Les nouvelles formes d'organisations du travail
Les grands modèles d’organisation évoqués précédemment ne rendent pas compte de toutes les formes d’organisation du travail observables. En fait, des formes très anciennes existent toujours (comme l’artisanat par exemple) tandis que d’autres apparaissent régulièrement avec plus ou moins de succès. Si des contraintes fortes sont liées à la nature du travail, les effets de mode ne sont pas à négliger comme le soulignait Mintzberg. La complexité actuelle des organisations pousse parfois les dirigeants à imiter leurs collègues d’autres entreprises faute d’avoir une idée précise sur la manière d’organiser au mieux leur entreprise.
Les systèmes industriels localisés : d’autres formes que le taylorisme et le fordisme
Un peu partout dans le monde, on observe des zones géographiques assez précises où sont concentrées des entreprises en nombre important mais appartenant toutes au même secteur d’activités. L’exemple le plus connu est la Silicon
Valley en Californie. Mais bien d’autres exemples existent comme Oyonnax (900 entreprises de la plasturgie dans une zone longue de 10 km), Romans (chaussure) ou la Vallée de l’Arve (travail des métaux) en France, la région de la Beauce au Québec et la « troisième Italie », une zone de petites entreprises spécialisées dans le textile ou la construction de machines-outils. Ces zones, où se concentre une activité particulière, sont appelées « districts industriels », « systèmes locaux de production », « systèmes industriels localisés » ou zones « d’industrialisation diffuse » par les économistes et sociologues. Elles apparaissent, par contraste, dans des régions plutôt agricoles mais peuvent exister, de manière moins visible, dans des grandes villes (le « Sentier » à Paris, par exemple). On y trouve peu de grandes entreprises mais des réseaux de PME concurrentes mais aussi parfois partenaires. À l’intérieur, la durée de vie de chaque entreprise peut être relativement courte mais les districts ont gardé un dynamisme important lors de la crise du fordisme. La socialisation professionnelle dépasse les frontières d’une entreprise donnée. Un parcours réussi consiste par exemple à accumuler les expériences professionnelles dans plusieurs de ces entreprises jusqu’à créer sa propre société dans le même secteur. Si une entreprise n’a pas de succès pour ses produits elle peut travailler en sous- traitance pour une autre plus chanceuse, quelques années plus tard la situation pouvant d’ailleurs s’inverser entre elles.
Ainsi, dans les années 1970 et 1980 alors que les grandes industries de production de masse étaient en crise, les systèmes industriels localisés sont apparus comme beaucoup plus adaptés grâce à leur flexibilité, au développement régulier des compétences des salariés et à l’innovation et la créativité de tous les petits entrepreneurs qui s’y développent. Les observateurs montrent le rôle important du milieu social environnant dans cette forme d’organisation économique. D’une certaine façon, les grandes entreprises ont essayé en exter- nalisant certaines de leurs fonctions, en développant des partenariats avec d’autres entreprises, en réduisant la taille
La rationalisation systémique : à la recherche de la productivité globale
Une des difficultés du taylorisme dans ses efforts de rationalisation du travail a été de se concentrer essentiellement sur le poste de travail des opérateurs par la parcellisation et la standardisation des tâches. Or cette division très poussée du travail engendre automatiquement des besoins de coordination très importants qui ont conduit à la construction de hiérarchies complexes, de services fonctionnels nombreux qui n’ont pas fait l’objet d’une attention aussi fine et ont généré des coûts élevés et mal maîtrisés.
La rationalisation systémique permet de rendre compte d’un effort qui se situe à l’échelle de l’organisation, cette fois, pour essayer de diminuer les coûts et d’accroître l’efficience de l’entreprise. Concrètement, des outils de contrôle plus poussés de la gestion (dépenses, valeur ajoutée) des différentes composantes ont permis d’obtenir des résultats importants en supprimant certains services où des fournisseurs extérieurs peuvent être plus efficaces et moins chers. La réduction des stocks, la diminution du nombre de niveaux hiérarchiques, l’amélioration des outils de communication, une certaine décentralisation des décisions ont en effet redonné à beaucoup d’entreprises des possibilités d’accroître leur productivité alors que celle-ci tendait à stagner une fois rationalisés les postes de travail des opérateurs. Sur le terrain, le chef d’une unité devient ainsi un « responsable de centre de profit », et le salarié un fournisseur ou un client de son collègue de travail.
Les penseurs actuels de l’organisation s’intéresse ainsi plus au système complet qu’à un de ces éléments : le poste de travail. Le toyotisme est un exemple typique de cette évolution. Mais cette rationalisation a pris aussi différentes formes que nous allons évoquer.
Décentralisation, réseaux et projets : des organisations temporaires
Des organisations qui se constituent autour d’un projet et disparaissent lorsque celui-ci est terminé sont fréquentes dans certains secteurs comme le bâtiment ou le spectacle. Cette forme ancienne d’organisation s’est développée plus récemment dans de nouveaux secteurs mais aussi à l’intérieur d’organisations plus stables et traditionnelles. Boltanski & Chiapello (1999) voient dans ces réseaux qui se structurent temporairement autour de projets une évolution majeure du système économique. La flexibilité, l’innovation sont valorisées dans de telles organisations en réseau ainsi que la capacité de certains acteurs d’en mobiliser d’autres sur un projet. On peut ainsi obtenir des firmes « vides », « creuses », « fantômes » où un chiffre d’affaires important est généré par quelques personnes qui font appel à de multiples partenaires sans avoir de salariés ni même d’établissement ou de machines en propre. Les travailleurs-clés sont alors des personnes au riche carnet d’adresses, capables de traduire les intérêts des uns et des autres pour les engager dans le projet, à l’affût de la moindre information qui pourrait constituer une opportunité économique.
Organisation qualifiante, organisation apprenante
Une organisation qui essaie de s’adapter aux évolutions du marché, aux offres de ses concurrents, aux demandes des clients doit utiliser au mieux et développer les connaissances et savoir-faire de ses salariés. Pour résoudre les problèmes quotidiens, les travailleurs eux-mêmes sont amenés à inventer de nouvelles solutions et il parait ainsi judicieux de ne pas laisser disparaître toutes ces connaissances ne serait-ce que pour ne pas perdre du temps à rechercher des solutions qui ont déjà été découvertes. L’idée d’organisation qualifiante consiste à penser que l’organisation, en plus du travail « normal » doit offrir des occasions d’apprentissage et de reconnaissance (par une » qualification) des salariés. Plutôt que de concentrer le savoir chez les concepteurs du travail, les ingénieurs et techniciens, le développement des compétences des employés et ouvriers, en plus de rendre leur travail plus intéressant, peut bénéficier aussi à l’organisation. Il s’agit aussi de mieux préparer l’avenir, souvent incertain, que ne le fait un système taylorien qui a tendance à enfermer dans des qualifications très étroites les travailleurs, empêchant ces travailleurs, mais aussi l’entreprise, de s’adapter à un changement nécessaire de l’activité. Dans les années 1960, le développement économique à conduit les banques à embaucher beaucoup de personnel pour traiter (lire, enregistrer, classer, etc.) les chèques des clients. Ce personnel très nombreux a vu son activité disparaître
quand des automates équipés de lecteurs optiques ont été disponibles. Certaines banques avaient eu la bonne idée de ne.pas enfermer ce personnel dans des tâches répétitives en lui permettant d’acquérir des diplômes propres au secteur. Du coup, ce personnel qualifié a pu se redéployer dans les activités commerciales en agence sans trop de difficultés, en permettant pour les banques le développement de conseils personnalisés, et de plus en plus complexes, auprès des clients.
L’idée d’organisation apprenante (cf. Senge, 1991 ; Argyris & Schôn, 2002) est plus centrée sur le développement et l’adaptation de l’organisation dans son ensemble que sur la progression de la qualification de ses salariés. Il s’agit d’éviter les routines, les rigidités, les différentes formes de résistance au changement. Anticiper et éviter les crises suppose de ne rien considérer comme acquis, d’être à l’écoute des informations les plus ténues, d’échanger entre collègues, etc. On trouve parfois des exemples assez étonnants d’entreprises qui préfèrent concevoir en interne une nouvelle machine plutôt que de l’acheter « clé en mains » chez un fournisseur. Le coût et le temps passé à la concevoir paraissent déraisonnables mais, en examinant ce choix comme un investissement à long terme, c’est une possibilité d’apprentissage exceptionnelle pour de nombreux salariés qui servira plus tard (entretien et réparation de la machine, modification pour faire de nouveaux produits, etc.).
L’organisation est une sorte de milieu où tout un tas de connaissances circulent, se créent. Il faut éviter que ces connaissances disparaissent du fait de la mobilité, interne ou externe, des salariés. Le management des connaissances (« knowledge management ») consiste à essayer de capitaliser toutes les compétences produites. Ce qui suppose de les extraire, de les stocker et de les rendre disponibles. Des psychologues interviennent dans ce domaine qui s’avère cependant très complexe. Certaines connaissances sont tacites, certains savoir-faire ne peuvent pas être exprimés verbalement, mais aussi les personnes qui ont des connaissances particulières ont, de ce fait, un certain pouvoir dans leur organisation qu’elles ne sont pas prêtes à perdre à travers leur dissémination.
Lean management et reengineering : des fonctions aux processus
C’est à la suite de travaux de consultants américains qui ont comparé l’industrie automobile des années 1980 au Japon, en Europe et aux États-Unis que s’est diffusée l’idée que les constructeurs qui réussissent ont adopté un mode de production et de management « allégé » (lean production, lean management). Il s’agit d’essayer de diminuer les stocks de l’entreprise, d’éviter les activités humaines redondantes, les opérations qui n’apportent pas de valeur ajoutée. L’allégement devrait rendre l’entreprise plus performante, les coûts allégés permettraient d’augmenter les parts de marché et de créer des activités nouvelles. Womack, Jones & Roos (1990) expliquaient ainsi le succès des entreprises automobiles japonaises par rapport à leurs concurrentes américaines. De fait, cet ouvrage a contribué à populariser la conception toyotiste de l’organisation que nous avons examinée précédemment. La démonstration, basée sur l’histoire de la mise en place progressive de la production allégée, a convaincu de très nombreux industriels bien au-delà du secteur automobile.
La reconception (reengineering) de l’organisation poursuit cette vision de l’organisation en proposant de penser celle-ci non pas à partir d’un découpage en tâches (Taylor) et en fonctions (Fayol) mais à partir des divers processus qui, partant des demandes des clients, mobilisent les salariés jusqu’à la livraison du produit ou le rendu du service à ces clients. Depuis l’ouvrage de Hammer & Champy (1993), de nombreux consultants proposent ainsi aux entreprises de reconcevoir les organisations de travail à partir de ces processus transversaux.
Pour illustrer cette approche, nous évoquerons le cas d’un constructeur de gros ordinateurs et du système de crédit proposé par la même entreprise à ses clients. Quand un acheteur d’ordinateur demande en même temps un crédit, il remplit un dossier, le vendeur transmet ce dossier au siège de l’entreprise afin de le faire examiner par différents services, le tout dure trois semaines. Mais quand le vendeur contacte le client pour lui dire si le crédit est accepté et à quelles conditions, le client a entre temps eu la possibilité de consulter un autre organisme financier pour obtenir, plus rapidement, son crédit. Un diagnostic est fait en suivant le processus par lequel passe le dossier. Il y a six services impliqués qui vont examiner les dossiers. Quand on regarde le temps de travail effectif sur le dossier, on constate qu’il représente en moyenne deux heures d’activité. Les trois semaines d’attente correspondent en fait au passage du dossier d’un service à l’autre et au stockage du dossier sur des piles en attente. Le reengineering va consister à se centrer sur ce processus de dossier de crédit et à faire en sorte qu’il soit plus rapide et plus efficace. Une seule personne, aux compétences très générales, est alors affectée sur les crédits, et elle peut répondre à la demande dans la journée. Pour 10 % des dossiers qui sont un peu plus compliqués, on a besoin de garder des experts mais sur 90 % des dossiers on gagne ainsi énormément de temps.
Donc, dans ce modèle, plutôt qu’un découpage en fonctions spécialisées, on essaie d’avoir des équipes polyvalentes qui vont être dédiées à des processus, qui peuvent traiter tous les aspects de ces processus. La conséquence importante c’est qu’il y a souvent moins besoin de personnel. Pour les défenseurs de l’approche, les postes ainsi économisés vont permettre de créer de nouvelles activités.
Ces formes d’organisation transversales, matricielles, par processus et par projets font évoluer fortement à la fois les caractéristiques des travailleurs et les modes de coordination entre eux. Une certaine polyvalence est attendue de la part des salariés ainsi qu’une bonne capacité à comprendre et travailler avec des personnes de métiers différents. La coordination passe moins par la hiérarchie que par un jeu de co-dépendances entre collègues pour essayer de satisfaire au plus vite les demandes des clients. Ce qui peut poser des problèmes dans le domaine de la gestion des carrières. Chacun peut avoir plusieurs supérieurs hiérarchiques : le chef de chaque projet plus le chef fonctionnel. Plusieurs fois évalué, et en évoluant d’un projet à l’autre, il faut inventer un autre modèle de carrière qui ne repose plus sur un parcours progrédient dans une seule fonction. A cela on peut ajouter aussi des problèmes identitaires, l’identité de métier a tendance à se dissoudre sans qu’un élément clair ne la remplace. Cette gestion par projets, par process, peut aussi rendre difficile le maintien d’une cohérence, d’une stabilité quand les équipes changent ou sont à géométrie variable. En termes d’accumulation et de diffusion des connaissances, l’enjeu est aussi important.
Ces nouvelles réflexions et pratiques relatives aux organisations ont donc des conséquences importantes pour les questions dont se préoccupe la psychologie du travail. Les choix organisationnels ont toujours des incidences sur les effectifs salariés, les compétences et qualifications, le fonctionnement des collectifs de travail, la santé physique et psychique des travailleurs, leur pouvoir ou leur identité sociale.