Le travail : Le pouvoir au coeur de l'organisation
Les travaux de Crozier & Friedberg (1977) ont permis de faire découvrir la sociologie des organisations américaines dans les pays francophones mais ces réflexions sont plus qu’une synthèse des recherches existantes puisque les auteurs proposent une théorie du pouvoir particulièrement pertinente et qui fait maintenant partie des instruments essentiels de tout analyste des organisations.
La définition du pouvoir évoquée précédemment : « Le pouvoir de A sur lî est la capacité de A d’obtenir que, dans sa relation avec B, les termes de l’échange lui soient favorables » peut être précisée :
– Le pouvoir est une capacité d’une personne ou d’un groupe, ce n’est pas un attribut. Une capacité c’est quelque chose qui peut disparaître, qui dépend de la situation, ce n’est pas un trait permanent. Comme en psychologie sociale, la situation est à considérer et pas seulement les dispositions ou caractéristiques permanentes des personnes. Les situations évoluent, changent et les individus n’ont donc pas toujours le même pouvoir.
– Le pouvoir est relationnel : il faut qu’il existe une relation, un échange, entre les individus, que chacun ait besoin de l’autre, que chacun y trouve un minimum d’intérêt. Un employeur a besoin du salarié pour réaliser le travail et le salarié a besoin de l’employeur pour obtenir ses salaires. Quelqu’un avec qui nous n’avons pas de relation (directe ou indirecte) n’a pas de pouvoir sur nous.
– Le pouvoir est donc relatif, il n’existe pas de pouvoir en général, on ne l’a pas une fois pour toutes, il est lié à la situation.
– Le pouvoir est réciproque. La plupart du temps, bien sûr, l’un a plus de pouvoir que l’autre, mais même celui qui a moins de pouvoir a néanmoins un peu de pouvoir. Le salarié peu qualifié est souvent démuni face à l’employeur, néanmoins il lui reste une marge de manœuvre : bien faire ou pas son travail. Il a un certain pouvoir par rapport à l’employeur, celui-ci ne maîtrise pas totalement les comportements de son employé.
– Le pouvoir est régulé, des règles sont créées dans les organisations ou à l’échelle de l’État pour limiter les abus de pouvoir. Cela ne fait pas disparaître les relations de pouvoir mais contribue à en limiter les excès, ne serait-ce que pour permettre à la relation de subsister.
Dans l’analyse stratégique des comportements proposée par Crozier & Friedberg, le pouvoir est considéré comme une caractéristique humaine. Le pouvoir s’appuie sur la recherche d’un minimum d’autonomie. Persohne, en effet, ne souhaite être considérer comme un objet, un animal au service de la direction, tout le monde essaie de garder une part d’autonomie.
Tout le monde n’a pas les mêmes envies, les mêmes désirs, les mêmes enjeux. Une organisation c’est la réunion d’un ensemble de personnes qui ont des idées différentes, des objectifs parfois contradictoires. Inévitablement, cette variété d’enjeux implique des discussions, des négociations, des interactions, qui créent des situations de marchandage où les rapports de pouvoir prennent un rôle essentiel. L’idée de « rationalité limitée » proposée par March & Simon (1969) est très importante dans ce contexte. Chaque acteur social essaie d’être rationnel dans son contexte mais cette rationalité n’est pas absolue ni générale. Pour prendre une décision, faire un choix, l’acteur n’a pas la possibilité de réunir toutes les informations nécessaires, il n’a pas les moyens de comparer tous les choix possibles, il n’a pas forcément des critères clairs et cohérents pour effectuer ces choix, il est également dépendant des autres pour accéder aux informations ou mettre en oeuvre ses choix. En conséquence, il n’y a aucune raison pour qu’une organisation soit rationnelle dans son ensemble, aucune raison pour que les mêmes visions et objectifs soient partagés par tous et de la même façon.
D’un point de vue anthropologique, les relations de pouvoir sont donc « normales », « ordinaires » dans les communautés humaines. On trouve partout cet instrument de médiation entre les intérêts divergents des acteurs sociaux. On peut donc le voir non pas comme une finalité mais plutôt comme un moyen, un instrument permettant aux acteurs d’atteindre leurs objectifs, de réaliser leurs projets.
Au début de ce chapitre, nous avons évoqué des travaux essayant de lister les différentes formes de pouvoir, il est possible maintenant d’en proposer une théorisation plus aboutie. Crozier & Friedberg relèvent que toutes les organisations sont traversées d’incertitudes :
- Des incertitudes économiques : est-ce que les produits vont se vendre ? Est-ce que l’association obtiendra sa subvention ? De quel montant sera la prime de fin d’année ? Etc.
- Des incertitudes technologiques : est-ce que la machine va tomber en panne ? Est-ce que le programme informatique va se bloquer sur un « bug » ? Est-ce que la qualité des outils ou des matériaux est correcte ?
- Des incertitudes organisationnelles : est-ce que le service va être fusionné avec un autre ? Est-ce que cette réorganisation est bien préparée ? Qui va être le nouveau chef de service ? Est-ce que je pourrai avoir une promotion ? Est-ce que le travail va être bien fait ?
- Des incertitudes socioculturelles : qu’est-ce que sera la prochaine mode ? Est-ce que les nouveaux employés qualifiés vont accepter ces conditions de travail ? Quelle va être la prochaine campagne des écologistes ?
Dans toutes les organisations, et même si ce ne sont pas les mêmes, existent ainsi des zones d’incertitudes pertinentes qui jouent un rôle capital dans la vie, voire la survie, de ces organisations. Cependant, il peut exister aussi des acteurs qui sont capables de maîtriser, de réduire certaines de ces incertitudes (par leur compétence, leurs informations, etc.) et qui prennent ainsi une position clé dans le fonctionnement du collectif. Cette capacité de contrôle peut ainsi être considérée comme ce qui constitue le pouvoir des acteurs.
Contrôler une zone d’incertitude, pertinente pour l’organisation, suppose de maîtriser réellement cette incertitude et de pouvoir en donner des preuves. Mais il est possible aussi de contribuer à développer l’incertitude pour l’organisation tout en gardant une maîtrise de celle-ci. Ainsi, par exemple, un ouvrier de maintenance a tout intérêt à ne pas laisser à d’autres les documents techniques qui permettent de faire fonctionner une machine. Il peut lui être également utile de laisser cette machine se dérégler de temps en temps pour bien faire comprendre qu’il est indispensable pour la faire revenir à.un fonctionnement normal. De même, il a intérêt à limiter la diffusion de ses propres savoir-faire dans l’entreprise afin de rester indispensable.
L’exercice conscient du pouvoir n’est pas automatique. Certains acteurs découvrent fortuitement cette possibilité, d’autres ne l’exercent pas tant que leur situation ne le nécessite pas. Par exemple, dans une usine de la région lyonnaise, une ouvrière, déjà ancienne, découvre après un arrêt maladie de plusieurs mois que personne n’a pu reprendre son travail.
Cette vision du pouvoir permet de comprendre la logique sous-jacente aux différentes ressources qui, à partir du contrôle d’une zone d’incertitude, construisent le pouvoir de certains acteurs de l’organisation :
– Le fait de contrôler des ressources matérielles et financières est, bien sûr, souvent essentiel. Que ce soit le dirigeant qui maîtrise l’affectation des budgets ou bien la secrétaire qui est la seule à avoir accès aux indispensables fournitures de bureau, les autres devront se plier à certaines de leurs exigences pour obtenir un peu de ces moyens.
– L’expertise, les savoir-faire et les compétences utiles dans l’organisation donnent à ceux qui les possèdent du pouvoir. A condition qu’elles soient toujours nécessaires, ce qui n’est pas garanti car l’entreprise peut changer d’équipements et rendre ces capacités non pertinentes. Ce qui illustre à nouveau le fait que le pouvoir n’est pas un attribut ni un acquis permanent, il dépend bien de la situation dans laquelle se trouvent les acteurs. Entretenir la rareté de l’expertise, ne pas trop diffuser ou partager ses connaissances, s’avère aussi judicieux pour conserver ce pouvoir.
– L’information, sa production mais aussi sa diffusion, constitue un moyen de créer ou d’atténuer l’incertitude sur l’avenir pour les autres. Souvent, les salariés se plaignent que l’information circule mal dans leur entreprise mais certaines informations deviennent stratégiques pour les acteurs placés dans des positions intermédiaires (au milieu de la ligne hiérarchique ou à la frontière entre deux groupes ou deux organisations). Faute d’autres ressources de pouvoir, il peut en effet être capital d’être informé et de transmettre plus ou moins facilement, plus ou moins complètement, les informations nécessaires à l’activité des autres acteurs.
– Le fonctionnement d’une organisation est encadré par de nombreuses règles. Avoir la possibilité de créer de nouvelles règles, être en capacité de les modifier, être chargé de leur application au quotidien, avoir la possibilité de les interpréter sont là aussi des ressources qui peuvent donner un pouvoir important. En échange de tel ou tel comportement de la part de ses subordonnées, un superviseur peut appliquer avec plus de souplesse les règles relatives aux horaires de travail, par exemple. À l’inverse, appliquer les règles « à la lettre » peut aussi donner du pouvoir aux subordonnés : la « grève du zèle » consiste ainsi à appliquer si strictement les règles et prescriptions que l’organisation est bloquée dans son fonctionnement. Cela alors qu’on ne peut reprocher justement aux travailleurs d’appliquer les règles qu’on leur a proposées et imposées.
– Une ressource de pouvoir importante est liée à la capacité de certains acteurs de déplacer, muter, changer les autres acteurs (recrutement, affectation, décisions de mobilité, licenciement, etc.). Les directions ont ce pouvoir mais pas seulement. Dans la fonction publique en France, les syndicats participent à des commissions paritaires qui décident des promotions. On comprend à la fois que les salariés ont intérêt à se syndiquer pour que leur dossier « avance » plus facilement mais aussi pourquoi les syndicats sont plus présents dans ce type d’organisations que dans les entreprises privées.
Il est donc important, pour comprendre le fonctionnement d’une organisation, de repérer les incertitudes majeures qui la traversent et les personnes ou groupes qui contrôlent ces incertitudes. Cette analyse aboutit alors à une compréhension de la répartition du pouvoir qui ne correspond pas toujours à ce qu’on pourrait attendre en examinant l’organigramme hiérarchique et les statuts « officiels » des uns et des autres.
Pour expliquer un dysfonctionnement organisationnel ou pour anticiper les réactions des acteurs à un changement envisagé, Crozier & Friedberg nous fournissent ainsi les moyens d’analyser les comportements stratégiques des acteurs dans les jeux sociaux qui se déploient dans les organisations. Les comportements « stratégiques » sont les comportements dont la régularité et la stabilité dans des situations similaires signent l’existence d’enjeux qui motivent les acteurs et de ressources qui leur permettent d’agir.
Cette analyse doit d’abord être située à partir de l’analyse d’un problème précis (un conflit, un dysfonctionnement, un changement, etc.). En effet, les mêmes personnes, placées dans une autre situation, peuvent avoir des comportements sensiblement différents : des subordonnés, souvent en conflit avec leur superviseur, s’allieront avec lui si la situation change et que, par exemple, l’ensemble de l’équipe, y compris le superviseur, sont menacés par une réorganisation.
Il s’agit ensuite d’examiner les différents acteurs plus ou moins directement concernés par le problème à analyser en essayant de dégager (le tableau 3.2 ci-dessous fournit un cadre pratique pour réaliser cette analyse) :
- Leurs caractéristiques, leurs projets.
- Leurs enjeux, tels qu’ils les perçoivent, positifs (espoir d’une promotion, recherche de plus d’autonomie dans le travail, gains financiers ou symboliques, etc.) ou négatifs (éviter de perdre ce qu’ils ont déjà). La compréhension des enjeux perçus par les acteurs est en effet essentielle pour saisir ce qui les pousse à agir dans le jeu social.
- Les ressources dont ils disposent (pouvoir, marges de manœuvre, expertise, etc.) et qu’ils pourront mobiliser pour l’action. Ainsi que les opportunités de la situation qui leur permettent d’étendre leurs capacités d’action.
- Les handicaps (manque de ressources) ou les contraintes de leur situation qui au contraire limitent ces capacités d’action.
- La combinaison des enjeux et des capacités d’action permet alors soit d’expliquer les comportements stratégiques déjà observés, soit d’anticiper les comportements possibles en réaction à un changement à venir.
- Il est également possible de comprendre ainsi les alliances, les oppositions ou les relations « neutres » qui se sont développées ou risquent de se développer entre les acteurs ou les groupes d’acteurs.
Cette analyse des comportements des acteurs, individus ou collectifs, en mettant ensuite en rapport les résultats obtenus pour mieux saisir les interactions entre eux, permet de reconstruire le « système d’action concret », c’est-à- dire la façon dont les différents éléments du système social s’articulent. Les différentes relations entre eux (que l’on peut représenter graphiquement par un « sociogramme ») sont l’expression du fonctionnement réel, concret, de l’organisation contrairement à la présentation formelle qui est souvent proposée (organigramme hiérarchique).