Les théories de l'activité du travail
Tâches et activités
Pour comprendre l’activité réelle des travailleurs, les travaux des ergonomes ont introduit la distinction entre différents types de tâches qui nous permet de mieux comprendre en quoi consiste cette activité réelle. Cette dernière est importante à connaître si on veut véritablement intervenir sur le travail pour en améliorer l’exercice, que ce soit au niveau de son efficacité ou du bien-être du travailleur.
La tâche prescrite est définie de manière théorique par des gammes, procédures, notes de service, consignes, ordres, manuels… Mais le travailleur n’est pas une machine, il a une activité mentale importante qui ajuste cette tâche prescrite par deux types d’adaptation :
- Adaptation interne à ses propres caractéristiques, représentations du travail à faire, normes de groupe, etc. : c’est la tâche induite ;
- Adaptation aux circonstances non prévues (aléas, incidents, contraintes, variations, défauts du matériel ou du matériau, etc.) : c’est la tâche spécifiée (i.e. adaptée à la situation)
L’ensemble de ces adaptations aboutit à la tâche effectivement réalisée. L’activité de travail recouvre l’ensemble de ce processus où sont en jeu les différentes fonctions psychologiques dans un contexte situé (dans le temps et dans l’espace, physique et social). Les écarts entre la tâche prescrite et la tâche effectivement réalisée sont nombreux et l’activité humaine se déploie dans ces écarts :
- l’activité ne peut être confondue avec la tâche que dans le cas où l’opérateur est remplacé par un automate ;
- le travail humain peut être considéré comme une activité de « récupération » des failles des différentes prescriptions.
Les causes de ces écarts sont, par exemple :
- le fait que les normes de travail sont définies à partir des gestes sans considération de l’activité mentale qui les organise ;
- l’état de l’opérateur n’est pas fixe ;
- l’individu standard n’existe pas ;
- tous les aléas ne sont pas pris en compte ; etc.
Ainsi, des questions se posent sur le fait de savoir comment décrire, comprendre, expliquer toute cette activité qui constitue l’essence du travail humain ? Ces questions constituent l’objet des théories de l’activité.
À travers leur ouvrage sur l’analyse du travail, Ombredane & Faverge (1955) ont contribué à l’émergence d’une ergonomie de langue française à partir d’une critique du taylorisme et de l’approche américaine en termes de « human factors ». Plus récemment, Clot et son équipe ont permis de redécouvrir l’école russe (Bakhtine, Leontiev, Vygotski) de psychologie et ses apports à la compréhension du rôle des interactions sociales et du langage dans le développement psychologique. On peut également citer la contribution de différentes disciplines qui, sans forcément se centrer uniquement sur les activités de travail, ont apporté des méthodes et des concepts particulièrement utiles à l’analyse très fine des activités de travail : l’anthropologie cognitive (Hutchins), l’ethnométhodologie (Garfinkel), l’étude de la logique naturelle (Grize) et des apprentissages et communications (Engestrôm), etc.
Sur le plan conceptuel, on peut distinguer, avec Theureau (2004 et 2006) :
– l’acte : unité isolable dans le cours du déroulement d’un comportement avec un découpage effectué selon la signification de l’acte ;
– l’action : intervention dans le but de modifier un état des choses (transformation, arrêt d’une transformation en cours, empêchement d’une transformation qui risquerait de se produire) ;
– activité : un processus se déroulant dans le temps (prise d’informations, raisonnements, communications, actions) et une « réalisation » (adaptation au réel de la situation, en relation avec d’autres).
Pour Vygotski, l’étude de l’activité est l’objet central de la psychologie et permet de relier les différentes fonctions psychologiques :
– en prenant en compte des aspects conscients et historiques des fonctions psychiques ;
– en montrant la genèse sociale de la pensée qui relie cognition, perception, action, communication ;
– en constatant les liens étroits entre le discours et l’action : l’activité d’un opérateur se développe tant en actions qu’en communications, l’apprentissage est médié par du langage (discours interne, discours adressé par les autres).
Theureau (2004 et 2006) englobe l’analyse de l’activité dans une approche plus large des cours d’action. Pour lui, l’activité comprend en effet une partie observable (mais que l’acteur ne peut totalement exprimer) et une partie racontable et commentable (qui déborde la partie observable). Le cours d’action est alors défini de la manière suivante : « activité d’un ou plusieurs acteurs engagés dans une situation, qui est significative pour ce ou ces acteurs, c’est-à-dire racontable et commentable, en partie, par lui ou eux à tout instant ».
L’analyse des cours d’action consiste à étudier les actions, communications, sentiments, émotions et interprétations des acteurs. Elle permet la découverte des éléments réellement utilisés par les acteurs dans l’activité (et non supposés a priori) :
– les caractéristiques de l’acteur ;
– la situation, c’est-à-dire les caractéristiques pertinentes de l’environnement pour l’acteur ;
– le référentiel culturel, c’est-à-dire les éléments de l’expérience passée, de la culture de métier, mobilisés par l’acteur (ce que Faïta et Clot appellent le « genre » du métier, en référence à l’analyse littéraire, par opposition au « style » singulier d’un individu appartenant à ce métier).
L’étude fine des cours d’action et de l’activité des travailleurs montre ainsi l’engagement total des différentes fonctions psychologiques (cognitives, affectives, langage, mémoire, etc.) d’une personne dans son travail. En ce sens, le travail n’est pas un domaine « d’application » de la psychologie mais peut effectivement constituer un terrain d’émergence et d’étude de questions fondamentales qui peuvent être utiles pour toutes les branches de la psychologie.
Langage et cognition dans le travail
Le rôle du langage et des cognitions dans le travail a fait l’objet de recherches approfondies depuis quelques années. Il ne s’agit pas d’une inflexion liée à l’idée que les activités des travailleurs seraient plus « intellectuelles », maintenant que par le passé, car ces recherches portent aussi sur des activités dites « manuelles ». Il est plutôt question là aussi d’un approfondissement de la compréhension de l’activité réelle de ces travailleurs, avec l’aide de disciplines (microsociologie, anthropologie, linguistique, etc.) qui ont constitué un apport important pour observer le travail sous des angles nouveaux.
On constate ainsi que pour travailler :
– il faut communiquer par la parole, l’écrit avec d’autres (collègues, hiérarchie, clients, fournisseurs, etc.) ;
– il faut penser à plusieurs pour résoudre des problèmes (compétences réparties entre plusieurs personnes) ;
– il faut s’aider d’objets, d’artefacts cognitifs (notes, post-it, plans, procédures, aide-mémoire, agendas, modes d’emploi, écrans de visualisation, indicateurs, etc.) ;
– il faut utiliser et fabriquer des connaissances « ici et maintenant » dans le cours de l’action.
Le langage et les cognitions sont donc au cœur de l’activité de travail. Le langage est présent et important à plusieurs niveaux (cf. Borzeix & Fraenkel, 2001) :
– Pour la production du sens, avec des variations syntaxiques et sémantiques très significatives. Par exemple, quand on demande à plusieurs personnes : «Pouvez-vous me parler de votre travail actuel? », l’une répondra : « Je suis OS » (statut), l’autre : « Moi je travaille à l’annexe de X » (référence et identification à l’entreprise), et la troisième : « Je fais du dépannage » (activité concrète).
– Le travail produit une complexité des situations d’énonciation, qui conduit d’ailleurs beaucoup de métiers et d’entreprises à développer un vocabulaire particulier pour permettre de réduire cette complexité, au moins entre collègues.
– Il y a une grande hétérogénéité des acteurs sociaux impliqués dans un contexte de travail (problèmes de « traduction », de compréhension entre eux).
– Le sens ne préexiste pas à l’énonciation, il se construit dans l’interaction sociale. L’interprétation ne va pas de soi, elle est négociée, elle nécessite par différents indices de trouver le cadre adapté. L’agir com- municationnel (Habermas) est ainsi particulièrement nécessaire à l’activité (« Mais qu’est-ce qu’on doit faire exactement ? »).
Dans de nombreux métiers « faire c’est dire » :
– les métiers relevant d’une « relation de service » ;
– l’encadrement et le management (« Depuis qu’il est cadre, il ne fait plus rien… », mais il parle, communique) ;
– les psychologues…
Le langage (écrit, parlé, mais aussi de multiples systèmes symboliques) a de multiples fonctions dans le cadre des activités de travail :
– apprendre des autres ;
– fabriquer des référents communs et un savoir partagé ;
– négocier des différences de perspective ;
– répondre aux transformations des situations ;
– programmer des coopérations ;
– résoudre des problèmes ;
– produire des jugements ; etc.
Du côté des travaux sur le rôle des cognitions dans l’activité, les recherches ont montré, par exemple, les résultats suivants :
– Les connaissances utilisées dans l’activité ne préexistent pas toutes à l’action : en situation, certaines connaissances sont créées spécifiquement. Elles ne sont pas forcément conservées après l’action (pas de mémorisation systématique).
– L’idée de cognition « située » permet d’expliquer la variabilité inter- et intra-opérateur. Toutes les connaissances ne sont pas « générales » ou « généralisables ».
– Chaque exécution d’un travail a une histoire propre, dépendante des caractéristiques de la situation sur laquelle se focalise l’opérateur.
– L’étude des activités cognitives en situation « naturelle », hors laboratoire, remet en cause le modèle du « système de traitement de l’information » qui ne prend en compte que le fonctionnement cognitif interne d’un individu.
– On passe ainsi de l’étude des processus cognitifs individuels à une étude qui intègre la coopération et les objets médiateurs et/ou porteurs d’informations.
– La « denrée mentale » n’est en effet pas localisée uniquement dans un cerveau, elle est partagée, des objets la médiatise, l’organisation de l’espace peut contribuer à la façonner. Par exemple, une bonne partie de notre mémoire est en fait contenue dans des agendas, des répertoires, des cahiers de notes. De même, nos « priorités » sont plus souvent marquées sur un post-it qu’inscrites dans notre cerveau, etc.
Les travaux de Hutchins (1995) sur le pilotage aérien, ont montré, par exemple :
– L’existence et l’importance de connaissances partagées et partiellement redondantes. L’adaptabilité est ainsi plus forte en cas d’incident.
– Les artefacts cognitifs (cartes, plans, écrans, etc.) facilitent la distribution des cognitions.
– La structuration des interactions entre les membres du groupe fait que les propriétés cognitives du collectif sont différentes de celles des individus qui le constituent.
Les théories de l’activité présentent des caractéristiques communes qui ont énormément enrichi notre compréhension du travail, et permettent parfois des interventions pertinentes pour améliorer les postes de travail et le fonctionnement des équipes de travail. Les analyses situées, en « milieu naturel », en plus de leur validité écologique, intègre la complexité des situations et évitent tout réductionnisme. Elles permettent de comprendre les combinaisons et les interactions entre les actions, les communications, les discours, les perceptions, les raisonnements, cela en tenant compte du fait que les activités ne sont pas qu’individuelles mais se déploient à l’échelle du collectif.
Retenons également que sur le plan méthodologique elles ont montré qu’il faut combiner des observations directes et les verbalisations des travailleurs, respecter la chronologie de l’activité pour saisir les cheminements et processus en jeu et donner une place importante aux descriptions et interprétations des acteurs sur ce qu’ils font. De nouvelles activités, telles que celles engendrées par le travail coopératif appuyé sur les technologies de l’information et de la communication, montrent la pertinence des approches rapidement évoquées dans ce chapitre (cf. Bobillier-Chaumon, 2003).