Les cultures organisationnelles du travail : Action collective et régulation sociale
Reynaud (1993) propose une réflexion sur les règles et la régulation sociale d’une grande portée puisque son modèle théorique peut s’appliquer à la plupart des situations qui relève de l’action collective (organisation de travail, marchés, relations sociales, etc.).
Il part de l’idée qu’il est difficile de définir, décrire « la » ou « une » société. Des formes sociales existent qui peuvent avoir une étendue assez vaste mais elles reposent sur les interactions, négociations, relations entre les individus qui essaient d’agir ensemble et donc contribuent à construire et redéfinir constamment le cadre de leurs actions. Les règles établies par les acteurs sociaux sont donc l’élément essentiel qui organise l’action en commun. Elles peuvent avoir des objectifs variés, certaines définissent qui a la possibilité de rentrer dans un jeu social (qui peut négocier sur les salaires, par exemple), d’autres comment ce jeu va se dérouler (procédures de négociation), elles peuvent mêmes constituer le résultat de ce jeu (règle de fixation des salaires par un système de classification, par exemple).
Reynaud préfère donc parler, à propos de l’action collective, d’un processus permanent de régulation sociale plutôt que de « société ». Les acteurs appliquent des règles mais ils passent aussi une partie de leur temps à en construire de nouvelles, à négocier leur changement, à les adapter aux situations. Il distingue plus précisément deux types de règles :
– Les règles de contrôle : certaines règles visent en effet à contrôler le comportement des autres. L’employeur qui propose un système de salaire aux pièces, par exemple, a pour objectif d’obtenir un comportement des ouvriers consistant à travailler le plus possible. Si le salaire est basé sur des critères de qualité de la production, le comportement des ouvriers va changer. Beaucoup de règles ont dans l’organisation cet objectif de façonner, orienter le comportement des travailleurs.
– Les règles autonomes : les salariés dont on essaie de contrôler le comportement ne se laissent pas toujours faire, ils ne souhaitent pas être considérés comme des objets. Ils ne veulent pas que leurs comportements soient totalement maîtrisés, contrôlés, soumis. Ils vont alors essayer de garder un maximum de marges de manœuvre, d’autonomie dans la situation. Pour cela, les employés vont créer des contre règles pour limiter le contrôle de l’employeur. Elles sont créées de manière autonome mais avant tout pour préserver de l’autonomie. Dans le cas du salaire au rendement (règle de contrôle), on constate très souvent que les ouvriers limitent eux-mêmes ce rendement (« freinage »). Pour les individus de ce groupe, la règle autonome peut représenter une contrainte très forte, celui qui ne la respecterait pas en travaillant plus risque l’exclusion du groupe de ses pairs.
La régulation conjointe correspond à ce jeu qui combine des règles de contrôle et des règles autonomes. Ces processus de régulation existent dans les rapports entre deux groupes dont l’un essaie d’orienter les comportements de l’autre, il n’est pas réservé aux relations entre les salariés et l’employeur. Par exemple, il est fréquent qu’un service commercial essaie de contrôler l’activité du service production afin de satisfaire les demandes des clients au plus vite. Le service production peut créer toute une série de procédures et imposer des règles pour préserver son autonomie afin de lisser son activité et de ne pas être totalement dépendant des demandes des commerciaux.
Cette distinction règles autonomes/règles de contrôle ne recouvrent pas toujours la distinction habituelle entre l’officieux et l’officiel. Des règles concernant le travail et les comportements attendus (horaires, disponibilité, etc.) d’un cadre sont très rarement officielles. Le code du travail a été constitué pour préserver les salariés des abus des employeurs, il relève donc plutôt des règles autonomes.
Dans le fonctionnement quotidien d’un groupe de travail, le fait qu’un individu se comporte en fonction des règles autonomes en usage montre aussi son intégration à la culture du groupe et permet de définir son identité. Le non respect de ces règles engage des processus d’exclusion, une stigmatisation comme « déviant », et la non reconnaissance de l’appartenance sociale à ce groupe. La théorie de Reynaud nous permet d’établir des liens entre les approches en termes de pouvoir et celles qui recourt à la notion de culture. Loin d’être contradictoires, ces deux approches sont complémentaires en ce qu’elles éclairent des phases différentes mais liées des processus sociaux qui se déroulent dans les organisations de travail. Les jeux de pouvoir aboutissent souvent à l’établissement de règles qui vont servir aux acteurs à orienter leurs comportements mais aussi à interpréter les situations sociales et les équilibres de pouvoir ainsi qu’à construire leur identité.