Penser à la honte dans la pratique de la cure
Les hontes liées à des fantasmes, comme celle de l’érythrophobe dont le visage rougit sous l’effet d’une pensée qu’il réprouve sont en général familières aux psychanalystes. Par contre, les hontes liées aux situations de souffrance extrême ayant entraîné un clivage du moi, ainsi que les hontes indicibles liées à un secret familial sont bien souvent mal perçues par eux. J’ai évoqué au cours de ce travail la tendance de nombreux cliniciens à privilégier, chez leurs patients, l’écoute de la vie fantasmatique sur les atteintes traumatiques de la personnalité. Or une écoute des traumatismes est essentielle pour éviter que la honte-signal d’alarme ne se transforme en honte-symptôme, puis que celle-ci ne se fige dans un ensemble d’attitudes catastrophiques faisant évoluer le sujet vers un état d’inhibition et de confusion graves. Et cette écoute doit être faite sur plusieurs générations, impliquant les hontes vécues par le patient lui-même, mis aussi les hontes liées à des conflits inconscients que ses parents n’ont pas pu résoudre, ou à des atteintes traumatiques qu’ils n’ont pas su élaborer. À cette difficulté s’en ajoute une autre. Janine Puget (1989), à propos de la pratique de la psychanalyse dans un état dominé par la dictature, souligne qu’une grande difficulté des cures tient au fait que patients et analystes sont exposés aux mêmes peurs. Cette situation stimule ou inhibe la curiosité du psychanalyste en fonction de ses propres inquiétudes et, à la limite, l’amène à partager certaines perceptions erronées de son patient. Or ce mode de fonctionnement psychique, s’il est considérablement dramatisé lorsque patient et analyste vivent dans un état totalitaire, n’est jamais totalement absent du quotidien analytique. Et des partages inconscients autour de la honte peuvent toujours venir troubler la capacité d’écoute de l’analyste.
Établir une bonne symbiose et lever les dénis:
Le patient qui a vécu des effractions et des traumatismes psychiques graves générateurs de honte indicible a d’abord besoin d’établir les conditions d’une symbiose réussie avec le thérapeute. C’est ce que Winnicott désignait en parlant de la possibilité pour le patient « d’utiliser» le thérapeute et de pouvoir « créer » avec lui la relation. Une telle possibilité nécessite une permissivité du thérapeute d’une tout autre nature que celle qui est habituellement requise pour les patients névrotiques. Par exemple, le silence du psychanalyste doit parfois laisser la place à une attitude chaleureuse et active. Cela, afin que soit sauvegardé l’essentiel, c’est-à-dire la tentative conjointe du thérapeute et du patient de mettre en mots les expériences traumatisantes qu’a vécues celui-ci.
Par ailleurs, cette bonne « symbiose » implique que le psychanalyste sache reconnaître la portée de traumatisme psychique de situations pénibles vécues par le patient. Rien de ce qu’il a vécu ne doit être considéré comme justifiable ou acceptable. Toute tentative de compréhension des traumatismes subis en terme de satisfaction des composantes infantiles ou masochiques de la personnalité ne peut qu’avoir des conséquences dramatiques. En effet, même si l’expérience traumatique a pu satisfaire certains désirs infantiles refoulés ou clivés comme des désirs archaïques de dépendance à une autorité investie de toute-puissance elle n’a en aucun cas été souhaitée. La reconnaissance des blessures narcissiques et des humiliations subies est un ancrage indispensable pour que le déni de la violence dont le patient a en général été l’objet de la part de son agresseur puisse être levé. Dans certains cas, la souffrance et la honte d’un sujet ne peuvent être soulagées qu’à être également rapportées et articulées avec la valeur qu’elles ont prise pour un (ou plusieurs) autre(s) individu(s) du groupe auquel le sujet appartient. En particulier, les répétitions de certaines attitudes de souffrance honteuse nécessitent, pour prendre fin, leur mise en relation non seulement avec les situations de honte réellement subies par le sujet, mais aussi avec la jouissance que ces souffrances ont procurées à l’auteur (ou aux auteurs) des humiliations. C’est en effet la jouissance non reconnue de l’autre qui, comme dans le cas de Françoise , verrouille la répétition d’une façon incompréhensible au sujet. L’analyse de la position du sujet dans son groupe a pour objet de permettre que le patient reconnaisse l’existence de tels liens et des tels « pactes » (Kaës R., 1989) inconscients, aliénants et mortifères, générateurs de honte. En travaillant à les délier, l’analyse travaille à la possibilité que des liens nouveaux se nouent. Parallèlement, il est particulièrement dangereux de vouloir rendre le patient trop prématurément sensible à la dynamique psychique de celui dont il a souffert, c’est-à-dire au fait que celui-ci n’a bien souvent humilié le patient que par la répétition d’humiliations qu’il avait lui-même subies précédemment de la part d’un autre sujet. Une telle entreprise, pour ne pas être reçue comme la manifestation d’une incompréhension grave du psychanalyste voire comme une façon de sa part de se ranger du côté de l’agresseur , ne peut venir qu’au terme d’un long travail. Alors, le patient qui a acquis le pouvoir de comprendre se trouve également en mesure de pardonner ou non.
De même, il convient de ne jamais confondre les agents qui ont imposé le traumatisme honteux avec la reviviscence d’objets internes du patient. La honte, comme nous l’avons vu, peut être celle d’un objet d’amour fondamental ; mais elle peut aussi provenir d’un personnage plus lointain, voire étranger à l’environnement habituel du patient, ou même de toute une collectivité.
Enfin, un moment essentiel de la prise en charge de la honte consiste dans le renforcement des processus secondaires permettant d’en limiter les effets désagrégatifs. Ceci passe en particulier par la remémoration des conditions de la honte, afin de spécifier son expérience dans une durée et un espace, c’est-à-dire de lui donner un cadre spatio-temporel qui fonctionne pour elle comme une enveloppe. Ce travail permet que la honte cesse d’envahir le système psychique dans son entier, c’est-à-dire qu’elle cesse d’imprégner la façon dont le sujet se perçoit et se sent à travers les multiples occasions de sa vie quotidienne. Mais un tel travail n’est lui-même possible qu’à partir du moment où les processus secondaires du patient sont devenus assez forts pour se confronter à la remémoration des conditions de la honte. C’est-à-dire que le travail sur les processus secondaires doit d’abord être mené autour d’événements moins traumatiques, avant d’aborder ceux qui ont engendré la honte.