Les gestions de la honte:La dénégation et le déni: déni psychologie et comportement
Un individu confronté à la honte peut tenter d’en nier l’existence pour s’en défendre. Une telle réaction est en particulier courante dans les situations où une honte touche tout un groupe. Certains de ses membres peuvent tenter de se désolidariser des autres en leur attribuant à eux seuls la honte et en s’en affirmant eux-mêmes exempts. Par exemple, dans un groupe d’infirmières réunies pour parler de leurs difficultés à s’occuper de malades pour lesquels la médecine ne peut plus assurer la guérison, certaines tentent de se désolidariser de leurs collègues : « j’ai vu dans une revue qu’il y a des filles qui disent avoir honte de rentrer dans la chambre de certains malades ; moi, je ne me pose même pas la question ». Et une autre : « je suis étonnée de découvrir que ça pose tellement de problèmes à certaines, ici ».
Quant au déni de la honte qui consiste dans le refus de la perception traumatisante et plus seulement, comme la dénégation, dans l’affirmation que cette perception concerne les autres et pas le sujet lui-même , il nécessite, pour être pleinement réussi, la participation du groupe. Il s’agit alors d’une défense partagée. Tout ce qui peut menacer un groupe dans sa cohérence peut être à l’origine d’un déni. Dans la fable du roi à qui deux escrocs ont fabriqué un vêtement soi disant invisible et où personne ne « voit » que « le roi est nu », le déni collectif permet à chacun, y compris au roi lui même, d’échapper à la honte. Il est probable qu’un tel déni de la honte a cimenté les communautés de déportés tout comme les unités militaires de « pacification ». Ceux qui éprouvaient de la honte étaient rapidement rejetés par les autres comme dangereux à la survie de tous. Mais la honte non vécue et non éprouvée grâce au mécanisme du déni et au clivage qui l’accompagne peut produire des effets perturbateurs sur plusieurs générations, comme nous l’avons vu à propos des « secrets de famille ».
La projection et l’identification projective:
L’individu qui ne reconnaît pas la honte en lui peut être conduit à la vivre par projection comme lui étant imposée de l’extérieur. Ainsi, Jacques, étudiant particulièrement sensible aux multiples difficultés vécues par les immigrés travaillant en France, mais refusant à la fois toute révolte sociale et toute intériorisation de la culpabilité, résout-il le problème en attribuant sa honte… à l’attitude des immigrés eux-mêmes ! Lorsqu’il en croise qui sont en train de parler arabe, il imagine qu’ils peuvent parler de lui, voire s’en moquer. Jacques échappe ainsi au risque de se sentir honteux du sort fait à certains immigrés par sa communauté d’accueil, mais tout autant au risque du désir de les humilier. Le désir angoissant et inacceptable de se moquer de ces gens qu’il estime par ailleurs dégradés dans de multiples situations par sa propre communauté est transformée en honte de subir une attitude méprisante de leur part.
Cette projection prend parfois la forme d’une identification projective. Alors non seulement la honte n’est pas éprouvée comme telle, mais le sujet se comporte vis-à-vis d’un autre de telle façon que celui-ci éprouve à sa place la honte non vécue par lui-même. Ainsi, dans certains groupes et en particulier dans certaines familles , l’un des membres devient le dépositaire de représentations et d’affects de honte intolérables pour un autre membre du groupe, ou plusieurs. Il est par là incité à devenir l’incarnation de cette projection. De telles identifications projectives sont différentes de l’identification projective normale décrite par Bion (1962). Alors que celle-ci fonctionne de façon réciproque entre l’enfant et son environnement (ou, sur ce modèle, entre deux adultes), l’identification projective pathologique fonctionne de façon unilatérale et non dialectique, empêchant l’enfant de bénéficier en retour de la capacité contenante de l’adulte, et contribuant finalement à le désubjectiver. Ce mécanisme est particulièrement fréquent dans les secrets de famille où un parent se débarrasse en quelque sorte de la honte liée pour lui à un secret honteux en adoptant à son insu des attitudes et des comportements qui puissent faire éprouver à un ou plusieurs de ses enfants une honte identique. Dans une telle situation, l’enfant n’a pas seulement une position de victime. Il participe à ce mécanisme perturbateur avec le secret espoir de tenir ainsi la clef de la situation (Tisseron, 1990a).
La culpabilité : « l’histoire psychique »
À la différence de la honte, dont nous avons vu que Freud parle peu, la culpabilité occupe une place centrale dans son œuvre. Dès les Etudes sur l’hystérie (1895), cette place est liée à l’existence d’un conflit psychique. Les patientes dont nous parle Freud ne supportent pas certaines représentations : elles les refoulent et la culpabilité naît de ce refoulement. De ce modèle, Freud ne se départira jamais, faisant toujours du refoulement la cause du sentiment de culpabilité et non l’inverse. Plus l’individu renonce à ses satisfactions libidinales et plus il s’engage sur la voie de la culpabilité. Quant au traitement de celle-ci, Freud, en 1895 le voit dans l’aveu. « Il faut arracher l’aveu », va-t-il même jusqu’à écrire, sous prétexte que la parole délivre… Or, chez Freud, la culpabilité possède deux caractéristiques essentielles : elle peut être déplacée et elle peut être transmise.
Son déplacement est lié au fonctionnement des défenses psychiques. Une charge libidinale, d’abord attachée à des représentations inacceptables et, pour cela, refoulées , se trouve liée à d’autres représentations. Mais celles-ci, du fait de l’origine de la charge libidinale qui leur est associée, peuvent se trouver à leur tour frappées de culpabilité, et ainsi de suite. Quant au caractère transmissible de la culpabilité, il est lié à son rapport au surmoi, « hérité » nous dit Freud, de celui des parents, la culpabilité du parent pouvant ainsi devenir celle de l’enfant.
Mais, à ces deux caractéristiques dégagées par Freud, nous pouvons ajouter, en troisième lieu, que la culpabilité et ceci la différencie de la honte donne à la fois à l’individu une image différente de lui-même et une image différente de sa place dans la société. Le propre de la culpabilité étant, en effet, de laisser place à la possibilité de réparation, elle est ainsi une forme d’intégration sociale. Au contraire, la honte est une forme de désintégration psychique, donc de marginalisation sociale. C’est en ce sens que la passage de la honte à la culpabilité représente un aménagement par lequel l’individu honteux tente de reprendre pied à la fois en lui-même (en rendant droit d’existence à son désir) et dans le groupe social (en substituant à la confusion déstructurante de la honte une culpabilité qui laisse entrevoir le champ de la réparation). Et sans doute est-ce la raison pour laquelle toute société tend à mettre en place des rituels destinés à transformer la honte désintégrante en culpabilité intégrante. Le rituel catholique de la confession en est peut-être le meilleur exemple, qui permet à tout individu de se soulager du poids de la honte pour se charger de celui d’une culpabilité dont la punition permet aussitôt de se débarrasser.
Mais la culpabilité n’est pas seulement « fabriquée » par l’organisation sociale, le sujet intériorisant l’image « d’être coupable » que la société lui propose pour s’assurer de garder une place en son sein. La réaction à une situation de détresse par la création d’un scénario fantasmatique de culpabilité est inscrite au cœur de l’être humain et elle dépasse également considérablement le seul problème de la honte. Une composante générale du psychisme humain est un effet que l’individu, confronté à ce qui le dépasse et qu’il ne peut contrôler, tente de s’en faire fantasmatiquement le responsable. Par la culpabilité, le sujet échappe en quelque sorte au regard sans recours de l’Autre pour s’assumer lui-même comme coupable à ses propres yeux. Il se dit : « Pour mériter cela, je dois être coupable » dont la variante est : « je ne peux m’en prendre qu’à moi » ; ou même : « je suis le plus coupable » ; ou encore : « pour en arriver là, il faut vraiment que je sois con » ; ou même : « il faut être le roi des cons ». Plus la détresse est importante, c’est-à-dire plus l’effondrement narcissique est grave, et plus le recours à une culpabilité superlative se présente comme une alternative. Dans la culpabilité, en effet, le sujet préserve la conviction que les choses dépendent de lui et qu’il en reste en quelque sorte le maître.
Pourtant, la substitution de sentiments de culpabilité à des sentiments de honte ne témoigne pas toujours d’une telle évolution. Les sentiments de culpabilité peuvent parfois venir masquer la honte sans la modifier. Par exemple, une personne qui échoue dans une tâche supérieure à ses possibilités peut tenter d’échapper, par des sentiments de culpabilité, à la honte de l’échec et aux réaménagements intérieurs que nécessiterait la reconnaissance de la tâche qu’elle s’est fixée comme trop difficile pour elle. Cette personne peut alors se reprocher ses efforts mal organisés ou ses outils mal adaptés au lieu de reconnaître son impossibilité à accomplir une telle tâche. Le vécu de la honte et son réaménagement passeraient au contraire, pour le sujet, par un réexamen de ses propres possibilités et impossibilités, la reconnaissance de sa capacité d’être aimé malgré ces impossibilités, et l’abandon de revendications narcissiques exagérées. Pourtant, là encore, il peut arriver que les sentiments de culpabilité qui masquent la honte et empêchent les remaniements de l’estime de soi exercent finalement une influence favorable : s’ils permettent à l’individu de parfaire ses méthodes, ses instruments ou ses techniques, et de réussir ultérieurement ce qu’il avait d’abord échoué.