Les problèmes psy: une grande fréquence
Une question revient comme les fleurs des marronniers au printemps : « L’accroissement des maladies mentales ne vient-il pas de la société actuelle ? Votre activité, cher Docteur, est sans doute le symptôme d’un mal social que vous prétendez soigner, sinon guérir, en traitant à tort les individus. Il faut s’attaquer à la racine du mal : la société. » Je vais essayer de répondre à cette question.
Il est difficile de savoir si la fréquence des troubles psychiatriques est en augmentation sur une longue période, car il n’existe de statistiques bien faites que depuis une vingtaine d’années. Ainsi, deux études, effectuées aux États-Unis dans la population générale ont abouti à la conclusion qu’une personne sur deux souffrira d’un problème psychiatrique au cours de sa vie. Sur une année, selon ces deux études, environ 30 % de la population sera victime d’un trouble mental défini dans les classifications internationales existantes. Une étude plus récente a réexaminé ces deux études américaines, en tenant compte de la sévérité des troubles ou de leur impact sur le fonctionnement de la personne, sa détresse ou la prise de traitement pharmacologique. Les chiffres ont alors fortement diminué, l’ensemble des troubles psychiatriques à fort impact ne correspondant plus sur un an qu’à 18,5 % de la population générale. Le tableau suivant représente cette estimation basse, laquelle suggère néanmoins que, sur un an, presque une personne sur cinq connaîtra une détresse psychologique, cette détresse provoquant souvent le sentiment d’être prisonnier de problèmes insolubles, de ne pouvoir faire face aux défis que lance la vie et d’être trahi par soi-même.
Des chiffres voisins ont été trouvés en France11 en ce qui concerne les troubles anxieux et la dépression. En Europe, la dépression atteint en moyenne 10 % de la population générale sur la vie, avec quelques différences entre pays. En France, le taux de dépression déclarée a été multiplié par sept entre 1970 et 1996 ; il est de 9 % sur six mois et c’est le deuxième en Europe après le Royaume-Uni (9,9 %). Il est plus élevé chez les personnes inactives (chômage ou maladie), à faibles revenus, peu éduquées, divorcées ou séparées. Quarante pour cent des déprimés n’ont pas conscience de l’être et ne cherchent pas d’aide3. Ces chiffres suggèrent qu’une politique maximaliste de santé mentale serait un gouffre financier. Ce point est à nuancer, car la sous-déclaration de la dépression à une époque où elle était mal diagnostiquée peut rendre compte, pour une part, de cette augmentation.
Bien que les statistiques sur le suicide n’échappent pas à la critique, car il existe une sous-déclaration du suicide dans certains pays, elles apportent, elles aussi, de mauvaises nouvelles. En 1994, la France tenait le quatrième rang en Europe. En 1997, le suicide des jeunes était en nette progression dans notre pays8. On peut établir une relation avec le taux élevé de chômage chez les jeunes, mais plusieurs facteurs économiques, culturels et psychologiques semblent se conjuguer pour expliquer cette augmentation.
Facteurs économiques et troubles psychologiques:
Les facteurs économiques sont à prendre en considération dans l’augmentation de la demande psy. Il a été démontré, aux Etats-Unis, que la pauvreté était associée à un risque deux fois plus important d’épisode psychiatrique. Un autre travail épidémiologique, effectué en Angleterre, a montré que la pauvreté et le chômage accroissaient la durée des épisodes de troubles psychiatriques, mais ne participaient pas à leur déclenchement. En revanche, être sous contrainte financière était un facteur à la fois de déclenchement et de durée.
La contrainte financière dans cette étude a été évaluée grâce à une échelle subjective, comportant trois questions, qui ont été posées à 10 000 personnes appartenant à des classes sociales diverses.
Les troubles psychologiques restent souvent latents dans la population et n’atteignent pas toujours un degré de gravité qui entraîne une recherche de traitement. Ils pourraient constituer les marqueurs d’une réaction négative au climat économique, social et culturel ambiant. Parmi ces troubles, les plus réactifs sont sans aucun doute les troubles anxieux, la dépression et les toxicomanies, pour lesquels le taux de consultation semble être un baromètre du climat particulièrement bon.
Stresse social et déstabilisation:
On le sait maintenant, le stress est une réponse non spécifique de l’organisme aux contraintes exercées sur lui par l’environnement. Il représente l’état d’un organisme dont le bien-être est menacé et qui n’a pas de réponse immédiate pour réduire cette menace. Sa prolongation conduit à l’anxiété, puis à la dépression.
Chez l’homme primitif, le syndrome d’alarme ou la réponse de fuite, de combat ou d’immobilisation avait une valeur de survie. Cette réponse a lieu encore chez l’homme moderne, en présence de situations de contrainte qui interdisent le combat ou la fuite. L’immobilisation serait plutôt la règle. L’inhibition de l’action, l’anxiété et la dépression en sont les conséquences. La civilisation, ainsi, oblige l’individu à adopter d’autres stratégies que la loi de la jungle. Plusieurs chercheurs ont ainsi pu soutenir que la dépression et l’inhibition de l’action qu’elle entraîne seraient une forme d’adaptation à une situation de contrainte contre laquelle il est vain de lutter. De là proviendrait une souffrance psychologique et physique.
On distingue généralement trois types de stress :
1. Le stress physiologique qui correspond aux phénomènes hormonaux, neurologiques et tissulaires qui peuvent déclencher ou créer des maladies physiques.
2. Le stress psychologique, c’est-à-dire l’appréciation subjective d’une situation comme stressante, appréciation qui va entraîner les réponses physiologiques. Le stresseur est vécu comme une menace en fonction de la signification de la situation pour un individu à un moment donné et également en fonction des caractéristiques émotionnelles de chaque individu.
3. Le stress social, qui provient de la rupture d’une unité sociale (couple, famille) ou d’un système social. Facteurs génétiques et histoire individuelle modulent les processus d’ajustement. Ils favorisent, ou non, la « résilience6 », soit la capacité à rebondir face à des événements catastrophiques. La persistance de structures familiales stables et solides semble ainsi tempérer les effets de la crise et du chômage.
Vulnérabilité génétique et vulnérabilité historique:
Des difficultés économiques provoquent un début de dépression chez la plupart des gens, à condition, toutefois, qu’une série d’événe¬ments négatifs (entre 2 et 6) s’enchaînent rapidement sur une année. Ces événements sont d’autant plus susceptibles de se produire que la personne concernée est démunie socialement. On pourrait objecter que la personnalité de chacun participe à la création du malheur
on parle alors de vulnérabilité génétique individuelle , mais, si l’on examine deux enquêtes statistiques anglaises, il apparaît que les facteurs génétiques de personnalité entrent pour moins de 50 % dans la décompensation psychique : le reste est expliqué par l’histoire individuelle et les événements récents.
Il existerait donc deux types de vulnérabilité : la vulnérabilité génétique et la vulnérabilité historique, lesquelles peuvent conduire à la déstabilisation psychologique du fait de la répétition d’événements défavorables, en particulier socio-économiques. Le fait de disposer d’un soutien familial ou social paraît crucial dans le développement de capacités d’adaptation. Une des raisons du faible taux de suicide en Italie, Espagne, Portugal et Grèce résiderait d’ailleurs dans la persistance de structures familiales qui offrent un cadre et un appui. Les interventions psychothérapiques sont recherchées actuellement parce que chacun se rend responsable de ce qui lui arrive ce qui peut être vrai en partie, ou pas du tout. C’est dans ce retour sur soi que survient la crise d’identité et la recherche de soi.