Les développements de la psychanalyse :Développements théoriques
Dans les faits, on ne peut que constater la diversité et la richesse de la psychanalyse, aussi bien dans les théories, que dans les pratiques ou dans les figures représentatives. Depuis l’époque freudienne, plusieurs générations de psychanalystes, dans le monde entier, ont œuvré pour poursuivre et développer la pratique et la théorie psychanalytiques, discipline qui, centrée sur le cas clinique, se trouve, de fait, à la fois enrichie et mise à l’épreuve, par la diversité des situations cliniques rencontrées. La diversité des cultures concernées, l’évolution rapide des sociétés, ne pouvaient pas ne pas avoir un impact sur la psychanalyse. Et ce, même si des gardiens de l’orthodoxie ont pensé devoir protéger la profession et dénoncer comme non psychanalytiques un certain nombre d’initiatives. Nous verrons que, malgré ce frein, la réalité des pratiques et des théories démontre l’importance de ce développement. C’est qu’on observe, au cours des années, de nombreuses propositions théoriques (nouveaux concepts) dont certaines susceptibles de remettre en cause quelques idées déjà bien établies (on pense, par exemple, à la façon dont la place du complexe d’Œdipe a été discutée par O. Rank ou M. Klein), et beaucoup d’initiatives d’adaptation de la pratique.
Si l’on sort d’un certain dogmatisme mis en place très tôt dans le mouvement psychanalytique, en raison sûrement de la diversité des développements internes et des risques que celle-ci semblait faire courir au mouvement, à l’observation de la réalité on ne peut qu’être frappé par la grande diversité des cliniciens se réclamant de la psychanalyse, et de leurs supports théoriques.
Tout d’abord, et même si au moins au début il y eut une prédominance du corps médical, les psychanalystes viennent de professions variées, psychologues, psychiatres, médecins (autres spécialités), mais aussi philosophes, sociologues, linguistes, etc., c’est là, déjà, une raison pour des approches sensiblement différentes. Être médecin psychanalyste ou philosophe psychanalyste, par exemple, correspond à des cultures qui peuvent parfois aller jusqu’à s’opposer, notamment pour ce qui concerne le rapport au soin, à la dimension thérapeutique.
La théorie psychanalytique s’est développée, particulièrement dans certains pays comme la France, sous la forme d’un fait de culture qui, désormais intéresse toute la société. Cette extension remarquable n’a pas été sans poser un certain nombre de problèmes. Passer de la transmission clinique, à partir d’une initiation personnelle très impliquant, la cure psychanalytique, à une approche livresque, purement intellectuelle, voire médiatique, a amené beaucoup de malentendus et des abus d’interprétation parfois dangereux. Ce qui ne manqua pas d’entraîner, en retour, parfois de vives critiques, les abus venant alimenter les détracteurs d’une théorie dérangeante.
Du petit groupe du mercredi qui entoure Freud naît l’idée d’appliquer la psychanalyse non seulement dans la compréhension et le traitement des symptômes hystériques, mais plus largement, aux productions de l’esprit humain, la littérature en particulier. Freud s’y emploie, par exemple, dans son étude sur la Gradiva de Jensen : Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen, écrite en 1907. Il se montre alors admiratif devant l’intuition de l’auteur, la finesse de son analyse psychologique des personnages. Cette application de la psychanalyse à la culture n’a pas été sans écueils, mais elle fut récompensée par un élargissement conséquent de l’influence de la psychanalyse sur notre société.
Beaucoup d’intellectuels s’intéressèrent à la théorie, à cette approche bien particulière de l’inconscient, et l’utilisèrent dans leurs propres domaines de connaissance. De nombreux créateurs également se sont inspirés des thématiques psychanalytiques, voire de la méthode des associations libres, pour stimuler leur propre créativité. Des critiques d’art, des biographes ont voulu réaliser une certaine lecture des problématiques personnelles des créateurs pour éclairer leurs productions, de même que, dans les hôpitaux psychiatriques, certains soignants retrouvaient dans les productions littéraires ou picturales des malades mentaux, des projections de leurs pathologies. Mais ce genre d’application d’une lecture psychanalytique en dehors de tout contexte clinique, relationnel, fut, par la suite, vivement critiqué.
A la même période un certain engouement populaire s’est aussi emparé de quelques concepts comme d’une nouvelle clé des songes… ce qui fut à l’origine de ce que l’on a appelé la « psychanalyse sauvage », rendant compte du caractère déplacé de ces utilisations, d’une part, et des violences qui peuvent en résulter pour les personnes intéressées, d’autre part. Ce fut ainsi le prix à payer du succès de ces idées.
A côté de ce déploiement culturel, nous nous arrêterons maintenant à plusieurs axes qui concernent plus directement, d’une part la théorie psychanalytique, d’autre part l’extension des pratiques psychanalytiques. Sur le plan de la théorie, on constate de nouvelles approches, des approfondissements, et la proposition de nouveaux concepts.
Développements et nouvelles théories
Commencer par les États-Unis c’est tenir compte de l’importance de la diaspora dans le cercle des premiers psychanalystes. Nous avons déjà évoqué l’émigration de nombreux psychanalystes au début des années 1930 vers les États-Unis et la Grande- Bretagne (dont un peu plus tard, Freud lui-même, à Londres). Ce déplacement eut aussi des conséquences importantes sur le plan de l’orientation théorique comme nous allons le voir maintenant.
Un 1909 Freud est invité aux États-Unis où il se rend en compagnie de Jung et de Ferenczi pour donner des conférences à l’université de Worcester dans le Massachusetts. Malgré l’accueil reçu, Freud restera méfiant à l’égard du pragmatisme, comme à l’égard du puritanisme américain. Plusieurs des premiers psychanalystes feront le voyage en Amérique et certains seront tentés d’adapter la théorie au contexte puritain, car c’est bien sûr la question de la place donnée à la sexualité qui reste la pierre d’achoppement. Le mouvement psychanalytique américain a été à l’origine de deux développements spécifiques, 1 ego psychology, c’est-à-dire un retour à un intérêt porté au Moi plus qu’au versant pulsionnel de la personnalité (le Ça), d’une part, le culturalisme, d’autre part. Tout deux ont en commun une prise en compte de l’environnement du sujet, la tentative d’enrichir la théorie de cette dimension. Pour certains, cette tentative a conduit jusqu’à la rupture avec la psychanalyse elle-même.
L’ego psychology (psychologie du Moi)
Avec Heinz Hartmann, ce courant de pensée s’est développé sur la scène psychanalytique américaine, l’École de New York en particulier, au milieu du XXesiècle. Il partage l’idée d’une adaptation à l’environnement, à la société. Ce courant sera très critiqué notamment par l’importance donnée au Moi au détriment du Ça (l’apport précisément freudien !) d’où la réintroduction du terme de psychologie dans sa dénomination.
Un Moi « fort » est perçu comme source de santé et de bonheur, l’autonomie est recherchée par le contrôle pulsionnel. Ce courant est à l’origine d’une psychanalyse médicalisée, soucieuse d’hygiène et de prévention. L’inconscient freudien y a peu de place comparativement aux préconscient et conscient.
Mais ce courant est aussi celui qui développe la notion de relation d’objet, qui souligne ainsi l’importance de la relation elle-même sur le développement, donc de la qualité de l’entourage de l’enfant. Un de ses illustres représentants sera D. W. Winnicott avec sa notion de « mère suffisamment bonne », son insistance sur la qualité des relations précoces pour le bon développement de l’enfant.
Avec ce courant de pensée le débat est porté entre les partisans du modèle pulsionnel et ceux de la relation d’objet. Qu’est-ce qui prime ? L’organisation pulsionnelle initialement présente chez tout sujet, ou les relations développées avec son environnement ? Certains psychanalystes trancheront, d’autres tenteront progressivement d’intégrer cette nouvelle perspective sans renier le modèle initial. Ce fut le cas, notamment de D. W. Winnicott qui, de ce fait, eut une très grande influence sur tout le développement de l’approche psychanalytique des enfants.
Après Freud, le Moi reste un sujet polémique. Deux courants de la psychanalyse anglo-saxonne naissent de ce débat : l’ego psychology et la self psychology, l’un à partir du Moi et l’autre du Self, le Soi. La propre fille de Freud, Anna, va réhabiliter le Moi et son intérêt en psychanalyse, mettant en avant son rôle adaptatif vis-à-vis de la réalité.
Et tandis que Heinz Hartmann développe particulièrement cette nouvelle orientation avec l’ego psychology, Mélanie Klein propose d’intégrer à la théorie psychanalytique cette autre notion du Self, à partir de 1950, pour rendre compte, notamment de processus plus archaïques, lorsque le Moi n’est pas encore différencié en tant que tel.
Les courants de Mélanie Klein et de Jacques Lacan s’opposeront vivement aux développements « moïques » de la théorie (influences d’Anna Freud et de Heinz Hartmann, en particulier) pour ramener l’inconscient au premier rang. Tous deux s’appuieront sur une conception du développement précoce de l’individu (les stades préœdipiens pour M. Klein, le stade du miroir pour J. Lacan), pour proposer deux théories toutefois radicalement différentes l’une de l’autre.
Les théories relatives au Moi constituent ainsi un grand chapitre de l’histoire de la philosophie, de celle de la psychologie, et, plus fondamentalement encore, de celle de la psychanalyse.
Le mouvement culturaliste
Au début de ce mouvement, des psychanalystes, des ethnologues, des anthropologues, s’interrogent sur l’universalité de la théorie freudienne, sur les concepts comme le complexe d’Œdipe, par exemple. Margaret Mead et Ruth Benedict proposent de parler de personnalité « modale » tandis qu’Abram Kardiner développe le concept de « personnalité de base », ceci afin de considérer qu’il y a un noyau culturel à la base du développement de tout individu, imprégnation qui lui permettra de s’adapter à la société et, en même temps, confortera celle-ci.
Karen Horney a particulièrement travaillé sur les traits psychologiques liés au genre, au féminin, par exemple, et montré l’importance du conditionnement réalisé par la société. Elle a dénoncé la société américaine puritaine comme étant, par ses contradictions et ses paradoxes, à l’origine des conflits intérieurs de l’individu, et donc de la névrose. La conclusion logique est alors que c’est la société qu’il faut soigner ! Harry Stack Sullivan arrivera à la même conclusion à partir de sa pratique de psychiatre avec les schizophrènes.
Nous citerons encore Geza Roheim qui a analysé l’intérêt que présente la culture pour l’individu, comme espace créatif et élément d’union, au même titre qu’Éros. De ce point de vue, la culture qui unit les individus est opposée à la névrose qui isole et produit de l’inadaptation et de la souffrance.
Depuis la fin du xxe siècle, la clinique américaine s’étant centrée sur les techniques comportementales, cognitives et les traitements biologiques, la psychanalyse a eu à subir, dans ce cadre, un certain nombre d’attaques.
L’apport lacanien
L’objet de la pulsion et le manque
Lacan a souligné une autre spécificité de cette relation à l’objet, c’est que, quel que soit l’objet, il n’y a jamais de satisfaction totale, il reste toujours un manque. C’est ce qui relance toujours le processus, la recherche d’une autre satisfaction. De même qu’il considéra que les pulsions sexuelles sont toujours partielles, qu’il n’existe pas, à ce niveau de synthèse, d’unification, même sous le primat de la génitalité. Cette place donnée au manque, voire au ratage, caractérise l’objet de la pulsion selon cet auteur qui en a fait un nouveau concept « l’objet petit a ».
Lacan et l’inaccessible : le modèle des trois registres
C’est cette conception de la pulsion qui amènera Lacan à sa notion de « réel » en tant qu’entité distincte de la réalité. Le réel lacanien est ce qui échappe toujours au sujet, l’objet toujours raté de la quête d’une satisfaction comblante. C’est, plus largement encore, ce qui échappe à la parole, c’est-à-dire à cette production symbolique qu’est le langage. On n’a pas accès à cette « transparence » si prisée de nos jours qui ne laisserait rien derrière elle. Au contraire, le réel est ce reste, l’impossible, l’innommable, l’inaccessible. Cette notion est donc corrélative des deux autres notions du système lacanien : l’imaginaire et le symbolique. Le réel apparaît dans l’hallucination, il fait alors irruption dans la réalité comme quelque chose d’étranger au sujet, une chose réelle, perceptible très précisément (mais qui n’existe pas). Nous avons vu précédemment des exemples d’hallucinations positives et négatives, dans la vie quotidienne (à l’état de veille et, surtout, dans le rêve).
L’imaginaire et l’expérience du miroir
L’imaginaire se construit avec l’expérience du miroir. Nous n’avons pas d’autre accès à nous-mêmes, nous nous reconnaissons donc dans une image, par une image (et encore une image inversée de notre personne). L’imaginaire c’est le développement de ces images dans le rêve, dans le fantasme, par exemple. Le symbolique, part culturelle de l’être humain, dont le langage est le paradigme, est, selon Lacan, attaché à la fonction paternelle, celle qui nomme et, de cette façon, inscrit le petit d’homme dans une généalogie et un monde symbolique qui lui préexistent (le Nom du père). De ce point de vue la fonction symbolique est castratrice par rapport au fantasme de toute-puissance de l’enfant. La réalité humaine ne peut s’entendre sans celle-ci. La psychanalyse ajustement à se confronter, par son approche clinique, avec le réel, visée du désir inconscient.
La modélisation
À la suite de Freud, Lacan est à la recherche d’une modélisation. Il s’inspire des données de la logique et des mathématiques pour rendre compte, tenter une écriture qui vise à schématiser ces rapports de nouages entre ces trois registres du fonctionnement psychique que sont le réel, l’imaginaire, le symbolique. Cette conception montre aussi qu’il ne peut y avoir de science exacte pour rendre compte du réel, ce dernier échappant toujours à une formalisation dans le registre symbolique.
Le stade du miroir
C’est le psychologue Henri Wallon qui en 1931 considéra l’importance décisive de l’expérience du miroir pour le développement de l’enfant, première étape dans la reconnaissance de soi. L’image du miroir est l’espace imaginaire dans lequel le Moi trouve une unité. J. Lacan a repris quelques années plus tard cette observation pour en faire un fondement de sa théorie. Ce concept permet de rendre compte du narcissisme primaire et des identifications. L’enfant a accès à lui-même en tant qu’entité par l’ intermédiaire de son image dans le miroir. On comprend bien ici le lien avec le mythe de Narcisse se mirant dans l’eau.
C’est d’ailleurs d’abord la personne qui le porte ou est à côté de lui que l’enfant reconnaît, et c’est aussi celle-ci qui confirmera par la parole l’expérience de l’enfant en le nommant (« Oui, c’est toi »). L’enfant pourra désormais s’identifier à cette image qui lui reflète son unité propre. Sans miroir l’enfant ne se voit que par le regard de l’autre. On observe aussi couramment comment l’enfant, mis en présence d’un autre enfant, sera entraîné à une certaine confusion. On verra ainsi celui qui bat l’autre, venir se plaindre des coups reçus, ou celui qui observe une blessure pleurer à la place du blessé (on appelle cela le transitivisme). Lacan développera dans sa théorie toutes les conséquences de cette dépendance, et, fondamentalement, l’aliénation initiale de tout être humain.
Donald Woods Winnicott : espace et objet transitionnels
Cet auteur britannique que nous retrouverons au sujet de la psychanalyse des enfants, a mis en évidence une aire d’expérience à la fois différente de la réalité matérielle et sociale, et du monde intrapsychique. Il s’agit d’une zone qui se met en place chez le bébé, avant qu’il ait conscience précisément de son existence autonome, ou de celle de sa mère, ou encore des personnes de son entourage. Pour Winnicott, l’objet transitionnel est déjà ce nounours que l’enfant garde toujours précieusement avec lui, ou encore ce bout de chiffon qu’il ne faut surtout pas lui retirer. Ce n’est pas encore un objet extérieur à lui, mais pas tout à fait lui quand même. Et de ces premières expériences au niveau individuel, la collectivité, les sociétés, ont développé la culture (arts, mythes, etc.) qui correspond pour chaque individu à une zone de jeu, de réalité malléable, adaptable, non contraignante, espace de pensée et de créativité.
C’est donc ainsi que Donald Woods Winnicott a apporté à la théorie psychanalytique de la réalité psychique un nouveau domaine d’exploration et de compréhension.
L’ambivalence
L’association d’affects opposés comme l’amour et la haine ressentis à l’égard d’une même personne, le père ou la mère, dans le cadre du complexe d’Œdipe, a été appelée par Bleuer l’ambivalence. Mais c’est Melanie Klein qui en a fait l’analyse et a montré la mise en place progressive de ce mécanisme de l’ambivalence chez l’enfant. Dans un premier temps le bébé, au contraire, guidé par son ressenti, clive l’objet (la mère ou son substitut), c’est-à-dire met une séparation étanche entre la mère qui correspond aux expériences de satisfaction – le « bon sein » – et celle qui frustre – le « mauvais sein ». Ce n’est que plus tard que l’enfant pourra reconnaître la mère dans ces aspects bons et mauvais comme une seule personne. Il pourra alors faire l’expérience de sentiments ambivalents à son égard. Cette ambivalence se retrouve d’ailleurs dans certaines expressions communes comme « dévorer du regard » l’objet aimé, reste d’un cannibalisme qui n’a pas toujours été fantasmatique !
À propos des complexes
Depuis Freud les psychothérapeutes ont démultiplié les usages de ce terme (complexe d’infériorité ou de supériorité d’Adler, complexe d’Électre, etc.). C’est Mélanie Klein qui s’intéressera très précisément à ce qui se passe avant le stade œdipien pour développer sa propre théorie sur la relation mère-enfant dès les premiers mois de la vie. Elle considère que des éléments de l’Œdipe s’observent déjà si précocement, tandis que les tenants de la self psychology vont eux s’intéresser au narcissisme et vont ainsi ajouter le mythe de Narcisse (amour porté sur soi) au mythe d’Œdipe (triangulation).
Lacan insiste sur le rôle du père, sa fonction symbolique. Il fait la loi en séparant l’enfant de sa mère, en rompant ainsi le lien fusionnel originel. L’être humain n’est donc pas soumis à l’instinct, il existe dans une société pourvue de langage. En associant son nom au prénom de l’enfant, le père inscrit ce rôle tiers.
Traumatisme et séduction
Des prises de positions sur la question de la réalité psychique se succéderont : certains psychanalystes comme Mélanie Klein mettront l’accent sur le fantasme et, ce, déjà chez le bébé (fantasme du bon et du mauvais sein). D’autres, au contraire, soutiendront l’importance de la sexualité dans le réel, comme Wilhelm Reich (qui sera à l’origine du développement des techniques de la bioénergie), ou encore Sândor Ferenczi qui saura dénoncer l’hypocrisie de certains praticiens de la psychanalyse à l’égard de la question de la séduction.
Freud, au cours de sa carrière, reviendra plusieurs fois sur ces fausses évidences qui masquent une réalité plus complexe. Mais l’opinion publique s’emparera à nouveau de ce débat au cours des années quatre-vingt-dix, aux Etats-Unis pour faire retour à l’importance de la réalité matérielle des faits de violence morale ou physique, à leur dénonciation, au développement de la victimologie, à l’intervention postraumatique, ceci sur fond d’antifreudisme.
Nous connaissons aussi maintenant en France la popularité et la médiatisation des pratiques dites de debriefing, intervention rapide à l’occasion de toute situation traumatique pour rassurer et faire parler les victimes afin d’éviter un enkystement. Nous observerons qu’elles s’inspirent directement des travaux de Breuer, la Talking Cure (cure par la parole, citée plus haut), l’hypnose en moins, puisque l’on agit au moment même du traumatisme et non dans l’après coup (chez l’adulte ayant subi un traumatisme dans son enfance). La difficulté, c’est qu’en réalité, une situation traumatique (un cataclysme, une violence physique, un deuil, etc.), ne fait pas nécessairement traumatisme pour l’individu qui l’a vécue, elle s’associe immédiatement à des éléments de l’histoire individuelle qui donneront un sens ou non à l’événement. Aussi l’application mécanique : traumatisme- debriefing (faire parler) n’est-elle parfois malheureusement qu’une caricature de l’action psychologique.
Œdipe, la famille et le transgénérationnel
La référence à Sophocle a été très discutée, Œdipe ayant pris un tel développement dans les écrits psychanalytiques, souvent éloignés du texte originel. On a pu observer, par exemple, que la partie du mythe concernant les parents d’Œdipe, sa généalogie, a été laissée de côté, comme pour mieux dégager le fameux triangle œdipien père-mère-fils, l’isolant du contexte relationnel – de la pathologie familiale en quelque sorte – dont Œdipe a lui- même hérité. Ce choix pouvait correspondre à l’époque et au milieu bourgeois, berceau de la psychanalyse. De même, on peut observer que par cette version du mythe le rôle séducteur de l’enfant est seul pris en compte au détriment de la séduction de l’adulte observée dans le quotidien des abus sexuels.
Jean Laplanche et la question de la séduction
Cet auteur propose depuis quelques années la théorie de la séduction généralisée. Il s’agit de considérer que l’être humain se développe dans un contexte de séduction. Dès avant la naissance, l’enfant désiré ou non, est attendu garçon ou fille, c’est-à-dire dans l’une ou l’autre des deux catégories de sexe assignées dans nos sociétés humaines. Et cette assignation du genre, masculin ou féminin, est assortie d’attentes relatives aux comportements, aux modes de relation avec les différents membres de la famille. Ces attentes vont se manifester dans les attitudes, les messages non verbaux, les codes familiaux, tout ce qui imprègne l’environnement de ce nouvel enfant. Bien sûr le choix du prénom est un des actes forts de cette assignation. Dans ce cadre c’est le sexual des parents qui est mobilisé, c’est-à-dire que, selon Laplanche, l’arrivée de l’enfant réactive la sexualité infantile des parents. Cet auteur propose ainsi de distinguer la part de sexualité infantile (le sexual) chez l’adulte, du « sexuel » proprement dit.
Trois distinctions freudiennes
Freud avait distingué, concernant la sexualité, trois appositions : actif/passif, phallique/castré (l’enfant croit que tout être humain possède un pénis), et masculin/féminin. Cette dernière distinction a, depuis, été analysée, notamment par Robert
Stoller, comme l’assignation de genre. Il ressort maintenant de ces réflexions que cette dernière précède la prise de conscience que le jeune enfant fait de l’existence du sexe anatomique. Laplanche propose de considérer que « le sexe vient traduire le genre », c’est-à-dire que la découverte de la différence des sexes offre à l’enfant le code qui lui manquait pour décrypter tous ces messages reçus concernant le genre qui lui a été assigné par son milieu. C’est au cours des deux premières années que l’enfant fait ce chemin, de l’imprégnation au décodage. C’est aussi reconnaître que la séduction est première et que les parents y ont une part essentielle. Il ne s’agit donc pas seulement du développement de la sexualité de l’enfant à la phase œdipienne, mais bien d’une expérience d’abord énigmatique pour l’enfant, et de projections inconscientes des adultes, en même temps que la société orchestre ce partage des genres.
On voit que cette réflexion ouvre des perspectives sur les situations traumatiques, les abus sexuels, dont on sait qu’ils sont en très grande proportion le fait de proches de l’enfant. Elle ouvre aussi des perspectives sur la façon dont nos contemporains reposent la question du genre, leur positionnement par rapport au sexe, par rapport à ce que la société attend et tolère. Il nous est si évident d’identifier notre interlocuteur par son sexe (« J’ai rencontré un homme dans la trentaine… »), c’est une telle évidence qui conditionne nos relations, que ces considérations ont quelque chose de troublant.
La sexualité féminine
Tous ces développements laissent persister une butée de la théorie psychanalytique, présente déjà chez le fondateur, et qui concerne une partie non négligeable de la théorie puisqu’il s’agit de la sexualité féminine. Trop marqué par la mentalité bourgeoise et le patriarcat ambiant, Freud aura du mal à en percevoir toutes les implications. Il faudra attendre qu’un certain nombre de femmes psychanalysées s’intéressent elles- mêmes non seulement à la pratique mais encore à la théorie psychanalytique pour y apporter une approche complémentaire de la dimension féminine. Des premières psychanalystes, dont firent partie Lou Andréas Salomé, Hélène Deutsch, la plus connue est Marie Bonaparte à qui une série télévisée a été consacrée.
Mais il ne se dégage pas encore de grande avancée théorique, peut- être parce que le sujet eut une place importante dans la société elle-même (et dans les mouvements féministes), au carrefour du politique et du psychanalytique. Cette dimension partisane n’est pas favorable au travail psychique nécessité par l’analyse.
Les nouveaux défis
Plusieurs problématiques nous semblent constituer autant de défis pour la psychanalyse dans les années à venir. Nous en évoquerons quelques-uns.
L’inconscient
C’est d’abord le concept même d’inconscient, concept fondamental pour la psychanalyse. Son succès, et l’avancement des recherches, notamment en neurosciences, ont créé une situation où ce concept se trouve si largement utilisé qu’il conviendrait de s’assurer du sens qui lui est donné. Nous avons déjà observé les différences entre l’inconscient des philosophes, celui des biologistes et celui de Freud… Nous avons vu que l’inconscient freudien a pour originalité d’être produit par un processus défensif, le refoulement, à la suite d’une situation conflictuelle entre les instances psychiques, le Moi et le Surmoi, à l’égard des pulsions du Ça. Nous avons aussi indiqué la proposition que fit Jung d’un inconscient complémentaire à ce dernier, l’inconscient collectif, fait des archétypes, des éléments culturels qui circulent dans toute l’humanité.
Ce dernier inconscient n’étant manifestement pas objet de refoulement, nous ne savons pas exactement comment il est produit. À la fin de sa vie Jung a fait l’hypothèse qu’il pouvait s’agir d’un phénomène psychique qui serait comparable aux traces physiques, anatomiques, de l’histoire de l’évolution humaine que chacun de nous porte dans son corps. Il y aurait, de la même façon, des éléments psychiques, archétypaux, comme des empreintes restées des cultures précédentes. À la suite de la notion de « personnalité de base » proposée par Abram Kardiner, un auteur actuel, J.-C. Rouchy parle d’« incorporais » culturels. Ces différentes propositions tentent de rendre compte de ce type de processus inconscient. D’autres problèmes sont venus, eux, de la psychopathologie car, si le refoulement était bien un processus psychique central dans la structure névrotique, les pathologies psychotiques et les nouvelles pathologies, les états limites, par exemple, nous ont obligés à considérer des fonctionnements plus archaïques, d’autres processus défensifs, jusqu’à l’idée d’éléments, non pas refoulés, mais comme restés enclavés. Quel inconscient conserve ces éléments ? Est-ce l’inconscient biologique ? Et ce dernier peut-il être simplement assimilé au non-conscient que Freud a proposé d’appeler le préconscient ?
Les progrès des neurosciences
À ces questions s’ajoutent les avancées de la neurologie, grâce aux nouvelles technologies comme l’imagerie cérébrale par résonance magnétique (IRM). Nous pensons particulièrement aux travaux sur l’empathie menés par les équipes d’Alain Berthoz et de Jean Decety, à la découverte des « neurones miroirs » qui en seraient le support biologique. On se rappelle que Freud (et aussi Jung au début de leur relation) était à la recherche d’une explication de
ces phénomènes remarquables de la communication, phénomènes occultes, télépathiques etc. Les découvertes en cours à ce niveau vont nous amener à repréciser, réajuster un certain nombre de concepts. Les processus non conscients mis en évidence dans ce cas sont-ils assimilables aux notions précédentes ou nous amèneront-ils à distinguer encore d’autres formes d’inconscient ou d’autres processus ? Y a-t-il une synthèse théorique nouvelle possible de tout ce non-conscient qui constitue la plus grande partie de notre fonctionnement psychique ?
La sexualité
La question de la sexualité se pose maintenant dans un contexte bien différent de l’époque freudienne, exposée, exhibée, devenue une exigence sociale, elle se décline de toutes les façons (hétéro, homo, bi., trans., etc.) jusqu’à faire apparaître un mouvement de refus : le tout nouveau no sex ! Les nouvelles conceptions du corps en parties rechargeables, clonables, les nouvelles approches tendant à dégager le genre (social), du sexe (biologique), sont à l’origine de nouvelles revendications et libérations.
Ces changements ne sont pas sans résonances cliniques. C’est ainsi que l’on observe une disparition progressive, dans le développement des enfants, de la période dite de « latence », période importante de maturation dans un climat de calme relatif sur le plan sexuel, à la suite de la période œdipienne. Cette période traditionnellement située autour de 7-10 ans, réputée favorable au développement intellectuel et à la socialisation, par la disponibilité et la stabilité qu’elle offrait à l’enfant, ne se retrouve plus – ou de façon très écourtée – chez beaucoup d’enfants contemporains.
On observe, au contraire, chez un nombre croissant d’enfants, parfois très jeunes, un niveau d’excitation qui demeure relativement fort. S’en dégage une nouvelle catégorie, celle des « hyperactifs » dont l’agitation ne permet aucune attention, aucune concentration sur des tâches intellectuelles, scolaires, notamment. Cette hyperactivité est aussi un obstacle à l’adaptation sociale. La médicalisation qui en a été faite ces dernières années s est développée, par souci d’efficacité, au détriment de la compréhension du contexte social dans lequel ces importantes modifications prennent place, et des conséquences de ces dérives.
La famille
La question de la famille, tout autant d’actualité, n’est pas sans relation avec les problèmes précédents. Depuis l’invention de la psychanalyse, la structure familiale s’est profondément modifiée, les rôles du père, de la mère, la multiplication des familles monoparentales, les premières familles homosexuelles, doivent nous amener à repenser les conditions du développement de l’enfant. Il faut encore ajouter à ces changements les nouvelles techniques de procréation qui modifient profondément les liens parentaux. Qu’en sera-t-il lorsque, dans un temps qui semble se rapprocher, la femme n’aura plus à porter l’enfant, à accoucher, mais seulement à offrir ses ovules ?
Que peut être la réponse de la psychanalyse à chacune de ces situations ? Certes elle sera toujours guidée par la subjectivité de la personne, enfant ou adulte. Mais il faut aussi que la recherche psychanalytique se développe et s’interroge à nouveau sur le développement psychosexuel de l’enfant de la nouvelle société qui se dessine.
La violence
L’atténuation de la sensibilité au sens moral que nous constatons depuis quelques années est alarmante. Est-ce le fruit de cette société de spectacle, société qui se vit dans le miroir de l’écran de télévision ? Est-ce le fait d’un anonymat et d’un constat d’impuissance liés à la mondialisation ? Lorsque valeurs et repères se trouvent profondément ébranlés, cette sorte de collectivisation négative nous offre déjà des signes tangibles au travers de la violence qui tend à se généraliser à tous les niveaux de la société, dans la rue, dans les banlieues, dans les familles, dans les cours de récréation, mais aussi dans toutes nos assemblées… On est ici bien loin du Surmoi oppressant que Freud dénonçait dans la bourgeoisie viennoise du tout début du xxe siècle !
Ce contexte de violence est d’ailleurs ce qui nous rapprocherait encore le plus de l’auteur de Malaise dans la civilisation, qui s’interrogeait sur la guerre, sur le nazisme. Mais, depuis, la violence s’est inventée de nouvelles formes, le terrorisme a envahi la scène internationale, tandis que les « tournantes » se sont instituées dans les bandes d’adolescents. Dans ces conditions, le groupe et le social ne font plus bon ménage, tandis que le réseau devient non pas le support, mais le substitut du lien social.
La relation
Nous sommes encore loin de mesurer l’influence de l’Internet, du téléphone mobile, sur nos relations (en quantité et en qualité), sur nos représentations du monde, des autres, etc. On a dit que ces nouvelles techniques de communication constituaient une des principales armes du terrorisme… Dans ce cadre encore, l’anonymat, d’une part, la multiplication des possibilités, d’autre part, ont ouvert la voie à une forme d’abstraction, celle du produit, plus ou moins virtuel, plus ou moins commercialisable, contexte dans lequel l’être humain, l’individu, se trouve comme aspiré dans un tourbillon, dépouillé de sa subjectivité.
Dans cette situation, il existe encore un chemin tout ouvert, refuge pour certains, source d’espoir et de nouvel engagement pour d’autres, dont le processus sectaire (religieux ou non) est le plus sûr porteur. L’inconscient est foncièrement croyant, nous rappelait Daniel Widlôcher lors d’un congrès récent. Cette crédibilité foncière est donc comme laissée à vif, en quête de support, les manipulateurs de tout poil en ont une profonde intuition, qui savent rentabiliser cette déshérence. Ce chemin n’est pas l’issue espérée, mais bien la réalisation de l’enfermement, l’aliénation du sujet.
Ces quelques évocations soulignent suffisamment l’ampleur de la tâche qui revient à tous ceux qui restent attachés à une certaine idée de l’homme. Je constate ainsi que la profession de psychanalyste n’assure pas automatiquement un accès ouvert aux manifestations de l’inconscient, rien qu’à l’idée d’évoquer ce qui échappe au contrôle, les psychismes se bloquent ! Nous, mesurons là le degré de résistance, toujours actuel malgré les années de divulgation de la psychanalyse, aux émergences de l’inconscient. Ceci ne fait que conforter la thèse freudienne.