Le Rire: ASPECTS ANTHROPOLOGIQUES :En Afrique.
Nous évoquerons dans un premier temps le rire des enfants en Afrique occidentale avec Françoise Héritier-Augé puis nous aborderons, dans un second temps, le rire des Iks, population du nord-est de l’Ouganda, tel qu’il a été rapporté par Colin Turnbull.
En Afrique occidentale
Dans son article « Fait- on rire les enfants en Afrique », ayant initialement fait l’objet d’une communication aux Journées de M. Soulé, (« La genèse du rire et de la gaieté du jeune enfant »),Héritier-Augé observe à partir de données recueillies dans la littérature, que le rire de l’enfant africain s’inscrit dans le cadre de certains types d’interactions familiales et sociales culturellement déterminées.
Le rire est souvent perçu comme une manifestation explosive de vitalité. De la naissance jusqu’au sevrage (2-3 ans), le jeune enfant vivant dans le domaine parental, est un être fragile, en danger. Il ne doit pas attirer sur lui, par son rire ou autres expressions positives, l’attention et le désir destructeur des puissances malfaisantes conduisant alors à sa disparition précoce.
Ainsi, le rire ne figure pas comme signal positif des interactions parents-enfants. Par ailleurs, l’auteur fait remarquer que ce type de relations (parents-enfants) est marqué, dans les sociétés africaines, par le respect et la distance contrairement à celles entre générations alternées (grands-parents et petits enfants) ou au sein de la même classe d’âge ainsi que dans la même génération où, cependant, le statut d’aînesse implique le respect.
C’est alors que nous observons des interactions ludiques et joyeuses entre les grands-parents et leurs petits- enfants au cours desquelles éclatent les rires, toutefois moins fréquents, semble-t-il que les contacts corporels, attouchements et échanges verbaux. Cette distance relationnelle entre parents-enfants peut s’expliquer par le fait que très généralement, un enfant n’est pas considéré comme un être nouveau.
« Ce serait aussi, d’une certaine manière écrit l’auteur, un ancêtre ayant choisi de revenir dans cet enfant-là ou qui s’y est trouvé contraint. La déférence lui est due ; il faut déjà faire en sorte qu’il demeure. Celui qui revient peut ne pas trouver à son goût l’existence qui lui est proposée. Quand les enfants meurent en bas âge, on pense qu’il y va de cette réticence à vivre d’un ancêtre réincarné ou dont une composante s’est réinvestie dans cet enfant-là. »
Ainsi, certains comportements parentaux attentifs et déférents, distants à l’égard de l’enfant, pourraient s’expliquer par le fait que le bébé est un ancêtre. Dès l’âge de trois-quatre ans, les enfants quittent le domaine parental pour entrer dans la communauté des enfants (classe d’âge) où régnent des interactions sociales de deux ordres : ludique et risible mais aussi éduca- tionnel.
En effet, les enfants jouent ensemble, pratiquent les luttes amicales, mais aussi plaisantent, réalisent des farces entre eux. Sur le plan éducationnel, la classe d’âge permet aux enfants d’apprendre les règles de l’étiquette et du savoir-vivre, accompagnant l’apprentissage de pratiques sociales favorisé par les parents. Il s’agit alors d’un lieu éminemment important pour la socialisation de l’enfant ainsi que pour l’exercice du contrôle social en particulier par la dérision et le ridicule. L’auteur (F. Héritier-Augé) cite alors R. S. Rattray rapportant dans son ouvrage sur les Ashanti, le cas d’un petit garçon énurétique :
« Un garçon sevré couche près de son père qui lui apprend à faire ses besoins en dehors de la case. S’il urine sur la natte, le père appelle les garçons et filles de sa classe d’âge qui emmènent l’enfant en brousse, enroulé dans sa natte mouillée, danser une danse particulière sous les quolibets des autres qui l’arrosent d’eau ; il est conduit ensuite toujours par ses camarades auprès du doyen de la famille et du chef du village à qui il doit promettre de ne “ plus faire d’eau la nuit”. »
Ainsi, cet article d’un grand intérêt, présente en particulier l’avantage de pouvoir repérer certaines interactions sociales et familiales (dont un des termes est l’enfant), autorisant, prescrivant ou prohibant la production et la circulation du risible et du rire dans les sociétés d’Afrique occidentale. De même qu’il procure certains outils conceptuels permettant d’objectiver quelques fonctions et significations inhérentes à ces pratiques.
Rire et faits risibles chez les Tks
Les Iks, se dénommant « Kwarikik » c’est-à-dire le peuple de la montagne, forment une ethnie de chasseurs-collecteurs nomades, organisée en bandes et installée peu avant la deuxième guerre mondiale dans la zone montagneuse au nord-est de l’Ouganda. La vallée de Kidepo, au pied du mont Morungolé (montagne sacrée des Iks) était leur principal territoire de chasse.
Cependant, la décision du gouvernement ougandais de créer un Parc naturel (celui de Kidepo), territoire économique partiel des Iks, détermina l’expulsion de ceux-ci, les obligeant alors à se sédentariser ailleurs et à pratiquer « l’agriculture » dans une région aride et pauvre, pour « suppléer au manque de ressources ».
Lors de son séjour entre 1965 et 1967, Colin Turnbull a pu observé l’ampleur du drame social et économique de cette population traumatisée, se traduisant par une profonde détérioration des liens familiaux et sociaux avec méfiance, individualisme, hétero-agressivité, un appauvrissement extrême voire une perte de toute vie religieuse et rituelle, une déchéance physique touchant surtout les enfants et les personnes âgées, toutes perturbations inhérentes à la tragique famine.
La vie sociale des Iks s’organisait dès lors essentiellement autour de la frénétique recherche de nourriture et de l’élaboration d’un nouveau système de valeurs dans lequel priment l’obtention de nourriture et l’adaptation à ces conditions précaires de survie. Dans ce contexte vital et social intensément douloureux, l’auteur a repéré à sa grande surprise, de nombreux rires et situations risibles pour les Iks.
Parmi les thèmes risibles, citons la faim, la gentillesse, la générosité (qualités déviantes), la déchéance et souffrance d’autrui voire celles de soi-même, dans certaines circonstances, les comportements d’étrangers (tribus voisines Dodos et Turkanas, éleveurs de troupeaux avec lesquels ils traitent des affaires et échangent des biens et services).
La communication risible peut s’établir entre jeunes, adultes, hommes, femmes, personnes âgées, se diriger aux dépens des faibles (enfants, personnes âgées), des femmes, des déviants du groupe, des étrangers. Abordons avec C. Turnbull certains rires et faits risibles assez surprenants pour nous mais répondant à des fonctions et significations qui restent à découvrir.Sur la faim et la déchéance physique :
« J’allais m’éloigner, lorsque quelque chose d’étrange se passa. Le plus âgé des deux hommes, à qui je serrais la main, s’accrocha à la mienne et, lorsque je voulus la lui reprendre, je le soulevai littéralement du sol. Il ne devait pas peser plus d’une trentaine de kilos. Il lâcha enfin ma main et s’écroula en riant aux éclats. Je l’aidai à se rasseoir et il me dit, comme pour s’excuser : — je n’ai pas mangé depuis trois jours. Sur quoi son compagnon et lui se remirent à rire aux éclats. Je me dis que j’avais encore beaucoup à apprendre en matière d’humour ikien. » Rire des hommes aux dépens des enfants et des personnes âgées :
« Il arrivait que des hommes assis sur un Di (lieu du village où les hommes se rassemblent) observassent avec une attente impatiente un enfant qui se tramait vers le feu et qu’ils se missent à rire bruyamment lorsqu’il plongeait une main osseuse dans les braises ardentes. Quelqu’un qui tombait était aussi une bonne occasion de rire, surtout s’il était vieux, faible ou aveugle comme Logwara mais je n’ai jamais vu un Ik en faire tomber un autre. »
- Rire d’une mère aux dépens de son enfant qui se fait mal :
« Avant qu’il ne sache marcher, elle le porte sur son dos, attaché par une lanière de cuir. Lorsqu’elle s’arrête quelque part, à
un trou d’eau ou dans un champ, elle détache cette lanière et laisse littéralement le bébé tomber par terre, en riant s’il se fait mal, comme je l’ai vu faire plus d’une fois à Bila ou à Matsui. »
- Rire des enfants aux dépens des vieux :
« Une fois encore, je vis Lokwam et une bande d’enfants danser autour de Lolim (vieux prêtre rituel) en riant et en lui jetant des pierres, et lui s’était de nouveau roulé en boule pour se protéger. »
- Rire des enfants et autodérision des vieux :
« Je ne pouvais m’empêcher de penser à Lo’ Ono (veuve de Lolim), à ce vieux visage incroyablement ridé, à ces yeux morts qui essayaient de voir encore et je pensais aussi aux autres vieux qui semblaient trouver comique qu’on les tourmentât, qu’on les fit tomber, qu’on leur arrachât de la nourriture de la bouche. Ils savaient qu’il était absurde de leur part de s’obstiner à vivre et que le spectacle qu’ils donnaient était risible, ce pourquoi ils riaient avec les autres. »
- Rire des hommes aux dépens des femmes et vice versa :
« Un groupe d’hommes, assis sur un Di, ne manquait jamais de se moquer des femmes qui avaient la témérité de s’installer près d’eux. D’une voix de fausset, avec des gestes de femme, ils se mettaient à parler de leurs aventures sexuelles, de leurs malheurs, de leurs faiblesses, de leurs maladies, de ce qui se cachait sous les pagnes sales. Mais ce n’était qu’un jeu, et les femmes répliquaient sur le même ton. »
- Que peut-on alors penser de ces rires, dans ce contexte social, culturel tragique et profondément désorganisé ?
Il pourrait signaler chez un sujet le plaisir inhérent au maintien d’une adaptation à des conditions existentielles âpres et douloureuses, comparé à l’échec et aux insuffisances observés chez autrui, en particulier chez les jeunes enfants et les vieux. Il s’agit alors du « triomphe de la maîtrise » d’une situation pénible et de la sécurité conférée par l’intégrité narcissique persistante bien qu’en danger permanent. Mais ce rire peut correspondre aussi à une défense contre l’angoisse de mort et de perte d’objet, une forme de déni d’un danger vital permanent et une réassurance contre celui-ci.
Devant la déchéance humaine, la réalité prégnante de la mort et son danger permanent auxquelles sont exposés les Iks, surtout les enfants, le rire affirme triomphalement la vie et cherche à dénier la mort. La dérision à l’endroit de la déchéance des vieux peut être une forme de protection contre les affects pénibles inhérents.
Le rire et la dérision constitueraient alors un instrument psychosocial de survie (psychique) des Iks. Et contrairement à toutes les prévisions, en 1987, après vingt ans de souffrance, les Iks survivaient. Malgré la terrible famine observée par C. Turnbull en 1965, malgré une épidémie de choléra en 1973-1975 et de nouvelles années de pénurie, la population parvient à se maintenir entre 1 000 et 2 000 individus. La vie, chez les Iks, est plus forte. Le rire et la dérision auraient-ils participer à la survie psychique de cette ethnie en danger d’extinction ?