Les cultures organisationnelles du travail : l'influence des cultures nationales
Une organisation ne se situe jamais dans un « vide » social. Elle est située dans une région, un pays, elle mobilise des personnes qui appartiennent à des métiers qui la dépassent, elle utilise les institutions qui l’environnent. Elle est donc influencée par d’autres cultures qui ont contribué à façonner la sienne. De même, elle « mélange », fait se confronter différentes cultures de métier, différents groupes qui apprennent à agir ensemble et sont donc producteurs d’éléments culturels. Enfin, l’organisation contribue aussi par ses créations culturelles à l’évolution de la société et des institutions qui l’environnent.
Nous présentons dans cette partie des travaux qui se sont penchés sur l’influence des cultures nationales sur les manières de travailler en entreprise.
Travaux de G. Hofstede
Hofstede (1983) a eu l’opportunité de travailler pour une grande entreprise du secteur informatique implantée dans le monde entier. À partir de questionnaires collectés auprès de 116 000 employés dans 64 pays, il a pu étudier les variations entre pays des perceptions des employés sur leur travail. L’entreprise, produisant et vendant partout les mêmes produits, avait aussi une organisation et des systèmes de gestion très homogènes. Méthodologiquement, la comparaison des variations obtenues dans les réponses entre des salariés de pays différents avait donc du sens.
L’analyse factorielle opérée sur les données fait apparaître quatre facteurs principaux :
– La distance au pouvoir : cette dimension différencie les pays selon leur degré d’acceptation des inégalités hiérarchiques et le fait de marquer plus ou moins de distance (sociale) avec les personnes de statut supérieur. Lorsque l’indicateur de cette dimension est faible, les salariés entrent facilement en relation avec la hiérarchie qui est très accessible.
– L’évitement de l’incertitude : selon les pays on accepte plus ou moins facilement les situations floues, incertaines. Quand cet indicateur est élevé, les procédures, règlements, systèmes de contrôle sont très développés.
– L’individualisme : dans certaines cultures l’individu est en quelque sorte en première position. Tout est déterminé en fonction de l’individu. D’autres cultures semblent plus collectivistes dans le sens où le groupe (famille, clan, communauté) va passer devant l’individu. Dans une culture individualiste le salarié va agir pour lui et ce comportement est valorisé. Dans une culture collectiviste, le salarié raisonne plutôt par rapport à sa communauté.
– La masculinité/féminité évoque le fait que dans certaines cultures de travail les rapports au travail sont relativement durs, centrés sur la performance. Par opposition à une culture de travail plus « féminine », dans les pays scandinaves par exemple, où on se préoccupera plus facilement de la qualité de vie du salarié, des contraintes de sa vie hors travail. Les stéréotypes de genre ont servi à Hofstede d’illustration pour cette dimension.
Hofstede constate que des regroupements peuvent être faits à partir de ces dimensions entre les pays, comme par exemple :
– Les pays latins développés (Belgique, France, Argentine, Brésil, Espagne, Italie) caractérisés par une importante distance au pouvoir et un degré élevé d’évitement de l’incertitude.
– Les pays anglo-saxons (Australie, Canada, Royaume-Uni, USA) marqués par des indicateurs de masculinité et d’individualisme très élevés.
– Les pays nordiques (Danemark, Finlande, Pays-Bas, Norvège, Suède) ont plutôt une très faible distance au pouvoir et un indice de féminité très élevé.
Bien que ces travaux rejoignent d’autres recherches en psychologie interculturelle, ils sont aussi souvent critiqués (cf. Sanchez-Mazas & Licata, 2005) du fait de l’homogénéisation excessive des données pour chaque pays et d’une approche qui a parfois tendance à valoriser les pays occidentaux (individualisme dans les pays riches, collectivisme pour les plus pauvres).
Travaux de Ph. D’Iribarne
Travaillant sur la question de l’influence des cultures nationales sur les manières de travailler, D’Iribarne (1989 ; 2002), propose une approche plus qualitative, à partir d’enquêtes par entretiens dans des établissements d’une même entreprise situés dans des pays différents.
Il a ainsi comparé trois usines appartenant au même fabricant d’aluminium : l’une est en France, l’autre aux États-Unis, la dernière aux Pays Bas. Elles produisent le même produit, fonctionnent bien économiquement et sont de tailles comparables. Les questions posées dans cette recherche sont, par exemple : Comment travaille-t-on dans ces usines ?, Quand il y a un problème, comment et par qui est-il réglé ?, Comment sont distribuées les heures supplémentaires ?, etc.
Les résultats montrent que, sur des problèmes similaires, la manière d’élaborer les solutions n’est pas la même dans les trois usines. Par exemple quand il est nécessaire de faire des heures supplémentaires, les ouvriers sont très intéressés mais la répartition de ces heures va s’effectuer différemment. En France c’est plutôt le superviseur qui décide en fonction de considérations plus ou moins explicites. Aux USA, la règle de l’ancienneté va être appliquée systématiquement et les heures seront d’abord proposées aux plus anciens. Elle s’applique aussi pour les licenciements (« last in, first out ») alors qu’en France, les règles légales font l’objet d’une grande latitude d’interprétation.
Ces différentes manières de régler les problèmes quotidiens correspondent, pour D’Iribarne, à des « pactes sociaux » différents et propres à chaque pays. Historiquement, se sont ainsi constituées des façons de vivre ensemble qu’on retrouve dans les caractéristiques des institutions nationales mais aussi dans le fonctionnement social des organisations.
– Aux USA, ce qui fonde le pacte social, c’est le contrat et le respect des règles négociées. Le contrat se définit ensemble. Ce qui n’est pas marqué dans le contrat, on ne peut pas l’exiger du salarié. Par contre, ce qui est écrit, a été négocié, doit être respecté. Les États-Unis se sont construits avec des immigrants qui en général n’apportaient pas avec eux toutes les hiérarchisations sociales de leur pays d’origine. Des hommes et femmes « libres et égaux » qui sont, socialement, tous sur le même plan. Donc, s’ils veulent faire quelque chose ensemble, agir en commun, ils vont d’abord contractualiser leur relation de manière précise et équilibrée. Le pacte social que D’Iribarne retrouve dans les organisations américaines repose sur cette négociation de contrats, d’accords, de règles simples.
– Aux Pays Bas, il observe un ordre de fonctionnement très différent où le principe clé est la notion de consensus. Quand un problème surgit, toutes les personnes concernées se réunissent et échangent jusqu’à l’obtention d’un consensus sur la décision à mettre en œuvre. Une fois le consensus obtenu, tout le monde applique la décision sans la remettre en cause ensuite, ce qui constitue un avantage. L’inconvénient est que, pour arriver à se mettre d’accord, il faut souvent un temps relativement long. D’Iribarne fait un lien avec l’histoire des Pays-Bas qui se sont constitués à partir de la réunion de petites régions qui se sont associées à condition que les décisions soient prises avec le principe de l’unanimité. L’union européenne a été construite sur le même principe.
– Pour la France, prévaut, selon D’Iribarne, la « logique de l’honneur ». De multiples exemples montrent l’attachement des français aux statuts sociaux. Une personne est honorable quand son comportement correspond à son statut et quand elle respecte le statut des autres. L’avantage est qu’il n’est pas nécessaire de contrôler, surveiller le salarié, ou lui dire dans le détail ce qu’il a à faire, puisqu’il se sent obligé en fonction de son statut de faire certaines actions spontanément. L’inconvénient est qu’il est très difficile de demander à un salarié de réaliser une tâche qui relève d’un statut inférieur. D’Iribame (1990) propose d’ailleurs cette explication pour comprendre le chômage de longue durée : quelqu’un qui se retrouve sans emploi va rechercher un poste de statut identique et refuse ainsi d’autres’postes qui lui auraient pourtant permis de se sortir de ses difficultés économiques. La différenciation « cadre » / « non cadre » est un autre exemple typiquement français de même que l’importance des diplômes dans les perspectives de carrière. Cette logique de l’honneur, malgré les révolutions, correspondrait à la persistance de distinctions sociales issues de l’ancien régime.
D’Iribarne et son équipe ont exploré ainsi d’autres cultures nationales en travaillant en particulier à partir de cas d’entreprises qui s’établissent dans un autre pays et sont confrontées à des difficultés de compréhension des manières de travailler.
L’effet sociétal
En réaction aux approches culturalistes des comparaisons entre les organisations du travail de différents pays, le laboratoire d’économie et de sociologie du travail (LEST) d’Aix-en-Provence a effectué des recherches comparatives importantes en particulier entre la France, l’Allemagne, ou le Japon (cf. Maurice, Sellier, Silvestre, 1982).
La comparaison entre des entreprises allemandes et des entreprises françaises dans les mêmes secteurs : chimie, automobile, machine-outil a donné lieu à une réflexion très riche pour essayer de comprendre l’origine des multiples différences observées. Les nombreuses informations récoltées sur des entreprises comparables montrent par exemple :
- En ce qui concerne les salaires en Allemagne, on constate un écart moyen de 1 à 3 entre les personnes les moins payées et les personnes les plus payées. En France, cet écart est de 1 à 6.
- Beaucoup de superviseurs encadrent chacun peu d’employés en France, alors qu’en Allemagne ils sont moins nombreux mais responsables d’un plus grand nombre de subordonnés.
- Le travail de ces superviseurs est également différent. En France, le « chef » contrôle, il définit des tâches, il donne des consignes, etc. En Allemagne, le « chef » est plutôt un expert, un conseiller, celui qui va aider les autres à résoudre un problème un peu pointu.
- En France, on trouve souvent des superviseurs qui n’ont pas de formation correspondant à l’activité réalisée par les personnes qu’il encadre. En Allemagne, le superviseur est en fait le meilleur employé, celui qui a le plus d’expérience, de connaissances, etc.
- Même si cela a évolué en Allemagne, le travail manuel est mieux considéré (salaires, possibilités de carrière) qu’en France.
- Les liens entre le système éducatif et les entreprises sont plus étroits en Allemagne. Donner des cours à des apprentis, être tuteur, est par exemple valorisé dans la carrière d’un ouvrier allemand.
- La cogestion (participation des représentants des salariés au conseil d’administration de l’entreprise) que l’on trouve en Allemagne est pratiquement impensable en France.
- Pour les chercheurs du LEST, toutes ces différences ont une cohérence. Elles ne reposent pas seulement sur des dimensions culturelles mais sur les interactions entre trois « rapports » :
- Le « rapport éducatif », c’est-à-dire la manière dont le système de formation, initiale et continue, est constitué et les relations qu’il entretient avec les entreprises.
- Le « rapport industriel » qui relie les représentants des salariés et ceux des employeurs. Historiquement constitué, il se compose des différentes institutions, règles, modes de négociation qui aboutissent à des interactions très différentes d’un pays à l’autre.
- Le « rapport organisationnel » correspond aux modes d’organisation internes aux entreprises qui étaient l’objet de départ de la recherche et qui ne peuvent se comprendre sans référence aux deux autres rapports.
Cette combinaison entre le système éducatif, les relations syndicats/ employeurs et les formes d’organisation du travail trouve sa cohérence à l’échelle nationale, ce que les auteurs appellent un « effet sociétal ». Du coup, cela peut expliquer les difficultés à exporter un élément de cet ensemble dans un autre pays sans tenir compte des autres éléments.