Le travail de deuil chez l'enfant
Le déroulement du deuil, ses manifestations diverses mais communes avec ses étapes obligées – le choc déclenche l’état dépressif et il n’y a pas deuil sans souffrance -, sont les expressions extérieures du travail psychologique sous-jacent qui s’effectue, le travail de deuil. Lui aussi a ses étapes et ses achoppements. Pour la plus grande partie, il se fait inconsciemment. Mais au moins trois éléments, trois dimensions s’en manifestent explicitement en pleine conscience : la douleur, la régression et la remémoration. Ces trois processus se réalisent de manière particulière chez les enfants, tout comme les mouvements d’acceptation, d’identification et d’élaboration des sentiments de culpabilité qui sont plus inconscients.
La première différence se trouve au niveau de la douleur, de la souffrance. Nous avons vu qu’il n’était pas dans les moyens psychiques de l’enfant de supporter durablement une lourde peine, que chez lui la souffrance doit assez rapidement s’exprimer dans son comportement et dans son corps. Il peut être triste, très triste ; il est rare qu’il le reste très longtemps même s’il peut le redevenir par la suite. La secondé’ se trouve dans ses modalités de régression. Bien sûr que l’enfant régresse lorsqu’il est en deuil, cela se voit dans les perturbations diverses qu’il manifeste. Mais dans le même temps il stagne dans son évolution et de plus, bien souvent, il s’efforce de se projeter dans l’avenir et de gran
dir précocement. Ainsi, ces enfants endeuillés montrent un curieux mélange entre, d’un côté, des conduites régressives, en particulier dans leurs demandes intenses et itératives d’affection, de réassurance et de consolation associées à une stagnation au niveau des acquisitions développementales habituelles à leur classe d’âge, et, d’un autre côté, des désirs obstinés de se grandir, de se prendre en charge, de montrer qu’ils sont grands, de devenir autonomes.
Le premier temps psychique du travail de deuil, la reconnaissance de la réalité à la fois dans sa dimension concrète, matérielle et dans ses implications psychiques, affectives comporte également des particularités chez les enfants qui ont déjà été évoquées avec le « parent imaginaire », cette relation interne maintenue avec le disparu. Il faut aux adultes faire un grand effort pour se représenter que les enfants n’ont pas les mêmes relations avec la réalité qu’eux et qu’ils n’ont pas les mêmes façons de la concevoir. Dans le monde des adultes, la réalité est bien tranchée, délimitée, cernée, même si elle peut avoir par moments des limites incertaines, des zones d’ombre.
Tout ce travail psychique sur la réalité est différent chez l’enfant. Son sens de la réalité n’est pas suffisamment établi, ses expériences et ses connaissances ne sont pas encore suffisantes, les pressions du monde interne sous l’effet des désirs sont encore trop fortes. Les enfants n’ont pas encore un sens intérieur suffisant de la réalité et ont constamment besoin de renforcements objectifs, réels pour rester à son contact. L’absence d’un parent mort peut être encore envenimée par le silence qui entourerait sa disparition.
Dans l’esprit de l’enfant, le principe de non-contradiction n’a pas cours. Cet illogisme apparent rend compte, permet de comprendre l’attitude double des enfants en deuil, qui se comportent à l’égard de leur père mort ou de leur mère morte à la fois comme si il ou elle était toujours vivant(e), comme si il ou elle allait finir par revenir tout en le ou la tenant pour parfaitement mort(e). Ils ont besoin à la fois des paroles et des attitudes concrètes des adultes endeuillés qui restent auprès d’eux – et on saisit mieux ici l’influence délétère sur l’intégration de la réalité de propos ambigus comme « il est parti », « elle est au ciel », pour arriver à pouvoir renforcer l’emprise de la réalité de la mort dans leurs conceptions internes. Les enfants ont besoin d’entendre prononcer auprès d’eux le mot mort et besoin également d’explications précises, bien que mesurées à l’aune de leurs possibilités actuelles de compréhension.
La réintériorisation de la relation comporte également ses particularités chez l’enfant. Il ne faut jamais perdre de vue que l’enfant est un être en continuelle transformation, que le plus clair de ses forces est et doit être consacré à cette tâche de développement, que la progression n’est que bien rarement linéaire, qu’elle comporte ses paliers et ses retours en arrière, que les acquisitions nouvelles sont les fruits de maturations qui ont demandé du temps et du travail et qu’elles s’accommodent sans difficulté de la permanence plus ou moins prolongée de conceptions antérieures plus archaïques et éventuellement tout à fait contradictoires.
La dimension intérieure des relations avec les proches, et tout particulièrement l’objet premier, l’objet primaire, la mère n’a pas la même consistance chez les enfants que chez les adultes et elle varie beaucoup chez ceux-là selon leur degré d’évolution, de maturation, de développement et aussi selon les vicissitudes objectives de cette relation. Ce sont les manques et les absences qui font naître dans la psyché les premières représentations de l’objet qui sont d’abord très ambivalentes, car elles portent à la fois la marque des souffrances de la frustration et celle des satisfactions que l’objet maternel finit toujours par apporter. Très vite elles servent aussi à apprendre à attendre et à anticiper provisoirement le soulagement à venir. Mais elles ont besoin de la répétition régulière de très nombreuses expériences pour s’établir durablement. Parce que l’évocation intérieure des souvenirs dans le deuil est un exercice douloureux, il n’est pas à la portée des jeunes enfants sous cette forme et c’est encore une différence avec le deuil des adultes. Spontanément ils fuient cette souffrance et ne retrouvent leurs souvenirs que lorsqu’ils sont énoncés explicitement, verbalement au sein de la famille, dans la vie scolaire et/ou sociale, et alors avec plus ou moins de délicatesse.
Ceci doit rendre de plus en plus sensible à l’importance de parler simplement, couramment, habituellement des défunts dans le cours de la vie familiale afin que les enfants puissent se servir de ces évocations pour avancer dans leur deuil, se rendant compte de l’importance de l’attachement persistant au parent mort et de la réalité de sa disparition sans retour.
Dans le deuil adulte, le surinvestissement des dimensions intérieures de la relation débouche sur des identifications nouvelles dans lesquelles il se concrétise, s’incarne. Mais les enfants sont dans une toute autre position vis-à-vis des processus identificatoires. Ils sont habituellement latents chez l’adulte où le deuil les réveille sous des modes particuliers. L’enfant, lui, se trouve, vit en plein bain identificatoire, car son développement de croissance dynamique est en bonne partie porté par ce mode de fonctionnement. L’identification, à la différence de l’imitation – elles ne s’excluent pas, elles se complètent – est un processus inconscient où l’on devient semblable à qui on s’identifie, on acquiert ses qualités, certains de ses caractères, sans l’en défaire. Dans le jeu identificatoire il y a deux types, deux modes de fonctionnement qui se placent dans des temps différents de la petite enfance.
L’identification primaire est chronologiquement première et se situe au tout début de la vie. On ne peut dire qu’elle s’installe très tôt car elle est en place presque dès la naissance. Elle signifie que dans la toute première partie de l’existence le bébé ne se vit pas différent de sa mère : il se sent un avec elle. Peut-être serait-ce plus clair de parler de sentiment premier de confusion narcissique de l’enfant avec sa mère. Il s’agit donc plus ici d’un état d’identité, d’indistinction que vraiment d’identification qui implique un mouvement dynamique menant à une certaine identité partagée. Mais l’identification primaire a pourtant son mouvement dynamique ; il est centrifuge. C’est un état qui n’existe que pour être dépassé, faute de quoi il n’y aurait ni développement ni vie personnelle possibles. L’identification primaire est passive, originaire, globale.
Différentes de l’identification primaire, qui est aussi appelée narcissique, les identifications secondaires sont essentiellement liées à la structure du complexe d’Œdipe : grandissant, le petit garçon veut devenir comme son père pour le supplanter auprès de sa mère en souhaitant se débarrasser de lui ; la petite fille s’identifie à sa mère dont elle devient la rivale auprès de son père, espérant bien la supplanter pour obtenir de lui un enfant. En dehors de la tragédie grecque, de nos opéras et de quelques cas aberrants l’Œdipe ne décrit pas un ensemble de comportements de faits mais une structure de désirs. Ce sont dans ces identifications secondaires, œdipiennes, que baignent tous les enfants ; elles portent sur des personnes réelles et proches avec lesquelles ils sont en contact dans leur vie quotidienne. Qu’advient-il alors pour l’enfant lorsque cette personne meurt et disparaît ? Le processus identifi- catoire est interrompu à ce niveau et il ne pourra reprendre au bout d’un temps variable que lorsque cet enfant endeuillé aura pu investir de nouveau une autre image paternelle, une autre image maternelle.
Le dernier grand processus du travail de deuil est l’élaboration des sentiments inconscients de culpabilité ; il a également ses particularités chez les enfants. Ces sentiments inconscients de culpabilité qui font partie intégrante, centrale de tous les deuils, sont liés aux sentiments, pensées, souhaits ambivalents qui existent dans toutes les relations, même les plus tendres. Parler de l’ambivalence des enfants soulève souvent encore beaucoup de réserve et de réticence, sinon même de refus complet. S. et A. Freud, D. W. Winnicott et surtout M. Klein ont beaucoup travaillé à la désidéalisation de l’enfance et sur l’ambivalence extrême des tout-petits jusqu’à un certain âge, jusqu’au stade sadique-anal. Comment imaginer les bébés habités de tant de poussées de haine ? Essayons un moment de comparer les conséquences d’une frustration importante chez un adulte et chez un tout petit enfant. L’adulte va éprouver du désagrément, il va souffrir, cette situation pénible va monopoliser son monde intérieur pendant un temps. Mais la vie habituelle, familiale, sociale, professionnelle le réclame ainsi que ses obligations. Sur le plan psychique, ce genre d’expérience désagréable a déjà été rencontré et traversé ; le présent peut être rapproché du passé. L’adulte sait que ce déplaisir passera et réfléchit aux moyens concrets à sa disposition pour éviter le pire et mettre les choses au mieux. La situation de frustration du nourrisson est toute différente. Elle s’inscrit pour lui au niveau de ses besoins où le psychique n’est pas encore dégagé du physique, du physiologique, du biologique, du corporel. C’est très concrètement dans son corps qu’il éprouve le malaise qui devient frustration traumatique à partir d’un certain seuil d’intensité, lorsque ses capacités de tolérance sont dépassées. Il n’a ni les moyens concrets opératoires de faire cesser la situation autrement qu’en criant pour appeler sa mère, ni les moyens psychiques de la mentaliser suffisamment pour pouvoir la supporter. Il est psychiquement dépassé et voué passivement au bon vouloir d’autrui. C’est alors que surgissent à l’intérieur de lui des poussées de haine destructrices de l’objet frustrateur qui est le même que l’objet aimé.
Il est tout à fait erroné de croire que les petits enfants n’éprouvent pas de sentiments de culpabilité lorsqu’ils perdent un de leurs proches. Leurs sentiments inconscients de culpabilité sont au contraire beaucoup plus forts que ceux des adultes dans la mesure même où leur ambivalence est beaucoup plus vive. De plus, en raison de leur mégalomanie persistante et de leur mode magique de pensée, ils ont toujours spontanément tendance à croire que tout ce qui se passe autour d’eux vient d’eux, est de leur fait. Aussi se sentent-ils si facilement et si profondément responsables, coupables de tout ce qui leur arrive.
Oui ! les enfants, dès qu’ils ont une compréhension suffisante de la mort, une appréhension de la durée et du temps, des expériences de séparation, vont pouvoir faire face à la perte importante entraînée par un deuil et la surmonter par un travail intérieur. Mais cette tâche, ils ne peuvent la faire qu’avec les moyens dont ils disposent alors que leurs capacités sont en plein développement et n’ont pas encore le plein exercice qu’elles auront lors- qu’ils seront devenus adultes. Et c’est la raison pour laquelle les deuils des enfants et ceux des adultes sont à la fois si semblables et si différents. La mort d’un parent réalise toujours un triomphe œdipien involontaire, surtout lorsque ce parent est celui du même sexe. Le petit garçon avait souhaité la disparition de son père pour disposer de sa mère. Maintenant qu’il est mort, la place est objectivement vacante ; elle est à prendre. La situation se complique d’autant qu’il se sent tenu d’aider sa mère dans son chagrin et dans son deuil, sinon même dans des tâches matérielles que son père effectuait auparavant.
A cet égard le sexe de l’enfant et son âge au moment de la mort de son parent ont une réelle importance. On comprend facilement qu’elle sera plus lourde en période de rivalité œdipienne active et un peu moins durant la période de latence. On voit aussi que l’attitude du parent restant est déterminante alors que ce dernier pourra prendre prétexte de son malheur pour donner satisfaction à des tendances œdipiennes régressives tant chez lui- même que chez son enfant. Là aussi, la famille a un rôle à jouer.