LES FORMES DE LA HONTE
Nous voyons donc que la honte peut accompagner un grand nombre d’événements qui n’ont qu’un rapport lointain avec les situations « objectives » de honte. Le point commun de ces situations est toujours la nécessité d’un réaménagement psychique rapide auquel le sujet doit faire face.
Les intensités de la honte:
Les hontes les moins graves concernent les images partielles de soi face aux diverses facettes de l’idéal du moi. Ce sont les situations dans lesquelles un individu se confronte à la différence entre ce qu’il croyait être et ce qu’il découvre être ; ainsi que les situations où il découvre s’être trompé au sujet de quelqu’un de telle façon qu’il soit affecté par son erreur, mais pas suffisamment pour que cette remise en cause affecte sa propre identité. C’est-à-dire que, dans ces cas-là, la rupture d’investissement concerne soit un investissement narcissique, soit un investissement d’objet, mais sans quelles deux soient impliqués simultanément. De telles hontes sont volontiers relativisées sous les vocables de « ridicule » ou « gêne », termes qui prennent en compte tant la honte elle-même que ses causes. Ils sont à la fois une forme mineure de honte et une forme de défense contre elle. Dans la perception, et plus encore dans l’affirmation « d’être ridicule », le sujet honteux tente d’invalider les causes de sa propre honte. Percevoir son « ridicule c’est percevoir l’angoisse qu’il y aurait à installer de façon durable un comportement qui entraîne la honte, et se donner les moyens d’y mettre fin. De même, quand un individu parle, dans une situation précise, de « gêne » et non pas de « honte », il montre qu’il attribue des causes précises a son malaise et qu’il en voit aussi le remède. Bref, qu’il le circonscrit. Alors que la honte est vécue sans remède (il n’y a qu’à la subir et se cacher), le gêne indique le chemin d’un dépassement possible de la situation honteuse, c’est-à-dire les voies d’une reconstruction de sa propre identité. Ainsi, on peut être gêné de se laisser offrir, coup sur coup, plusieurs cadeaux. La gêne éprouvée indique le chemin à suivre, « rendre » ces cadeaux d’une façon ou d’une autre. Au contraire, ne pas être gêné par une telle situation, l’accepter comme normale pourra, par la suite, amener à éprouver de la honte. C’est qu’ici la situation est devenue beaucoup plus difficile à rattraper. La honte indique que le sujet ne s’estime plus en mesure de pouvoir aménager la situation d’une façon « honorable » et qu’elle est vécue par lui comme une impasse. La honte en tant que « signal d’alarme » fonctionne comme nécessité d’imaginer des recours à la situation qui paraît fermée. Si de tels recours sont impossibles, il est à craindre que la honte-signal d’alarme ne se transforme en honte-symptôme.
À un degré de gravité supplémentaire se trouvent les hontes dans lesquelles la rupture d’investissement narcissique ou la rupture d’investissement d’objet est grave au point que l’une retentisse sur l’autre ; le sujet qui découvre que son idéal du moi (investissement narcissique) n’est pas partagé par ceux dont il est proche et qui sont l’objet de ses investissements libidinaux et d’attachement nous en fournit l’exemple. Ou bien celui qui découvre qu’un personnage essentiel pour lui ne correspond ni à l’image qu’il en avait, ni à ses attentes. Si ce personnage était à la base du système de valeur de l’individu, sa représentation constituant un étayage à l’identité propre du sujet, la situation est particulièrement grave. Tel est le cas lorsqu’un enfant s’aperçoit que son père n’est pas l’honnête homme qu’il imaginait, et qu’il est, par exemple, impliqué dans une double vie affective ou même parentale, ou bien qu’il a commis des actes délictueux graves réprouvés par la loi. Alors, il ne s’agit plus seulement du sentiment d’une inadéquation par rapport à un autre ou par rapport à soi-même, mais de la possibilité même de préserver un axe de référence à sa propre identité. Dans cette catégorie se trouvent enfin les hontes liées au rôle de dépositaire de parties dangereuses d’autres membres du groupe que le sujet doit parfois remplir, et ceci afin de préserver ses liens avec sa communauté.
Ces hontes peuvent évoluer vers des formes chroniques. Il s’agit alors de hontes tramantes liées à la dépression et organisées autour du sentiment d’une infériorité personnelle, soit du fait d’une défaillance du moi par rapport à l’idéal, soit du fait d’une défaillance de cet idéal lui- même, soit du fait d’une exclusion psychique du sujet hors du groupe. Les fantasmes liés à l’analité y jouent fréquemment un rôle important du fait que ces formes chroniques de honte contrairement aux formes aiguës, où le fonctionnement psychique est plutôt interrompu s’accompagnent d’une intense activité représentative. Le sujet honteux se sent être un déchet, une « merde », un objet de répulsion.
Enfin, il existe des hontes graves non par leur caractère durable, mais du fait de leur extrême intensité. Elles sont liées à des situations où le sujet perd en même temps tout repère interne et tout repère externe. Ses investissements d’objet, ses investissements narcissiques et ses investissements d’attachement sont touchés simultanément. Ce qui domine alors n’est plus le sentiment d’une inadéquation, mais une sensation globale de confusion. Toute se passe comme si une « catastrophe » avait brisé le sentiment de continuité interne du sujet. Nous avons affaire ici à une forme extrême d’angoisse d’abandon, se traduisant subjectivement par une honte panique qui va conduire le sujet à se raccrocher à tout ce qui peut lui éviter la menace de désintégration psychique, y compris à celui qui peut être son bourreau.
La honte dans les situations limites:
Depuis une dizaine d’années, plusieurs psychanalystes se sont penchés sur les effets pour la personnalité des situations de souffrance extrême (Vinâr M. et M., 1989 ; Puget et al 1989 ; Amati, 1989a). La violence physique et psychique provoque en effet une forme particulière d’expérience de soi et d’autrui, de son intimité et de son rapport à la collectivité.
La honte qui l’accompagne est multiple : le corps maltraité devient objet de honte (nous sommes ici dans le domaine des investissements narcissiques) ; si des aveux sont extirpés par la violence, cela bouleverse à la fois le rapport que la victime entretient avec elle-même (elle est déchue à ses propres yeux parce qu’elle n’a pas su résister à la torture), avec sa communauté (elle s’en sent rejetée) et avec ses objets d’amour (elle est devenue indigne d’eux).
Mais, parallèlement à ces ruptures d’identification dicibles, l’expérience de la violence comporte également un aspect indicible, car touchant aux repères essentiels de l’identité subjective. En effet, la violence ne détermine pas seulement des bouleversements dans la dynamique des investissements psychiques de la victime qu’il s’agisse de ses investissements d’attachement, narcissiques ou d’objet, elle produit également d’importantes perturbations dans les capacités de symbolisation. Toute situation de violence tend en effet à induire un phénomène de régression qui diffère d’une régression normale, puisqu’il s’agit d’une régression traumatique dans laquelle le tortionnaire prend de force la place d’objets internes fondamentaux du sujet. Il devient alors un père protecteur ou une mère salvatrice. Pour cela le bourreau commence par détruire l’ensemble des repères habituels de sa victime, ceux sur lesquelles s’appuyaient ses investissements narcissiques, objectaux et d’attachement. Puis il s’offre lui-même ou ses propres objets d’investissement comme un recours. La victime accepte alors le système de pensée de son tortionnaire, si contraire soit-il à ses idéaux antérieurs, comme condition de sa survie mentale. Le bourreau devient ainsi, par ce véritable coup de force psychique, à la fois une mère protectrice, l’idéal du moi du sujet, un père puissant et autoritaire, dans une version pervertie de chacun de ces types normaux d’investissement. Nous allons voir comment la destruction des repères qui permet cette reconstruction perverse passe par deux mécanismes complémentaires : du point de vue des contenus psychiques, il s’agit de la perte d’un environnement familier qui était non seulement le garant de l’identité, mais aussi le dépositaire de certaines parties dangereuses de la personnalité ; du point de vue des contenants psychiques, il s’agit de la mise à mal des possibilités de contenance mentale du sujet.