Les meneurs des foules
Dès qu’un certain nombre d’êtres vivants sont réunis, qu’il s’agisse d’un troupeau d’animaux ou d’une foule d’hommes, ils se placent d’instinct sous l’autorité d’un chef, c’est-à-dire d’un meneur.
Le meneur a d’abord été le plus souvent un mené hypnotisé par l’idée dont il est ensuite devenu l’apôtre. Elle l’a envahi au point que tout disparaît en dehors d’elle, et que toute opinion contraire lui paraît erreur et superstition. Tel Robespierre, hypnotisé par ses chimériques idées, et employant les procédés de l’inquisition pour les propager.
Les meneurs ne sont pas, le plus souvent, des hommes de pensée, mais d’action. Ils sont peu clairvoyants, et ne pourraient l’être, la clairvoyance conduisant généralement au doute et à l’inaction. Ils se recrutent surtout parmi ces névrosés, ces excités, ces demi-aliénés qui côtoient les bords de la folie. Si absurde que soit l’idée qu’ils défendent ou le but qu’ils poursuivent, tout raisonnement s’émousse contre leur conviction. Le mépris et les persécutions ne font que les exciter davantage. Intérêt personnel, famille, tout est sacrifié. L’instinct de la conservation lui-même s’annule chez eux, au point que la seule récompense qu’ils sollicitent souvent est le martyre. L’intensité de la foi confère à leurs paroles une grande puissance suggestive. La multitude écoute toujours l’homme doué de volonté forte. Les individus réunis en foule perdant toute volonté se tournent d’instinct vers qui en possède une.
Créer la foi, qu’il s’agisse de foi religieuse, politique ou sociale, de foi en une œuvre, en une personne, en une idée, tel est surtout le rôle des grands meneurs. De toutes les forces dont l’humanité dispose, la foi a toujours été une des plus considérables, et c’est avec raison que l’Evangile lui attribue le pouvoir de soulever les montagnes. Doter l’homme d’une foi, c’est décupler sa force. Les grands événements de l’histoire furent souvent réalisés par d’obscurs croyants n’ayant que leur foi pour eux. Ce n’est pas avec des lettrés et des philosophes, ni surtout avec des sceptiques, qu’ont été édifiées les religions qui ont gouverné le monde, et les vastes empires étendus d’un hémisphère à l’autre.
Mais, de tels exemples s’appliquent aux grands meneurs, et ces derniers sont assez rares pour que l’histoire en puisse aisément marquer le nombre. Ils forment le sommet d’une série continue, descendant du puissant manieur d’hommes à l’ouvrier qui, dans une auberge fumeuse, fascine lentement ses camarades en remâchant sans cesse quelques formules qu’il ne comprend guère, mais dont, selon lui, l’application doit amener la sûre réalisation de tous les rêves et de toutes les espérances.
Dans chaque sphère sociale, de la plus haute à la plus basse, dès que l’homme n’est plus isolé, il tombe bientôt sous la loi d’un meneur. La plupart des individus, dans les masses populaires surtout, ne possédant, en dehors de leur spécialité, aucune idée nette et raisonnée, sont incapables de se conduire. Le meneur leur sert de guide. Il peut être remplacé à la rigueur, mais très insuffisamment, par ces publications périodiques qui fabriquent des opinions pour leurs lecteurs et leur procurent des phrases toutes faites les dispensant de réfléchir.
L’autorité des meneurs est très despotique, et n’arrive même à s’imposer qu’en raison de ce despotisme. On a remarqué combien facilement ils se font obéir sans posséder cependant aucun moyen d’appuyer leur autorité, dans les couches ouvrières les plus turbulentes. Us fixent les heures de travail, le taux des salaires, décident les grèves, les font commencer et cesser à heure fixe.
Les meneurs tendent aujourd’hui à remplacer progressivement les Pouvoirs publics à mesure que ces derniers se laissent discuter et affaiblir. Grâce à leur tyrannie, ces nouveaux maîtres obtiennent des foules une docilité beaucoup plus complète que n’en obtint aucun gouvernement. Si, par suite d’un accident quelconque, le meneur disparaît et n’est pas immédiatement remplacé, la foule redevient une collectivité sans cohésion ni résistance. Pendant une grève des employés d’omnibus à Paris, il a suffi d’arrêter les deux meneurs qui la dirigeaient pour la faire aussitôt cesser. Ce n’est pas le besoin de la liberté, mais celui de la servitude qui domine toujours l’âme des foules. Leur soif d’obéissance les fait se soumettre d’instinct à qui se déclare leur maître.
On peut établir une division assez tranchée dans la classe des meneurs. Les uns sont des hommes énergiques, à volonté forte, mais momentanée ; les autres, beaucoup plus rares, possèdent une volonté à la fois forte et durable. Les premiers se montrent violents, braves, hardis. Ils sont utiles surtout pour diriger un coup de main, entraîner les masses malgré le danger, et transformer en héros les recrues de la veille. Tels, par exemple, Ney et Murât, sous le premier Empire. Tel encore de nos jours, Garibaldi, aventurier sans talent, mais énergique, réussissant avec une poignée d’hommes, à s’emparer de l’ancien royaume de Naples défendu pourtant par une armée disciplinée.
Mais si l’énergie de pareils meneurs est puissante, elle est momentanée et ne survit guère à l’excitant qui l’a fait naître. Rentrés dans le courant de la vie ordinaire, les héros qui en étaient animés font souvent preuve, comme ceux que je citais à l’instant, d’une étonnante faiblesse. Ils semblent incapables de réfléchir et de se conduire dans les circonstances les plus simples, après avoir si bien su conduire les autres. Ces meneurs ne peuvent exercer leur fonction qu’à la condition d’être menés eux- mêmes et excités sans cesse, de homme ou une idée, de suivre une ligne de conduite bien tracée.
La seconde catégorie des meneurs, celle des hommes à volonté durable, exerce, malgré des formes moins brillantes, une influence beaucoup plus considérable. En elle, on trouve les vrais fondateurs de religions ou de grandes œuvres : saint Paul, Mahomet, Christophe Colomb, Lesseps. Intelligents ou bornés, peu importe, le monde sera toujours à eux. La volonté persistante qu’ils possèdent est une faculté infiniment rare et infiniment puissante qui fait tout plier. On ne se rend pas toujours suffisamment compte de ce que peut une volonté forte et continue. Rien ne lui résiste, ni la nature, ni les dieux, ni les hommes.
Le plus récent exemple nous en est donné par l’ingénieur illustre qui sépara deux mondes et réalisa la tâche inutilement tentée depuis trois mille ans par tant de grands souverains. Il échoua plus tard dans une entreprise identique : mais la vieillesse était venue, et tout s’éteint devant elle, même la volonté.
Pour démontrer le pouvoir de la volonté, il suffirait de présenter dans ses détails l’histoire des difficultés surmontées au moment de la création du canal de Suez. Un témoin oculaire, le Dr Cazalis, a résumé en quelques lignes saisissantes, la synthèse de cette grande œuvre narrée par son immortel auteur. « Et il contait, de jour en jour, par épisodes, l’épopée du canal. Il contait tout ce qu’il avait dû vaincre, tout l’impossible qu’il avait fait possible, toutes les résistances, les coalitions contre lui, et les déboires, les revers, les défaites, mais qui n’avaient pu jamais le décourager ni l’abattre ; il rappelait l’Angleterre, le combattant, l’attaquant sans relâche, et l’Egypte et la France hésitante, et le consul de France s’opposant plus que tout autre aux premiers travaux, et comme on lui résistait, prenant les ouvriers par la soif, leur refusant l’eau douce ; et le ministère de la Marine et les ingénieurs, tous les hommes sérieux, d’expérience et de science, tous naturellement hostiles, et tous scientifiquement assurés du désastre, le calculant et le promettant comme pour tel jour ou telle heure on promet l’éclipse. »
Le livre qui raconterait la vie de tous ces grands meneurs contiendrait peu de noms ; mais ces noms ont été à la tête des événements les plus importants de la civilisation et de l’histoire.