Pauvreté, honte et défaut d'intimité
Dès qu’elle dit parler de honte sociale, Denise parle en fait de honte du corps. Dans Les armoires vides, la misère sociale, invoquée ensuite comme cause principale de la honte, est d’abord exposée comme le théâtre d’une intimité corporelle impossible. Cette intimité impossible est plus qu’un chaînon intermédiaire entre la misère et la honte. Elle est ce qui donne à celle-ci sa forme et son contenu, avant qu’un déplacement ne vienne faire de la misère la cause directe de la honte, puis, par généralisation, de la honte une conséquence inéluctable de la misère.
Dans Les armoires vides, le manque d’espace et la confusion des lieux privé et public (le premier constitué essentiellement par la cuisine et le second par l’épicerie-café tenue par la famille) constituent la toile de fond d’une indistinction permanente entre soi et les autres. Une indistinction que la romancière nous fait sentir à travers la multitude des effractions auxquelles Denise est soumise. C’est d’ailleurs par le récit d’une effraction que débute le roman : Denise, devenue adulte, est obligée de se faire avorter. L’intimité de son corps est violée par la sonde que lui met en place une « faiseuse d’anges ». Et c’est sur la trace des multiples viols dont son enfance fut le théâtre que nous conduit alors
Denise : des viols visuels, mais aussi sonores et olfactifs.
Denise n’a aucun endroit où cacher sa nudité. Des clients viennent la regarder au cours de sa toilette et l’interpellent avec des propos ambigus où perce leur désir sexuel d’adulte. Inversement, elle doit subir l’exhibition des « vieux cochons » du café qui lui montrent leur « sexe ramolli » en sortant des W.C. situés sur le chemin qu’elle doit emprunter.
L’appartement de la famille étant situé au-dessus de l’épicerie-café, Denise ne peut échapper aux bruits des voix oui montent. Même réfugiée à l’étage au-dessus, elle entend les histoires douteuses chuchotées entre sa mère et des clientes, elle perçoit leurs rires sourds, elle subit les bruits corporels des consommateurs, tels qu’éructations ou hoquets, et elle
ne peut échapper à leurs cris et aux plaisanteries sexuelles qu’ils lui adressent. De même, le lit de Denise n’est séparé de celui de ses parents que par une cloison légère. Denise participe auditivement à l’ensemble de leurs activités intimes. Elle attribue même à la violence d’une telle rencontre quotidienne la cause principale de sa haine à leur égard, comme dans une tentative de décollement corporel qui ne pourrait être que brutal. « Je déteste mon père parce que tous les matins, la cascade de pisse dans le seau de chambre traverse la cloison jusqu’à la dernière goutte. » Enfin, dans une telle proximité, les odeurs de chacun ne tardent pas à devenir envahissantes : sueurs, urines et vomissements des clients, mais aussi sanies et excréments de toute la famille. En effet, l’eau utilisée par chacun pour sa toilette reste ensuite conservée à la vue de l’ensemble de la famille avant d’être utilisée pour laver le plancher, ceci afin d’économiser le savon qu’elle contient… De même, les excréments de chacun des membres de la famille sont mélangés afin d’être utilisés par le père pour fertiliser le jardin chaque soir.
Les parents de Denise tentent de faire contre mauvaise fortune bon cœur et développent une morale qui justifie leur situation. Obligés de vivre dans une promiscuité qui interdit toute expression d’une originalité personnelle, ils répètent à l’envi que l’orgueil, c’est se croire différent. Mais ils tentent également de s’adapter à cette situation par des comportements qui leur permettent d’en retirer quelques satisfactions, même si c’est au prix d’accroître encore l’indifférenciation familiale : la mère de Denise prend plaisir à faire sentir ses culottes à son mari et à sa fille , et son père profite de son moment de jardinage pour vérifier que les seaux de chambre ne contiennent rien d’anormal…
Denise, elle, réagit à l’ensemble de ces effractions par la honte de son propre corps. Cette honte la protège. Dans un monde où la proximité corporelle est si forte, la honte attachée à la sexualité est en effet le seul rempart qui puisse la protéger contre le risque d’un rapprochement sexuel prématuré et dangereux, voire incestueux.
De la sexualité honteuse à la pauvreté honteuse:
Comme tant d’enfants de sa génération, Denise découvre la sexualité dans la honte. S’étant masturbée, elle a le sentiment d’une « tache ». Ce( n’est pas seulement son acte qu’elle condamne, mais le désir qui l’y a conduite. Elle veut expulser ce désir en dehors d’elle, craignant, si elle n’y parvient, d’être elle-même expulsée hors de la communauté. Il lui faut « effacer ça… un terrible secret… le péché mortel à la gorge », afin dt redevenir « semblable aux autres ». Mais Annie Ernau ne se contente pas de décrire les tourments de Denise confrontée au exigences de sa sexualité naissante. Elle pointe surtout, de façon capital à la compréhension des détournements et déplacements de la honte, le rôle joué par sa mère dans le passage de la honte de la sexualité à la honte de la pauvreté et, plus encore, de la honte de la pauvreté à la honte des origines sociales.
Dans le langage de la mère de Denise, honte et sexe sont très souvent liés, mais aussi honte et pauvreté. Parfois, cette liaison prend la forme d’une dénégation. Par exemple, parlant de personnage très pauvres chez lesquels elles se sont rendues en visite, sa mère dit à Denise : « Faut pas les mépriser. » Ce qui est indirectement une façon de reconnaître que la tentation du mépris est possible à l’encontre de tels gens. Denise ne s’y trompe pas et note comment, dans la bouche de sa mère, une telle réflexion peut signifie le contraire de ce qu’elle paraît vouloir dire. La mère de Denise est d’ailleurs présentée comme tout à fait capable d’accabler de ses insultes et de son mépris les clients qui vont faire leurs achats ailleurs Par ailleurs, et c’est essentiel, cette honte dont la mère de Denise parle si souvent, elle en accable aussi son mari, le père de la fillette. À la fin de la journée, lorsque père et fille s’excitent dans des jeux de caresse et de tendresse, la mère crie : « Arrêtez vos conneries ». C’est aussi dans ces moments-là que la mère attaque le père : « Tu perds ton temps à des foutaises. » Vient alors le reproche de manquer d’ambition, puis celui d’être prisonnier de son milieu « péquenot ». Ainsi, la mère de Denise, lorsqu’elle dévalorise son mari, met-elle en relation les défauts qu’elle lui reproche avec ses origines sociales ». Pire encore, elle accable alors le père de sa réprobation en disant qu’elle a honte que son père, pourtant si fort avec les clients, ne répond pas aux attaques de sa femme et y réagit par une attitude honteuse. Enfin, la mère de Denise la force à choisir entre eux deux. C’est-à-dire, à ses yeux, entre elle et ses aspirations à un mieux-être et un père irrémédiablement médiocre d’être issu d’un milieu qui « manque d’ambition ». Dans son quatrième ouvrage, La place, Annie Emaux parlera précisément d’attaques et d’humiliations dont son père était victime de la part de sa mère. Humilié par elle, disait-elle, « afin qu’il perde ses mauvaises manières », sous-entendu ses manières de paysan ou d’ouvrier.
Pourtant, cette honte dont la mère de Denise accable son mari, elle ne peut la rejeter totalement sur lui. Elle aussi est honteuse, d’une honte qui concerne moins la pauvreté que le risque de se révéler différente et d’être rejetée pour cela. C’est la crainte du « Qu’en dira-t-on ? », encore formulé comme : « Qu’est-ce qu’on va penser de nous ? ». Une crainte qui ne traduit pas l’angoisse d’une culpabilité intériorisée, mais celle d’une honte sociale à laquelle l’ensemble de la communauté participe et dans laquelle chacun baigne d’une façon qui fait lien, mais en empêchant du même coup toute tentative de différenciation condamnée comme « orgueil ». Les efforts de la mère de Denise pour rejeter sur son mari la honte qu’elle éprouve est peut-être sa façon à elle de tenter de s’en libérer. En tous cas, elle n’y parvient pas totalement puisque cette honte, elle ne peut s’empêcher de l’éprouver . Mais par ce comportement, elle pointe malgré elle à sa fille la voie d’un mécanisme de défense possible : rendre l’autre honteux pour tenter d’exorciser sa propre honte. Denise restera d’une certaine manière fidèle à sa mère en méprisant son père et en justifiant ce mépris par la honte de comportements liés à ses origines sociales. Mais elle se vengera aussi d’elle. Alors que sa mère avait tenté d’utiliser le mépris pour isoler son mari et établir avec sa fille une complicité contre lui, Denise englobera ses deux parents dans un même rejet.
Pourtant, en agissant de la sorte, Denise fait l’économie d’une autre révolte. Traiter ses parents de « péquenots » lui permet de ne pas se confronter à une autre réalité dont pourtant ce livre est plein, le manque d’amour tendre et de gratifications apportées par ses parents. Si son père la câline, c’est d’une façon qui culmine condamnée par sa mère. Quant à celle-ci, elle insulte non seulement son mari, mais aussi sa fille, la traitant par exemple de « sale carne » , la menaçant à la moindre occasion de « finir mal ».
De même, si un compliment vient des clients du café, c’est aussitôt détourné de son sens et pris dans une allusion sexuelle grossière. La gratification d’un client du café découvrant la petite Denise (« T’es belle comme un chou… ») est immédiatement suivie de la menace d’une « fessée déculottée » . Comme si la beauté de Denise ne pouvait pas appeler la tendresse de la part des adultes qu’elle côtoie, mais seulement l’excitation, une excitation immédiatement traduite dans le langage de la violence sexuelle : celle d’un viol du regard (lui ôter sa culotte) et d’une punition sur les parties génitales… Dans ce monde où le contact avec l’adulte est si facilement culpabilisé (par la mère) ou culpabilisateur (par les propos des consommateurs), seul reste le réconfort de la caresse donnée à soi-même, ou les regards imaginaires qui réchauffent. Pire encore, dans ce récit, Denise ne se présente comme valorisée ou gratifiée dans aucun de ses choix. Pourtant, on ne peut pas dire non plus qu’elle soit dévalorisée, sauf à quelques exceptions quand elle doit subir le mépris de sa mère. Il est plus juste de dire qu’elle est traitée en chose qui doit être sage, rangée, rendre service. Son enfance est marquée plus par une absence d’intérêt que par une dévalorisation. Ses parents ne « s’intéressent jamais à ce qu’elle fait », ils sont « toujours dans leurs casiers, leurs bouteilles vides à redonner au livreur, leurs pourcentages. »