LES TRANSMISSIONS FAMILIALES DE LA HONTE
La honte est l’affect maître du secret. Celui-ci, en effet, n’est pas simplement quelque chose qui n’est pas dit. On ne peut jamais tout dire, et chacun préserve un espace psychique privé. Ce n’est pas non plus quelque chose qui devrait seulement rester caché. C’est quelque chose qui doit rester caché parce que sa divulgation porterait atteinte à quelqu’un. Il ne s’agit pas d’ailleurs forcément d’un risque couru par le porteur de secret lui-même, et la personne menacée par la divulgation est bien souvent quelqu’un que le porteur veut protéger par son silence. L’important dans le secret, est que quelque chose doive rester caché pour protéger quelqu’un de la honte. Que cette protection soit inutile ou illusoire ne change rien à sa nécessité. C’est pourquoi les secrets de famille sont à la fois anodins et dramatiques : anodins par le caractère souvent banal des situations qui sont à leur origine, qui les fait parfois nommer « secrets de polichinelle » ; et pourtant fréquemment dramatiques par leurs conséquences. J’ai montré, en 1990, comment un événement gardé secret par un parent influençait le devenir, psychique et, par contrecoup social, d’un enfant, et même le devenir de sa descendance. Cependant, un secret comportant une honte sociale n’entraîne pas forcément des troubles psychiques chez les descendants si l’événement en cause a pu faire l’objet d’une communication suffisante de mots et d’émotions entre le(s) porteur(s) familiaux du secret et leur(s) enfant(s). Mais ce cas de figure est bien improbable et, le plus souvent, un secret impliquant une honte sociale est caché par son détenteur à ses propres enfants. C’est pourquoi la question de la mémoire familiale oblige à envisager le problème de la mémoire individuelle dans des conditions psychiques qui mettent enjeu d’autres mécanismes que le refoulement. Si celui-ci est en effet la cause principale des perturbations de mémoire personnelle c’est pourquoi Freud lui a fait la plus grande place , la question de la mémoire familiale, et donc de la transmission psychique transgénérationnelle, oblige à envisager les perturbations de mémoire provoquées sur plusieurs générations par les événements vécus dans la souffrance et la honte, et qui ont, à ce titre, été effacés de l’esprit de celui qui les a vécus par un mécanisme de clivage plus ou moins grave Leur enterrement psychique correspond pour le sujet à la nécessité de se protéger contre la douleur qui a accompagné l’événement, ou même contre le risque de destruction psychique que celui-ci lui a fait courir. De telles hontes, lorsqu’elles pèsent sur les descendants du porteur initial du secret, touchent, comme les hontes liées à leur histoire propre, au fondement de leur existence. Mais l’individu sur lequel pèse le poids de la honte d’un ascendant ne dispose, à la différence de celui qui a éprouvé une honte personnelle, d’aucun moyen de se mettre en accord avec lui-même. En effet, cette honte ne concerne pas sa dynamique psychique personnelle, mais la dynamique psychique d’un autre en lui Et il lui est à la fois interdit d’en connaître plus, et impossible de ne pas fantasmer, à son corps défendant, sur ce qui lui est caché.
En effet, tout enfant est soumis, dès sa naissance, à un ensemble de communications hétérogènes. Certaines de ces communications répondent à ses attentes. Certaines le sollicitent en dehors de ses attentes mais selon un ensemble organisé et cohérent (telles sont en particulier les communications liées aux apprentissages que doit faire tout enfant, sous-tendues par les ensembles culturels auxquels se rattachent les parents). Enfin, certaines sont liées aux fantasmes parentaux, aux conditions d’appropriation de leur propre histoire qu’ils n’ont parfois pas symbolisée et aux fantasmes inconscients dont les générations précédentes les ont marqués. Ces dernières communications, plus que les précédentes, se présentent de façon anarchique et incohérente. Mais dans la mesure où les parents les imposent à l’enfant sans éprouver eux-mêmes de malaises ou de sentiments trop pénibles, ces parents ne cessent pas de constituer pour l’enfant un support affectif et de pensée à la constitution de son monde intérieur. C’est ce qui permet à l’enfant de prendre, de l’ensemble de ces communications dispersées, leur meilleure part : un accès structurant à la différence entre vie et mort (ou, si on préfère, entre monde des êtres vivants et monde des objets inanimés), à la succession des générations et à la différence des sexes ; ainsi qu’un point de départ à l’élaboration, par l’enfant, de son mythe originaire individuel.
Mais il peut arriver que cette mémoire familiale dessine à travers son anarchie une figure mystérieuse et indicible, qui se met alors à fonctionner pour l’enfant comme un point de fixation. Tel est en particulier le cas lorsqu’une expérience incommunicable vécue par un ascendant incommunicable parce que vécue dans une honte extrême
a polarisé son fonctionnement mental et ses communications. De telles perturbations peuvent rendre fou un enfant ou le plus fragile des enfants d’une famille. Elles peuvent aussi, il est vrai, mais bien plus rarement, favoriser une créativité, lorsque le créateur parvient à parler du point aveugle que le non-dit parental a déposé en lui (Tisseron, 1990a). J’ai également montré (1990a) comment l’étude des non-dits familiaux recoupe le problème des non-dits relatifs à des terreurs et à des hontes collectives. En effet, les familles dans lesquelles un ou plusieurs membres ont été soumis à des situations de terreur ou de honte engendrent en leur sein des systèmes de violence liés aux effets du non-dit.
Enfin, il me semble de plus en plus qu’il n’existe pas de pathologie psychique grave, que ce soit de l’ordre de la psychose ou de celui de la névrose (en particulier phobique ou obsessionnelle), sans qu’intervienne, outre des conflits psychiques non résolus en liaison avec l’une ou l’autre phase du développement pulsionnel, une pathologie transgénérationnelle qui agit sur les premiers dans le sens d’une aggravation irrémédiable. En d’autres termes, très souvent, l’ensemble conceptuel mis au point par Freud nous est utile pour comprendre la façon dont les symptômes se constituent, mais il ne nous permet que très imparfaitement de saisir pourquoi un symptôme, tantôt reste compatible avec la vie courante, tantôt s’enfle de manière démesurée. C’est là que se situe le rôle essentiel des secrets de famille. C’est-à-dire non seulement dans une détermination symbolique du contenu des symptômes, mais aussi dans une mise en impasse de ces symptômes qui résistent à l’approche psychanalytique centrée sur la dynamique psychique individuelle. Les secrets familiaux contribuent à empêcher certains enfants de franchir des étapes essentielles de leur évolution, rendent problématique pour d’autres l’accession au monde symbolique, et en engagent d’autres vers des perturbations de la sphère narcissique ou divers troubles des phases anale, phallique ou œdipienne. Et comme, en outre, le patient qui a eu à souffrir d’un secret familial ne doit rien en connaître, il s’entend tout naturellement à merveille avec le psychanalyste qui ne veut rien en connaître non plus, de telle façon que l’existence du secret ne puisse jamais être mise à jour…