Les déplacements de la honte
Une seule honte à la place de plusieurs:
Pour Freud, on pouvait reconnaître l’identité d’un élément psychique au fait qu’il soit « déplaçable ». Freud a en particulier montré, en rapprochant la jalousie de l’homosexualité inconsciente, que le jaloux qui paraît animé par un désir absolu de « savoir » (la vérité sur les infidélités de celui ou de celle qu’il aime) est en fait animé par un désir de ne pas savoir (son propre amour pour les êtres de même sexe que lui). Ce paradoxe ressortit à ce que Freud a appelé le « déplacement » : le jaloux ne veut, en fait, rien savoir de son homosexualité. Ce mécanisme du déplacement qui est déplacement d’un investissement libidinal d’une représentation ou d’un ensemble de représentations vers un autre a toujours gardé chez Freud un rôle essentiel. Toutes les émotions peuvent ainsi être déplacées. La culpabilité l’est très souvent. Par exemple, un malade se sent coupable de ne pas avoir fermé le robinet ou de ne pas avoir remis à sa place un objet. L’exploration de son symptôme montre qu’il s’agit plus profondément de la culpabilité d’avoir endommagé un objet d’amour par son agressivité inconsciente. La dépression même peut être déplacée, comme dans le cas de cette patiente hospitalisée qui.évoquant le fait que sa fille ne lui rende pas visite, se mit aussitôt à pleurer en disant que la porte de sa chambre fermait mal, et qu’on ne la lui avait pas encore réparée…
Parfois, ce déplacement implique l’environnement. Par exemple, une honte associée d’abord à une homosexualité mal supportée par l’environnement familial peut se trouver changée en honte liée à la couleur de peau, que le sujet vit alors comme une cause de stigmatisation sociale Le problème de tels déplacements vient de ce qu’ils n’interviennent jamais arbitrairement, c’est-à-dire que les facteurs sociaux incriminés par l’individu comme cause exclusive de sa honte ne sont jamais absents de sa vie. Il est néanmoins essentiel de parvenir à rétablir les causes de la honte dans la mesure où ce rétablissement peut seul permettre au sujet de se réapproprier sa propre histoire dans la complexité des blessures subies, personnelles, familiales et sociales. Mais de tels rétablissements sont parfois très difficiles du fait que les déplacements de la honte interviennent fréquemment par rapport à des hontes vécues dans l’enfance. Confronté à des hontes qu’il lui a été impossible de se représenter lui-même car elles l’auraient privé précocement de ses figures de rattachement, l’enfant n’a en effet que deux possibilités : soit tout oublier (ce sont les diverses gravités du clivage, plus ou moins complétées par les effets du refoulement dynamique) ; soit interpréter la scène différemment : ce sont les déplacements de la honte. Or plus la précocité de tels déplacements a été grande, et plus ils risquent d’être pris dans un ensemble d’attitudes, de traits de caractère et de comportements qui en rendent la mise en cause difficile. J’en ai donné un exemple avec Paul. En voici un autre.
Céline:
Céline, âgée de vingt-quatre ans, rapporte, au cours d’une séance, la honte qui l’a envahie, alors qu’elle était enfant, un jour où sa mère l’a obligée à ôter son slip pour passer une radiographie pulmonaire, parce que le médecin avait demandé que la jeune patiente se déshabille « entièrement ». Cette honte, Céline la rapporte d’abord à la trop grande proximité physique avec sa mère dont elle s’est plaint maintes fois, sa mère lui touchant volontiers les seins ou le ventre lors de nombreuses séances d’essayage des vêtements qu’elle confectionnait pour sa fille. Puis, après avoir effectué un travail de dégagement de cette honte, Céline rapporte la gêne qu’elle a éprouvée à devoir ôter son slip à une tout autre cause : elle dit s’être sentie terriblement humiliée d’avoir ainsi obéi à une consigne qu’elle estimait mal comprise par sa mère, et de ne pas être parvenue à lui tenir tête jusqu’à l’arrivée du médecin qui les aurait départagées. Ainsi analysée, sa honte cache aussi sa colère vis-à-vis d’une mère qui l’a forcée à se dévêtir entièrement alors que Céline pensait, à juste titre, que ce n’était pas nécessaire. Mais la honte de Céline fut encore prise, dans un troisième temps, dans un autre système de compréhension. Céline, alors, n’a plus honte d’elle-même, mais de sa mère qui a pris le conseil du médecin de façon littérale, s’est fixée sur le mot « entièrement » et n’a pas été capable de demander une précision. Céline qui savait, sans doute parce qu’elle avait été confrontée à cette situation à l’école, qu’il n’était pas nécessaire d’enlever son slip pour une radiographie pulmonaire, l’avait donc ôté non seulement pour obéir à sa mère… mais aussi pour ne pas avoir honte de celle-ci. A s’être déshabillée ainsi entièrement, elle s’était sentie « honteuse ». Mais si elle ne l’avait pas fait, c’est sa mère qu’elle aurait risqué de trouver ridicule. En lui tenant tête, elle aurait finalement eu honte de la bêtise de sa mère ; en lui cédant, elle avait eu honte d’elle-même. Pourtant, nous avons vu que le souvenir de la honte de Céline avait d’abord été rapportée à une toute autre cause : une proximité physique excessive avec sa mère. On pourrait imaginer qu’une honte semblable soit, dans d’autres circonstances, rapportée par celui qui l’éprouve uniquement à la troisième des causes que Céline a incriminée. Cette honte serait alors commentée comme honte d’avoir un parent « inculte », « prolo », « débile », etc. Ainsi, les hontes multiples éprouvées dans une situation complexe peuvent être rapportées à une seule cause prise comme unique.
Nous allons maintenant envisager cette question à travers un exemple de fiction.
Denise: Les armoires vides de Annie Ernaux:
La romancière Annie Emaux a témoigné, dans ses ouvrages, de ses origines modestes et de la honte qui leur a longtemps été un ; personnage romanesque, Denise, faisant ainsi à la fiction la possibilité d’une large place. À travers ce personnage, Annie Ernaux pose les bases d’une compréhension aiguë de la honte et des causes multiples, tant personnelles que sociales, qui peuvent entrer en résonnance pour rendre sa compréhension, et donc son dépassement, particulièrement difficiles.
Le niveau le plus apparent des difficultés de Denise, et celui qui a le plus vraisemblablement contribué au succès du livre de Annie Ernaux, concerne les différences entre les repères d’identité proposés par deux milieux sociaux : le milieu d’origine et celui où s’effectue sa promotion. A l’adolescence, Denise est en effet confrontée à deux modèles inconciliables : d’un côté ses parents, qu’elle qualifie de « péquenots » ; et de l’autre les jeunes bourgeois qu’elle fréquente. Ce conflit oppose deux modèles d’estime de soi : s’aimer « en prolétaire » ou s’aimer « en bourgeois ». Car s’aimer « en prolétaire » existe bien. Et c’est ce que le père de Denise lui fait comprendre lorsqu’il renvoie sa fille à ses goûts d’« intellectuelle », en lui disant que lui-même n’a pas besoin de cela pour exister et se sentir heureux…
Ce niveau de conflit identificatoire et narcissique en cache un second, organisé autour des gratifications des deux milieux de référence. Dans chacun, comment Denise est-elle reconnue et gratifiée, ou comment peut-elle espérer l’être ?
Enfin, un troisième niveau est organisé non plus autour de la continuité ou de la discontinuité des investissements, mais autour de l’économie psychique de l’héroïne telle que son histoire relationnelle familiale lui a d’abord permis de la mettre en place. De ce point de vue, la question n’est plus de savoir ce qui a pu faire honte ou horreur à Denise dans le fonctionnement familial au point de l’en éloigner, mais de quoi elle a eu un absolu besoin de s’éloigner afin de préserver ses possibilités d’évolution psychique. La honte n’est plus alors la cause de son éloignement, mais au contraire sa justification après coup.
Le premier de ces niveaux de complexité, qui est aussi le plus apparent, concerne en quelque sorte le point de vue qualitatif (quelle image de soi aimer ?) ; le second concerne le point de vue quantitatif (le choix d’un modèle y est articulé avec les gratifications que l’entourage apporte en cas d’adéquation réussie au modèle) ; le troisième niveau concerne la possibilité même d’une survie psychique.