Travail et psyché
La psychologie du travail et des organisations centre son point de vue sur les phénomènes psychiques vécus par les travailleurs dans les organisations. La relation entre l’activité de travail et le psychisme demande donc à être précisée pour mieux percevoir les champs d’intervention du psychologue.
Nous avons constaté la place essentielle prise par le travail dans la vie de la plupart des individus. Il n’est évidemment pas possible de considérer un travailleur comme quelqu’un qui échangerait simplement une partie de sa force ou de son intelligence contre un salaire. Par sa durée, par les relations sociales qui s’y nouent, par le développement psychologique ou l’identité sociale qui s’y construit, le travail engage totalement le travailleur, que ce soit au niveau de son corps, de ses sentiments et émotions ou de ses représentations. Toutes les dimensions psychologiques sont en quelque sorte convoquées dans l’exercice d’une activité de travail. La réussite ou l’échec, la reconnaissance ou son absence, la possibilité de créer ou son empêchement vont, par exemple, avoir des conséquences déterminantes sur le développement psychologique du travailleur.
Certaines approches psychologiques ont surtout mis l’accent sur les dispositions des travailleurs, leur personnalité, leurs compétences pour les choisir (recrutement) ou essayer de mieux les adapter au contexte de travail dans lequel ils évoluent (coaching). Mais on peut également s’interroger sur le rôle des situations de travail qui leurs sont proposées ou imposées quant à leurs effets sur le psychisme du travailleur. Quelles que soient les approches adoptées ou les enjeux pratiques en question, il faut garder en tête que la relation du salarié à son organisation et à son travail est dynamique, évolutive et doit intégrer une perspective systémique. Ainsi, on ne s’étonnera pas de constater que, bien souvent, la personne façonne son poste de travail, le transforme, et fait rarement la même chose que le salarié qui la précédait dans ce poste. De même, ce serait une erreur de « psychologiser » à l’excès en ramenant les difficultés d’un processus de changement au caractère ou à la personnalité des individus qu’on voudrait engager dans ce changement.
« Quel est votre travail ? » : cette question est souvent première lorsque l’on cherche à mieux connaître quelqu’un à l’occasion d’une première rencontre. Elle sert à celui qui la pose à catégoriser, situer socialement son interlocuteur. Mais la réponse, plus ou moins facile quand on n’a pas de travail ou qu’il n’est pas très valorisant, constitue un élément essentiel de l’identité de l’individu.
Dejours (1995) propose de reprendre un schéma, adapté des travaux de Marcel Mauss et François Sigaut, définissant un geste technique « comme un acte traditionnel efficace ». Un geste technique, c’est un acte qu’un individu accompli pour essayer de maîtriser le réel, de faire face au réel, de transformer la matière, et il le fait par rapport à d’autres et par rapport à des règles cohérentes avec son métier (traditions). Ce geste va aussi être évalué par rapport à son efficacité.
L’être humain qui travaille est donc toujours un individu, qui par un certain nombre d’actes, de comportements, montrant ou utilisant des savoir-faire, des habiletés, des compétences, essaye de contrôler, de maîtriser le réel, de le transformer, de l’adapter, de le dominer. Mais le travail ne se fait jamais seul face au réel, on est toujours avec des autres ou on travaille toujours pour des autres. Le travail est ainsi réalisé sous le regard d’autrui qui l’évalue, le contrôle, c’est donc toujours une activité sociale. Il n’existe pas de travail solitaire, sans présence, sans regard de la société sur ce que la personne fait. La manière de travailler, de se confronter au réel est aussi dépendante de la perception que l’on peut avoir des attentes d’autrui.
La personne est ainsi jugée par les autres de deux façons, soit du côté de sa manière de faire (respect des règles et traditions du métier, beauté du geste, apport qui fait progresser le métier) et cela correspond à un jugement venant surtout des pairs, des gens du même métier. Soit son travail est plutôt considéré sous l’angle de l’efficacité, de la performance, de l’utilité, et c’est plutôt le point de vue de la hiérarchie ou des clients.
Les différentes disciplines qui s’intéressent au travail comme l’ergonomie, la psychologie, la gestion et la sociologie, sans être clairement et étroitement distinctes, se polarisent avec des nuances sur l’une ou l’autre des composantes de ce schéma. La sociologie examine comment les gens travaillent entre eux. La gestion s’intéresse plus à la performance, à la productivité du travailleur. L’ergonomie est plutôt centrée sur le poste de travail, sur comment l’individu arrive à faire ce travail. L’ergonomie n’est pas uniquement centrée sur l’individu, elle tient compte aussi du collectif. La psychologie s’intéresse plus particulièrement à la fonction psychologique du travail (Clot, 1999), en quoi le travail peut aussi être une source de développement pour l’individu.
Se sentir bien ou mal à son travail n’est pas seulement lié à la confrontation au réel, mais aussi à la façon dont cette confrontation est reconnue par les autres. Les travailleurs dans les mines de charbon, par exemple, travaillaient dans des conditions difficiles (sous terre, dans la poussière, risquant la silicose), la confrontation avec le réel était dure. Néanmoins, chaque mineur avait l’espoir que ses enfants pourraient intégrer la mine, ils étaient fiers de leur travail. Il y avait une reconnaissance importante de ce travail. En comparaison, on peut prendre l’exemple d’une secrétaire administrative dans une caisse d’assurance qui occupe un superbe bureau avec de grandes baies vitrées, de la moquette, la climatisation, etc. et qui a une activité pas trop intensive. La confrontation avec le réel n’est pas trop dure, l’effort n’est pas extraordinaire.
Cependant, tous les mois elle se met quelques jours en arrêt maladie, elle déprime, elle prend des médicaments pour s’endormir, etc. On pourrait se dire que, par rapport aux mineurs, elle a une situation privilégiée. Mais il s’avère que son supérieur hiérarchique accorde très peu d’attention à ce qu’elle fait. Malgré ses efforts pour bien faire son travail, celui-ci ne lui exprime aucune appréciation, ni positive, ni même négative sur ce travail. Souvent, il oublie de l’informer de décisions qui pourtant la concernent. Quoiqu’elle fasse, elle a donc l’impression que son effort n’a pas de sens. Et il faut peu de choses pour qu’elle en vienne à penser que son travail, et peut-être sa vie, n’ont pas de sens.
Pour comprendre les effets psychologiques du travail sur une personne il faut donc aussi examiner attentivement comment les autres, la situation sociale, ont permis de donner, de construire un sens particulier au travail effectué.