Relations de travail et reconnaissance
Face aux écarts entre le prescrit et le réel, les travailleurs peuvent essayer de se mobiliser collectivement pour dépasser les lacunes des prescriptions. Ils communiquent, s’échangent des solutions, construisent des règles informelles pour arriver à faire le travail. Pour que cela soit possible, il faut rendre visible et partager une partie des façons de travailler pour pouvoir établir cette coordination. Pour cela, il faut une certaine confiance dans le collectif de travail. Dans la chimie, par exemple, les ouvriers, bien qu’ils aient chacun un poste précis, partagent un certain nombre de connaissances sur l’ensemble du système et sur les activités des uns et des autres. Ces connaissances sont indispensables pour savoir ce qu’il faut faire, qui appeler, quand quelque chose ne marche pas, quand un élément du processus de fabrication est déréglé. Pour que ce soit possible, il faut un collectif. Ce qui veut dire une certaine permanence des salariés, ainsi que des temps où ils peuvent parler entre eux. Ces temps d’échange doivent être possibles à l’intérieur du temps de travail. En fait, cela représente des conditions assez lourdes qui tendent à se raréfier du fait de certaines conditions d’emploi actuelles : intérim, contrats à durée déterminée, équipes de travail qui changent beaucoup. Mais s’il y a un problème, les personnes risquent d’être perdues et il n’y aura pas de solution efficace parce qu’il n’y a pas de collectif de travail. Le collectif de travail donne du sens à chacun. Ce n’est pas la société en général qui donne du sens à un travail, ce sont les personnes avec qui les travailleurs interagissent. Dans les industries à risques, comme le nucléaire ou la chimie, le collectif de travail peut se débrouiller pour être efficace, quitte à transgresser certaines règles et prescriptions pour pouvoir assurer la production. Cependant, le problème est alors de savoir comment cela va être accepté par la hiérarchie immédiate, qui, en général, le sait, mais qui a également des contraintes ne lui permettant pas toujours d’être solidaire du collectif (cf. Dejours, 1992). On comprend à partir de ces exemples qu’il n’est pas toujours évident d’obtenir la reconnaissance d’une activité, de nouvelles solutions, quand, en même temps, celles-ci s’opposent aux consignes officielles de l’organisation.
Le travailleur se situe dans une organisation du travail particulière, la question qui se pose est de savoir si l’effort effectué dans cette organisation va être suffisamment reconnu pour qu’il puisse éprouver du plaisir à faire ce travail ou si cette reconnaissance est insuffisante et ne lui laisse donc que de la souffrance. La reconnaissance de l’effort peut s’exprimer à travers un jugement d’utilité qui témoignera de l’efficacité de cet effort. D’un autre côté, les pairs apportent un jugement esthétique qui contribuera à définir l’identité professionnelle de l’individu. Si cette reconnaissance, d’un côté et/ou de l’autre, est positive, l’individu sera dans une situation où le plaisir va prendre le pas sur l’effort. Si ce n’est pas le cas, il ne reste à la personne que l’effort qui n’est pas contrebalancé par un plaisir, et on peut parler de souffrance au travail. Bien sûr, entre ces deux extrêmes, différentes stratégies, individuelles mais aussi collectives, peuvent être déployées pour rendre « supportable » le travail, permettre de faire face à la peur ou à l’ennui, etc. Ces stratégies ont parfois des effets négatifs.
L’alcoolisme, la culture de virilité ne sont pas très favorables à la santé physique, par exemple.
Dans les métiers du bâtiment, Cru (1993) a pu mettre en évidence une stratégie collective de défense contre la peur. Dans ces métiers, si vous avez peur (de travailler en hauteur, d’escalader un échafaudage, de monter sur une grue), vous ne pouvez pas travailler. Pour ne pas la ressentir, le collectif va s’associer pour permettre à la personne de dénier cette peur, de l’éliminer de la conscience. Différents comportements de compétition, de jeux, des prises de risque inutiles vont être utilisés. Cette culture particulière, transmises aux nouveaux à travers une série d’épreuves (aller chercher un seau en haut d’une grue, par exemple) va entretenir ce déni de la peur et construire une perception très singulière des risques. Par exemple, pour un ouvrier, une chute d’échafaudage qui conduit à se casser un bras : « ce n’est rien ». Un « vrai » accident c’est quand on ne peut plus travailler (paralysie, par exemple). Dans ces métiers, réservés souvent aux travailleurs immigrés et aux classes sociales les plus défavorisées, l’absence de peur n’est pas le résultat de caractéristiques ethniques particulières (comme il est souvent dit à propos des indiens aux États-Unis), mais bien une stratégie permettant de « supporter » un travail indispensable pour vivre. Les conséquences sont terribles puisque ce secteur est largement surreprésenté pour les accidents du travail, y compris mortels.
On ne peut pas juger l’effet psychopathologique d’un travail en examinant uniquement les tâches et les conditions objectives de ce travail. L’important est aussi dans le contexte social et relationnel dans lequel ces tâches sont réalisées. Les processus de reconnaissance sont complexes, les stratégies défensives plus ou moins perceptibles. L’enquête en psychodynamique implique nécessairement une activité de clarification et d’analyse avec le collectif de travail de ces éléments. Il ne s’agit pas de faire éclater les défenses existantes, ce qui serait dangereux psychiquement, mais d’accompagner le groupe dans la construction de nouvelles règles de métiers, de nouvelles pratiques qui soient moins pathogènes.