Les gestions de la honte:La culpabilisation:« l'histoire sociale »
De même que l’intériorisation de la honte peut entraîner la culpabilité dépressive ou des comportements réparateurs, le sentiment que la honte vient des autres peut entraîner la résignation ou la révolte. Dans la première, l’individu pense que la société l’accable injustement, mais il se sent impuissant à y répondre ; dans la seconde, la honte fait place à l’agressivité et la situation génératrice de honte est dénoncée comme « objectivement humiliante ». Ainsi, à la limite, pourrait-on développer, à partir de chaque vie individuelle, deux « histoires » : une histoire « sociale » et une histoire « psychique », témoins toutes deux des mêmes événements, mais selon une compréhension différente. Dans la première, l’individu serait considéré comme l’objet des influences collectives exercées sur lui ; alors que dans la seconde l’accent serait mis sur sa part de responsabilité dans tout événement survenant dans sa vie. Or, même en l’absence de tout sociologue ou psychanalyste, chacun a plus ou moins tendance, selon ses habitudes psychiques ou les nécessités du moment, à prendre sa propre honte dans l’un de ces deux discours, « social » ou « psychique ». Ce discours, qui peut rester à l’état de « discours intérieur », témoigne de la façon dont l’individu voit le monde, mais détermine aussi en grande partie la façon dont il agit sur lui. Ainsi, le bénéficiaire d’une aide sociale peut-t-il réagir par la honte, alors qu’un autre dénonce l’humiliation de la recevoir. La dénonciation agit comme défense contre l’intériorisation d’une image négative de soi, mais elle risque à la limite de produire un discours stéréotypé et vide contre le risque de ne plus produire de discours du tout. Souvent, enfin, le sujet hésite entre résignation, culpabilisation et culpabilité.
L’humour:
Parmi les divers mécanismes d’adaptation à la honte, l’humour occupe une place particulière. D’une part, il conserve tel quel le sentiment de honte qui n’est pas fui comme dans les autres formes d’adaptation ; mais d’autre part, il trouve à ce sentiment une expression qui, à la fois, le communique à des tiers et réconcilie le sujet avec lui-même. Une telle adaptation nécessite une distanciation dont peu de sujets sont capables. Et, qui plus est, une distanciation qui s’appuie essentiellement sur les pouvoirs du langage. Or l’usage de celui-ci nécessite un apprentissage culturel (dont ne bénéficient pas toujours les victimes de la honte), ainsi qu’un interlocuteur (pour plaisanter, il faut être deux) qui fait défaut dans des situations telles que l’isolement ou la torture.
Le sculpteur Tchang Tchong Jen (1990) raconte que, enfermé dans un camp de « rééducation » pour intellectuels pendant la révolution culturelle en Chine et soumis au travail forcé, il vivait avec ses compagnons de multiples situations d’humiliation destinées à les soumettre à un nouvel ordre mental. Un instrument collectif de lutte contre cet asservissement consistait dans l’utilisation de l’humour, et une plaisanterie était parfois reprise des semaines entières, engendrant moins le rire que la certitude d’une distance psychique vis-à-vis des tortionnaires.
Envisagé sur un plan de résistance individuelle et non plus collective, l’utilisation de l’humour se manifeste fréquemment par un balancement entre discours tragique et discours comique sur la situation honteuse, la honte se glissant dans le passage de l’un à l’autre. D’ailleurs, le créateur qui a su le mieux jouer du double registre du comique et du tragique, au point de pouvoir à la fois nous faire rire et nous faire pleurer du même événement, a dit lui-même à quel point la honte avait marqué son histoire : il s’agit de Charlie Chaplin, dont l’enfance misérable est assez connue. Il a écrit en particulier : « contrairement à Freud, je ne pense pas que la sexualité constitue l’élément le plus important du comportement. Le froid, la faim et la honte née de la pauvreté sont plus susceptibles d’affecter la psychologie » (1964). D’ailleurs, un grand nombre de situations mises en scène dans ses films sont des situations de honte : être empêché par la pauvreté d’offrir ce qu’on veut donner ; disputer sa nourriture aux animaux ; être mal habillé ; être soûl (ou que quelqu’un le croie alors que le sujet ne l’est pas, mais seulement étourdi ou même malade) ; être sans travail et pour cela rejeté ; être regardé par un policier d’un regard suspicieux alors qu’on n’a rien fait ; être chassé sans raison d’un coin de trottoir où on a cru trouver un abri, etc.
Dire la honte : rappel à témoin:
La honte, nous l’avons vu est « contagieuse ». Or cette difficulté pour chacun d’assister à la honte de l’autre sans l’éprouver à son tour est ce qui dissuade le plus efficacement le sujet honteux de confier sa honte. En effet, la honte du témoin de la honte signifie pour celui qui confie la sienne « tu as raison d’avoir honte, puisque, à t’écouter, j’ai moi-même honte ». Ainsi la confidence de la honte risque toujours de transformer le témoin escompté en accusateur malgré lui. Pourtant, parce que la honte a d’abord été imposé par un tiers, l’appel à témoin hante la honte. Plus précisément l’appel à un autre susceptible de recevoir la honte sans l’éprouver, donc sans la renvoyer, et par là capable de restituer au sujet honteux sa place dans la communauté.
Mais il existe des formes de honte où cette recherche d’un confident privilégié et compréhensif se heurte à un obstacle. Il s’agit des situations dans lesquelles un individu n’a pas eu honte de ses propres actes, mais d’actes accomplis par ses pairs. Il peut s’agir d’événements dont il a été le témoin, mais aussi d’événements dans lesquels il a pu prendre une part active à son corps défendant. La honte n’est pas alors la conséquence d’un rejet par la société, elle est la menace de ce rejet. En effet, en gardant le silence sur l’événement, l’individu préserve sa place dans la communauté ; s’il disait sa honte, il risquerait, au contraire, d’en être rejeté. Tel est, par exemple, le cas de soldats ayant participé contre leur conscience à des meurtres collectifs de civils, ensuite maquillés ou cachés sur ordre de leurs supérieurs.
Les adaptations à de telles hontes sont particulières. La voie de la culpabilité n’a pas de sens, puisque la honte est ici ce qui permet au sujet de préserver le sentiment de sa propre originalité ou même de son humanité. L’attitude la plus fréquente est un clivage psychique avec | conduites d’évitement. De telles hontes peuvent alors, au même titre que i des hontes liées à des événements privés, constituer des secrets pesant sur le fonctionnement psychique des descendants, comme nous l’avons vu.
Mais il arrive aussi aujourd’hui que ces hontes empruntent le chemin i des médias, orientant ainsi la confession des événements honteux vers des témoins à la fois nombreux et anonymes. Ainsi, de nombreux appelés de la guerre d’Algérie ont-ils publié leurs souvenirs à compte d’auteur, qu’ils aient tenté par ces confessions de se débarrasser de leur mauvaise conscience ne fait pas de doute. Mais leur démarche indique aussi la recherche d’un témoin idéal avec qui pouvoir partager, sans risque d’être rejeté, une honte qui ne les concernait pas seulement eux-mêmes, mais aussi leurs compagnons de service militaire, leur armée, leur pays… C’est la même situation lorsqu’un individu invité pour une émission radiophonique ou télévisée sur la déportation ou la guerre d’Algérie, ou bien interrogé par téléphone dans le cadre d’une telle émission, confie soudain un secret honteux qui, dit-il, la hante depuis plusieurs dizaines d’années et dont il n’a parlé à personne (et surtout pas à sa femme ou à ses enfants) pour éviter de les rendre complices de sa honte. Un tel appel à témoin anonyme résout le délicat problème du « dire » de la honte. Ne voyant pas les réactions des auditeurs ou des spectateurs, le confident de la honte échappe à un pénible retour sur lui de la honte dont il cherche à se soulager. Et, en même temps, il rejette sur le groupe social cette honte qui lui appartient afin de s’en libérer. Une façon de dire : « Au moment du fait, c’est moi qui ai eu honte. Aujourd’hui, je sais que c’est vous qui auriez dû avoir honte. » Mais lorsque l’appel à témoin est impossible et que l’individu qui participe malgré lui à une situation honteuse ne trouve pas d’interlocuteur représentatif du groupe social pour écouter et valider sa honte, une culpabilité sans issue s’installe.