Le libérateur : la sortie de la prison du soi
Une femme cherche son destin d’Irving Rapper (Now voyager, 1942) est un film peu connu en France. Pourtant il repasse plusieurs fois par an sur les chaînes américaines pour cinéphiles diffusées dans le monde entier et existe en DVD. Sa musique est un tube langoureux de Max Steiner dont la partition et les enregistrements sont faciles à trouver. Il doit donc avoir une place privilégiée dans l’imaginaire américain. C’est aussi l’un des films les plus psy qui aient été jamais tournés et un des rares à donner une image aussi positive du psy, qui en est le personnage pivot.
Une femme cherche son destin:
Le scénario
Charlotte Vale (Bette Davis) est une vieille fille défigurée par des lunettes, qui vit sous la coupe d’une mère tyrannique et milliardaire. Elle s’enlaidit à plaisir depuis que sa mère l’a surprise en train de flirter avec un jeune homme au cours d’un croisière. Très déprimée et n’osant plus sortir, elle est confiée au Dr Jacquith (Claude Rains), un homme un peu bourru qui fume la pipe et qui dirige une institution psychiatrique de luxe « Cascade », dont chacun ferait bien sa résidence secondaire, car on y fait du cheval, on y joue du piano et on y suit accessoirement des séances de psychothérapie.
Les séances avec le Dr Jacquith on lieu en face à face. Au cours de l’une d’elles, le médecin donne un conseil précis à Charlotte : explorer le monde et changer son apparence pour aller vers les autres. Il ne fait pas appel à la théorie psychanalytique ou l’exploration de l’inconscient, il fonctionne plutôt comme un thérapeute cognitiviste avant la lettre, bien que plus directif.
Le Dr Jacquith suggère à Charlotte de faire confiance à ses propres désirs et son propre jugement au lieu de se laisser dominer par sa mère. Au cours d’une autre séance, il lui fait lire un poème de Walt Whitman qui dit : « The untold want by life and land ne’er granted, Now voyager sait thou forth to seek and find », ce qu’il est possible de traduire librement par : « Le désir silencieux étant toujours refusé par la vie et la terre, tu dois, maintenant, voyageur, prendre la mer pour chercher et trouver. » Le psy conseille alors à Charlotte de partir en croisière. C’est le point central du film qui lui donne son titre : Now voyager.
Le deuxième acte se déroule en croisière. Charlotte Vale, totalement transformée, et parfaitement séduisante, tombe amoureuse d’un homme (Paul Heinreid) qui se révèle marié. Leurs relations restent assez chastes, malgré les superbes clairs de lune de Rio de Janeiro et la température tropicale. On peut néanmoins lire entre les images. Cet homme, qui souhaite divorcer, a lui aussi une fille qui, comme Charlotte, est un « vilain petit canard ». Charlotte décide alors de traiter la fille de cet homme en revenant à la « Cascade » où le bon Dr Jacquith la supervise dans cette première thérapie.
Le dénouement est rapide. La mère tyrannique meurt, après l’avoir une fois de plus culpabilisée, mais elle lui laisse un héritage confortable. Charlotte refuse un prétendant riche et ennuyeux. Elle transforme la maison familiale en un centre de psychothérapie pour les enfants qui ont souffert. Jacquith vient l’encourager. Son ami l’aide et espère plus d’elle, mais la réplique finale de Charlotte est : « Pourquoi demander la lune alors que nous avons les étoiles ? » Second degré, voulu ou involontaire ? Romantisme tardif ? L’histoire s’arrête là.
La morale du film
Un bon thérapeute donne des conseils judicieux, fait appel à l’énergie du patient et propose des tâches qui lui permettent de changer de décor et de vie. Cependant, certaines blessures sont tellement profondes qu’elle ne guérissent qu’en essayant de soulager celles des autres. La fin du film est ouverte. Peut-être Charlotte succombera-t-elle à son troublant ami. Peut-être finira-t-elle par épouser son thérapeute, le Dr Jacquith, et diriger « Cascade ». Elle peut aussi faire des études de psychiatrie et créer une fondation de recherche, devenir enfin une femme dominante comme sa mère, mais pour le bien de tous, et terminer en icône de la psychiatrie américaine. On est aux États-Unis : tout est possible.
Le pourvoyeur d’identité:
À l’époque classique, les relations sexuelles entre patients et thérapeutes sont peu évoquées. Le thérapeute est un libérateur des chaînes qui entravent les portes de l’inconscient dans un climat de puritanisme et de professionnalisme qui n’exclut pas les arrière-pensées jamais exprimées : « No sex phase : we are analysts. » De toute manière, le code moral qui pèse sur Hollywood ne le permettrait pas.
Pourtant, les deux films les plus célèbres sur la psychanalyse aboutissent à un mariage annoncé entre un psychothérapeute et son patient, une fois le happy ending assuré. Trois intrigues s’y mêlent : l’intrigue psy où le psy cherche à guérir un patient, l’intrigue policière où le psy enquête et l’intrigue amoureuse entre le psy et le patient.
Le premier est Soudain l’été dernier, (Suddenly last summer) de Joseph L. Mankiewicz (1959) qui présente une image positive du psy. S’il met en cause la psychochirurgie, alors en vogue aux États-Unis
Soudain l’été dernier
Un neurochirurgien est embauché par une dame richissime, Madame Venable (Katherine Hepburn), qui veut fonder un institut pour traiter les malades mentaux par lobotomie. En fait, elle veut surtout faire lobotomiser sa nièce (Elizabeth Taylor) qui a vécu avec son fils et qui est internée pour schizophrénie. Le neurochirurgien, joué par Montgomery Clift, tombe amoureux de la patiente, abandonne le scalpel et la sauve en lui faisant revivre un épisode douloureux de son passé. En fait, la jeune femme servait d’appât à son cousin homosexuel pour attirer des hommes. Le cousin est mort, tué par des pêcheurs en colère. Le neurochirurgien s’en va avec la patiente qu’il a guérie par psychothérapie. Madame Venable, en apprenant la vérité sur son fils, devient folle. Inconsciemment, elle voulait faire lobotomiser sa nièce pour dissimuler l’insupportable vérité : mère abusive, elle a couvé un fils qui est un poète homosexuel et qui satisfait ses penchants dans les pays pauvres. La morale du film est : pour résoudre ses difficultés psychologiques, mieux vaut un bon analyste qu’un mauvais neurochirurgien.
et en Europe, où on effectue des lobotomies cérébrales dangereuses et inefficaces, il est surtout centré sur la psychanalyse.
Même le génie du metteur en scène et le jeu remarquable des acteurs ne parviennent pas à rendre crédible une telle accumulation d’invraisemblances, sortie de l’imagination et de la vie tourmentée de Tennessee Williams. Reste que le spectateur se trouve face à un mythe où le psy est un devin qui, comme dans la tragédie grecque, remet chacun à sa place en lui disant sa vérité. Et puis, il y a le charme rétro et vénéneux du film auquel il est facile de succomber.
Le second film, le plus emblématique de cette époque, est La Maison du Dr Edwardes (Spellbound, 1945) de Hitchcock. Hitchcock, qui voulait tourner le premier film sérieux sur la psychanalyse, s’est adjoint pour l’occasion un psy : le Dr Romm.
La Maison du Dr Edwardes:
Au début on peut craindre le pire, mais Hitchcock qui apparaît dans le film sous les traits d’un violoniste sortant d’un ascenseur va faire du cinéma et jouer avec nos émotions.
Une introduction pompeuse
Le film s’ouvre sur une citation de Shakespeare : « La faute n’est pas dans nos étoiles, mais en nous. » Puis, un long préambule écrit se déroule sur l’écran :
« Notre histoire a pour sujet la psychanalyse, méthode par laquelle la science moderne traite les problèmes des gens sains. La psychanalyse cherche seulement à induire le patient à parler de ses problèmes cachés de manière à ouvrir les portes verrouillées de son esprit. Une fois que les complexes qui perturbent le patient sont découverts, la maladie et la confusion disparaissent… Et les démons de la déraison sont expulsés de l’âme humaine. » L’inconscient est donc assimilé au Diable et le psychanalyste comparé à un exorciste qui expulse les péchés cachés de l’âme.
Le scénario
Le Dr Edwardes (Gregory Peck), psychanalyste brillant, auteur d’un ouvrage intitulé Le Labyrinthe du complexe de culpabilité, arrive à la clinique de Green Manors pour remplacer un autre analyste sur le déclin, le Dr Murchison. Au passage, il séduit une jeune analyste glaciale, le Dr Petersen (Ingrid Bergman) qui fond littéralement à son contact. Mais les choses se gâtent : Edwardes présente une phobie des rayures, malmène ses patients et tombe en syncope au cours d’une intervention chirurgicale. Personne ne le connaissait à la clinique et petit à petit s’insinue l’idée qu’il est un imposteur, un paranoïaque avec une personnalité dédoublée qui a pris l’identité du vrai Edwardes.
L’homme s’enfuit, mais le Dr Petersen le rejoint et l’emmène chez son propre analyste, le Dr Brulov. Tous deux vont psychanalyser rapidement ce patient dangereux. Une séquence de rêve (réalisée par Salvador Dali) révèle deux traumatismes oubliés : il a assisté à la mort du vrai Edwardes dans une station de ski et a tué par accident son frère, alors qu’il était enfant. Il retrouve ainsi sa véritable identité : John Ballantine. Mais la police l’arrête, l’accusant du meurtre d’Edwardes. Le Dr Petersen retourne alors à la clinique où le Dr Murchison, qui en a repris la direction, révèle, par un lapsus, qu’il a tué Edwardes et que Ballantine n’y est pour rien. Il voulait simplement garder sa place de directeur. Il menace le Dr Petersen avec un revolver avant, finalement, de se suicider. Le Dr Petersen pourra épouser son patient…
Le message du film
Le film se veut une ode à la gloire de la psychanalyse alors en plein essor aux États-Unis, mais il y mêie habilement intrigue sentimentale et intrigue policière. Le Dr Brulov, qui ressemble à Freud âgé, est la référence psychanalytique. Il traite le Dr Petersen comme si elle était sa fille : elle habitait d’ailleurs chez lui durant son analyse et elle retrouve avec plaisir sa chambre de jeune élève. Il la sermonne pour qu’elle garde une attitude scientifique face à son patient. Enfin, il énonce sa philosophie : « Nous cherchons la vérité encore plus que la police. » Une telle image paternelle ne peut que rassurer ceux qu’inquiète la descente dans les profondeurs de l’inconscient.
On retrouve aussi les thèmes chers à Alfred Hitchcock : la perte d’identité, la prison de la névrose, la trahison, la culpabilité et la rédemption par l’amour. Le Dr Pertersen veut traiter le faux Edwardes, car il a su la réchauffer au cours de leur quête commune de la vérité. Le suspense se résoudra, comme souvent avec Hitchcock, par un mariage dont les premiers émois auront lieu dans un sleeping. Une fois de plus, le Maître nous dit que le meilleur cocktail aphrodisiaque est une femme glaciale et superbe, la fuite d’un danger et un voyage en train. À chacun de vérifier.