étude du « syndrome d’automatisme mental », s’est en effet distingué par le soin qu’il a apporté à la description des expériences sensorielles de ses malades, aux images mentales qui pouvaient les accompagner, et aux images du langage par lesquelles il pouvait en traduire à ses lecteurs la complexité (Tisseron, 1990b). L’importance accordée par Clérambault aux images en fait un explorateur absolument complémentaire de Freud, quelles que soient leurs divergences dans leurs constructions théoriques. Freud a en effet toujours été préoccupé par le chemin qui mène de l’image (en particulier celle du rêve ou du fantasme) au désir qu’elle met en scène. Et c’est pourquoi il s’est intéressé aux significations symboliques qui sont à la fois révélées et cachées par l’image. Au contraire, Clérambault s’est intéressé au chemin qui va de la sensation à l’image mentale, c’est-à-dire qui permet de dépasser l’excitation dans une première « mentalisation », ou si on préfère une première symbolisation. C’est pourquoi l’image, chez Freud et Clérambault, a un statut différent. Chez le premier, elle est la traduction visuelle de « signifiants » (mots ou syllabes) qui renvoient à des relations objectâtes ; et le rêve, déchiffré comme un rébus, révèle finalement une structure fantasmatique par laquelle le sujet est lié selon un certain scénario à l’objet de son désir. L’image est donc pour Freud la voie d’accès privilégiée au monde symbolique interne de celui qui la produit. Au contraire, chez Clérambault, l’image est la voie d’accès à un imaginaire non encore symbolisé, un premier pas vers la tentative de maîtriser l’excitation et d’éviter l’impulsion. D’ailleurs, les patients privilégiés par Clérambault n’étaient pas des assiégés d’images comme les hystériques de Freud, mais des assiégés de sensations…
Pourtant, il y a quelque chose de l’image que ni Freud ni Clérambault n’ont approché, et qui est justement ce que j’ai tenté de développer ici : si l’image fonctionne comme premier contenant psychique, c’est parce qu’il lui appartient de pouvoir s’appuyer sur l’illusion d’un espace psychique partagé. Dans le processus de son énonciation entre deux sujets, l’image est ce qui assure la rencontre de deux psychismes, leur enveloppement conjoint dans une bulle imaginaire effaçant provisoire¬ment les limites de chacun. Dans le langage courant quotidien, cette fonction empathique n’est pas seulement jouée par l’image, mais surtout par les mimiques, les intonations et l’accompagnement postural et gestuel de l’échange. Mais dans la situation analytique où de telles composantes de l’échange sont peu présentes ou même totalement absentes, l’image prend un relief essentiel. De même que, dans l’activité graphique, la fonction contenante du geste est étayée sur la présence maternelle qui en constitue l’horizon (S. Tisseron, 1986a), la force de l’image dans la cure est liée à l’acte d’énonciation du psychanalyste par lequel il assure le patient de sa capacité de le contenir.
Nous avons vu combien la défaillance des enveloppes psychiques est importante dans la honte, même si elle n’est pas toujours la cause première de celle-ci ; et surtout combien cette défaillance contribue à engager la honte dans un cercle vicieux indépassable. C’est pourquoi la restauration d’une fonction contenante s’avère essentielle pour de tels patients, que les situations douloureuses aient été vécues par eux-mêmes ou par des membres de leur famille. Et c’est pourquoi l’image psychique, par sa double possibilité de créer l’illusion d’un espace psychique partagé et de fonctionner comme médiateur entre l’affect et la représentation, s’y avère un auxiliaire précieux.