Thrésories des organisations du travail
Les propositions de Taylor sont centrées sur la rationalisation du travail de l’individu à son poste. D’autres théoriciens et praticiens ont élargi la réflexion sur les organisations en examinant celles-ci dans leur ensemble, certains recherchant aussi un « one best way », d’autres essayant au contraire de comprendre ce qui peut expliquer la variété et la diversité des organisations. Nous examinerons dans cette partie les auteurs clés de ces théories sur les organisations.
Max WEBER (1864-1920) : l’organisation bureaucratique
Max Weber est un sociologue allemand ayant une approche historique et économique de la société. Il observe de nouvelles formes d’organisations nées au XIXe siècle et essaie de comprendre leur émergence. Au cours du XVIIIe et XIXe siècle, se déroulent une série de révolutions qui transforment profondément la société et les activités économiques : révolution politique, révolution industrielle et révolution scientifique. On expérimente, on teste, on met à l’épreuve ce qu’on avance, on fabrique des hypothèses, on décide de l’organisation de la société, etc.
Il analyse ces transformations à travers l’idée qu’une nouvelle forme d’autorité apparaît, grâce à ces révolutions, qu’il appelle « autorité rationnelle- légale », c’est-à-dire basée sur la raison scientifique et sur la loi. Cette forme d’autorité se distingue des deux autres formes classiques : « autorité traditionnelle », basée sur le respect des traditions, de l’histoire, de l’héritage du pouvoir, et « autorité charismatique », basée sur la capacité d’un individu à stimuler, mobiliser, réunir une population. L’autorité rationnelle-légale est un progrès par rapport à des formes qui peuvent conduire à l’excès, l’arbitraire, l’irrationnel.
À partir de l’autorité rationnelle-légale, un modèle d’organisation bureaucratique émerge, reposant sur l’usage de la raison et la construction de règles pour son fonctionnement, avec les cinq grandes caractéristiques suivantes :
- La spécialisation des tâches avec une division très systématique du travail.
- La standardisation des tâches avec des règles explicites et stables, qui vont être transmises aux personnes pour définir comment faire la tâche.
- La formalisation des tâches, à travers des définitions explicites, officielles, écrites connues de tous.
- La centralisation de l’autorité, sous la forme d’une pyramide hiérarchique.
- L’impersonnalisation des relations (internes et externes). Les échanges ne sont plus dépendants d’individus précis mais se font d’une fonction à une autre fonction. Les décisions, contrats sont ainsi stabilisés face aux changements éventuels des personnes qui occupent ces fonctions.
Henri FAYOL (1841-1925): « Administration industrielle et générale » (1916)
L’apport de Henri Fayol, que l’on peut étudié dans son ouvrage « Administration industrielle et générale », publié en 1916, est d’avoir proposé une réflexion sur la meilleure façon d’organiser les entreprises dans leur ensemble et pas seulement pour les différents postes de travail. Le découpage de l’entreprise en grandes « fonctions » est toujours d’actualité même si les fonctions qu’il avait identifiées ne sont plus exactement les mêmes :
- La fonction « technique », correspond à l’actuelle fonction de production.
- La fonction « commerciale », centrée sur la vente. Aujourd’hui existent aussi les fonctions « marketing » et « communication externe ».
- La fonction « financière », s’occupe de gérer les ressources et les investissements de l’entreprise.
- La fonction « sécurité » : centrée sur la sécurité des salariés et des installations. Longtemps peu développée, elle est aujourd’hui parfois couplée avec les fonctions « Qualité » et « Environnement ».
- La fonction « comptable » : différente de la fonction financière, elle assure le suivi des différentes opérations de gestion (factures, ventes, etc.).
- La fonction « administrative », est pour Fayol une fonction généraliste dont le rôle est de prévoir l’activité, d’anticiper, d’organiser, de com- mander, de coordonner les différents services et de contrôler les travaux des uns et des autres.
Fayol propose également différents principes d’organisation basés sur la division du travail, l’importance de l’autorité, de la discipline, la subordination à l’intérêt général, l’unité de commandement, l’unité de direction. L’unité de commandement désigne le fait que chaque employé ne doit avoir qu’un seul chef. Cette idée a réçemment été remise en cause par les entreprises qui ont adopté des modes de fonctionnement plus transversaux : organisation matricielle, fonctionnement en groupes projets, où les salariés ont en fait plusieurs chefs : chefs fonctionnels et chefs de projet.
En ce qui concerne les modes de rémunération, Fayol propose de les adapter au contexte de l’entreprise et des postes de travail, n’étant pas persuadé qu’il existe une meilleure solution dans ce domaine. Par rapport au salaire au rendement prôné par Taylor, Fayol avait par exemple repéré un phénomène de freinage : quand on paye les ouvriers au rendement, le groupe va créer une norme de freinage pour ne pas aller trop loin afin d’éviter de s’épuiser en risquant une modification des seuils affectés. Fayol souligne que les gratifications symboliques (médailles du travail), les avantages en nature (repas) peuvent présenter aussi de l’intérêt pour motiver les salariés.
Henry FORD (1863-1947) : la chaîne de convoyage et le modèle économique
Henry Ford (1863-1947) est un industriel bien connu qui a révolutionné à la fois l’organisation du travail mais aussi le monde économique en élaborant et mettant en oeuvre un modèle de production de masse. Il propose une approche qui permet de résoudre certaines difficultés du taylorisme. Taylor était centré sur l’efficacité, la productivité, du travail ouvrier. Ford a un raisonnement plus large autour de l’objectif de fabriquer des produits en très grand nombre. Le cercle vertueux proposé par Ford peut se formuler de la manière suivante :
- plus une entreprise produit en grand nombre, plus elle peut faire diminuer le prix de revient de chaque produit (économies d’échelle) ;
- plus le prix de revient est faible, plus elle peut baisser le prix de vente et accéder ainsi à plus de consommateurs ;
- plus elle vend, plus elle gagne de l’argent et donc plus elle peut aussi mieux payer ces salariés ;
- plus les salariés sont payés, plus ils peuvent devenir des consommateurs et acheter les produits fabriquer en masse.
En Europe, c’est après la guerre mondiale, dans une période nommée « les trente glorieuses » que ce cercle vertueux s’est développé après l’avoir été en Amérique du Nord. La « société de consommation », les augmentations de salaires, régulières et fortes par rapport à l’époque actuelle, mais aussi des taux de crédits inférieurs au taux d’inflation des prix permettent ce développement de la production de masse et la large diffusion de nouveaux produits (réfrigérateurs, automobiles, etc.) dans le quotidien des travailleurs-consommateurs.
La chaîne de convoyage permet dans l’usine de régler le rythme de travail auquel doivent s’ajuster les ouvriers spécialisés sur des tâches très répétitives. Dans le Taylorisme, il faut en effet trouver un système pour pousser les ouvriers à travailler au rythme alloués. La chaîne de convoyage, oblige ceux-ci à s’ajuster à la vitesse d’avancement de la chaîne (cf. le film de Charlie Chaplin : « Les temps modernes »). L’organisation en ligne de l’espace de travail permet aussi de rationaliser la trajectoire des produits en fabrication, de faciliter toutes les interventions au long du processus. Cela conduit aussi à supprimer une part, coûteuse, de manutention, puisque c’est la chaîne qui se déplace. Les temps « morts » (attentes, ruptures de stocks, variation du rythme de travail, etc.) vont être quasiment éliminés. L’investissement dans de telles installations est cependant très élevé et suppose de produire en grand nombre toujours le même produit pour rentabiliser cet investissement et ne pas avoir à le changer trop souvent.
L’expression « 5$ a day » correspond au fait que les usines Ford proposaient le double ou le triple par rapport au salaire moyen des autres usines. C’était un choix explicite de Ford d’élever les salaires pour transformer les travailleurs en consommateurs. Cela a très bien marché, beaucoup d’autres entreprises ont mis en œuvre ce même modèle.
Taiichi OHNO (1912-1990) : le toyotisme
Le fordisme suppose, pour produire en masse, que l’entreprise ne fabrique qu’un seul type de produit ou une gamme relativement étroite. Ce système fonctionne bien quand les consommateurs ne sont pas tous équipés et qu’ils sont donc prêts à acheter ce qu’on leur propose. Cependant, il arrive un moment où la très grande majorité des consommateurs intéressés est équipée. Les économistes parlent d’un marché « saturé ». Les ventes, pour se poursuivre dans ce cas, doivent reposer sur des produits différents, adaptés plus finement aux besoins des consommateurs, apportant des fonctions supplémentaires ou une esthétique originale, etc. On passe à un marché de « renouvellement » où le consommateur peut se permettre des exigences supplémentaires, faire un choix entre différentes propositions. Les producteurs doivent changer rapidement leurs gammes, les étendre pour toucher les différentes catégories de consommateurs, apporter un plus par rapport aux produits concurrents. Cette situation, après le cercle vertueux de la période fordiste, a commencé à se produire à la fin des années 1960 entraînant des difficultés pour de nombreuses entreprises qui ont dû, pour survivre, adopter des modes d’organisation du travail beaucoup moins rigides. Avec un peu de recul, on constate que c’est vraiment au milieu des années 1980 qu’un nouveau modèle d’organisation a été généralisé, au moins dans les pays les plus industrialisés.
Le succès de l’entreprise Toyota, qui a même gagné des parts de marché importantes dans le pays qui avait inventé le fordisme, repose sur une organisation du travail radicalement différente de celle proposée par Taylor et Ford et a servi de modèle à de nombreuses entreprises.
Taiichi Ohno, ingénieur chez Toyota, a mis en œuvre dans son entreprise, et popularisé, une forme d’organisation qu’il considérait comme inspirée par certaines entreprises de distribution (commerces) et qu’il a appliquée à la production industrielle. Prenons l’exemple d’une pharmacie en centre ville : elle doit proposer à ses clients une gamme très large de médicaments pour pouvoir répondre à tous les besoins des malades qui se présentent et qui ont des ordonnances de leur médecin toutes différentes. Mais cette pharmacie n’a
pas les moyens et l’espace pour stocker des quantités importantes de médicaments. Elle a donc en stock dans les tiroirs de son local, pour chaque type de médicaments, seulement quelques boîtes voire une seule boîte et non pas des cartons entiers de chaque modèle. En fonction de la fréquence des ventes, elle ajuste le nombre nécessaire, et lance une commande à son fournisseur, lorsque c’est nécessaire, en étant livrée une ou plusieurs fois par jour. Il est ainsi possible de proposer des milliers de références différentes dans un magasin pas plus grand que la boulangerie d’à côté. La quasi absence de stock est aussi un gain très appréciable, d’autant plus que les médicaments ont une durée de vie limitée et que certains se vendent avec une fréquence très faible.
Pour Ohno, ce modèle, classique dans la distribution, repose sur un certain nombre de principes qui permettent à une entreprise industrielle de produire avec une très grande souplesse en éliminant des coûts inutiles (stocks inutiles, produits invendus, pertes de temps, mauvaise qualité, etc.) :
- Le « pilotage par l’aval » : il s’agit d’organiser la production non pas à partir de prévisions à long terme, en amont, mais de partir des commandes des clients pour déclencher la production en remontant la chaîne de toutes les étapes du processus. Un produit n’est lancé en fabrication que si il est d’abord vendu.
- La limitation des stocks : les composants nécessaires pour construire un produit ne sont pas stockés à l’avance mais eux aussi commandés et fabriqués en fonction des besoins de la production.
- L’usage des kanbans (« étiquettes ») symbolise cette gestion en « flux tendus ». Ces étiquettes correspondent aux demandes qui passent d’un poste à l’autre en remontant la chaîne de production. Depuis la commande du client jusqu’aux composants les plus élémentaires, à l’intérieur de l’entreprise mais aussi avec les fournisseurs, l’information ainsi transmise permet de faire des demandes d’un poste à l’autre, d’un service à l’autre.
- S’adapter aux demandes des clients nécessite ainsi une organisation du travail souple, où chaque travailleur doit être en capacités de changer rapidement de tâches. Par rapport au travailleur du taylorisme, il doit donc avoir des compétences plus étendues. On attend également de lui qu’il participe à l’amélioration du processus de production et cela de manière constante, régulière. Le terme de kaïzen évoque cette avancée à petits pas de l’organisation qui, par le biais de groupes de travail réfléchissant à l’amélioration des processus, transforme progressivement l’organisation sans qu’il soit nécessaire de procéder à des bouleversements majeurs. Les compétences et la réactivité des travailleurs permettent de faire face aux aléas de la production.
Le modèle toyotiste essaie de combiner « économie d’échelle » et « économie de variété » en produisant en grand nombre des produits néanmoins composés de modules, d’options, montés en fonction des commandes particulières des clients. Ce modèle qui a été largement diffusé, repose en fait sur une différenciation de deux types de travailleurs :
- ceux qui font partie du cœur de métier de l’entreprise et dont le développement des qualifications est encouragé (flexibilité qualitative) ;
- ceux qui sont à la périphérie (en intérim, en contrat à durée déterminée, chez les sous-traitants, dans les pays à bas salaires) et qui, travaillant sous des formes tayloriennes, vont faire les frais des fluctuations de la charge de travail liées aux ventes des produits (flexibilité quantitative).
Les « restructurations » humainement très douloureuses qui ont débutées dans les années 1980 ont permis aux entreprises industrielles de se rapprocher du modèle toyotiste à travers différentes opérations :
- recentrage des entreprises sur le « cœur » de leur métier en sous-traitant les parties du processus de production sur lesquelles elles étaient moins performantes (externalisation vers des sous-traitants spécialisés donc plus performants) ;
- développement de politiques « qualité » et d’outils de contrôle de gestion plus élaborés pour mieux maîtriser les coûts internes ;
- gestion du personnel différenciant les contrats de travail selon les niveaux de qualification : plutôt que d’avoir des périodes de sureffectifs et de chômage technique, on garde un personnel permanent plus réduit (les plus qualifiés) en ayant recours à des contrats de travail flexibles (les moins qualifiés) quand la charge de travail augmente.
Les différents modèles d’organisation du travail que nous venons d’évoquer (taylorisme, fayolisme, fordisme, toyotisme) coexistent dans le monde du travail. Si le secteur automobile est souvent imité par les autres, de nombreux secteurs ou pays, du fait de la nature de leurs produits et de leurs marchés, continuent à fonctionner différemment. Un constructeur automobile, par exemple, est organisé sur le modèle de Toyota s’il vend des véhicules de bas de gamme. Les automobiles luxueuses sont plutôt produites selon un modèle proche de l’artisanat. Cela tandis que les sous-traitants des grands constructeurs, qui fabriquent souvent les mêmes pièces pour des entreprises concurrentes, suivent les modèles taylorien ou fordien.