Le désir de parler,dont celui de rêver n'est qu'une métaphore conclure?
Économie du rêve
« Je suis en vacances à Royan, sur le banc de sable de Gradeline, avec une cousine et ma sœur. Ce banc se transforme en avion énorme : j’y suis seul avec ma cousine, et je joue à des jeux vidéo. Cette cousine issue de germaine, c’est comme ma femme… c’est ma dulcinée. Tout à coup, survient une alerte au rouge : ma cousine disparaît et je me trouve dans un avion beaucoup plus petit, un avion de chasse. Devant cette alerte je me dis : il faut un pilotage automatique. C’est le capitaine qui est derrière moi; peut-être est-ce mon père. Je prends les commandes du chasseur, et je m’aperçois que ma cousine est dans un grand château que je vois. C’est elle qui est en danger, je suis là pour la protéger; et je me réveille».
Le rêve raconté, il est proposé au rêveur de l’analyser dans le détail ; comme Freud le conseille. Il en ressort surtout alors que le nom du banc de sable Gradeline est l’anagramme lettre pour lettre du prénom de sa grand-mère Géraldine, grâce à qui il peut voir sa cousine pendant les vacances. Quant à l’alerte au rouge, c’est le signal du danger, celui qu’évoque Freud [28] dans Inhibition, symptôme et angoisse pour indiquer la limite à ne pas franchir, à ne pas transgresser, le rêveur ajoutant d’ailleurs : «je me dis à moi-même qu’il faut être raisonnable, car c’est quelque chose que je ne me dis jamais ».
Méconnaissant tout de son auteur, qui ne jurerait d’un tel rêve qu’il est celui d’un adulte? Au lieu de paraître familier, rapporté à l’enfant de onze ans qui l’a produit, il semble au contraire étrange, troublant, presque déplacé pour son âge. Non qu’on n’y entende le bruit sourd du désir sexuel au nom duquel il est engendré, non qu’on n’en pense l’inconscient hors le temps, intemporalité dont au demeurant tout rêve porte témoignage : on ne peut cependant faire à moins de considérer que pour ce jeune garçon, ce rêve n’est pas de son âge… Considération qui porte au comble, car que peut-on dire à cet égard des rêves, sinon qu’ils ne sont jamais de l’âge de leur rêveur?
Cependant les faits sont têtus : habituellement l’enfant rêve très peu, il est amnésique de ses rêves — souvent comparables à celui des fraises de la petite Anna — il n’en veut pas parler : il n’en parle pas, et D.W. Winnicott [58] y met le squiggle pour les lui faire dire. Par contre l’enfant parle souvent d’abondance, et l’articulation de ce qu’il dit sans retenue, ressemble à s’y méprendre au contenu manifeste d’un rêve : s’il ne parle donc pas du rêve, c’est un rêve comme il parle !
L’économie libidinale de l’enfant lui permet de faire l’économie du rêve : l’imaginaire constitutif de ses fantaisies diurnes n’est pas alors bordé par le réel sexuel proprement dit. Seul le symbolique propre au verbe oblige l’enfant à ne pas prendre ses désirs pour des réalités, mais il ne lui interdit en rien de les prendre pour ce qu’ils sont : les ressorts de cet imaginaire que le jeu du verbe renforce. Imaginaire, symbolique et réel se distinguent et se nouent différemment à partir de l’adolescence, quand la sexualité génitale impose ses exigences au sujet et l’oblige à faire des choix réels, Jusque-là, le parler domine sans partage. S’il se fait ensuite toujours entendre, ce n’est plus toutefois comme à l’époque où la fonction de l’enfant est de parler. « On ne peut pas l’arrêter» dit-on alors de ce beau parleur infatigable, dont la liberté de parole paraît pouvoir échapper au refoulement.
La règle de la libre association n’invite-t-elle pas à parler comme l’on peut rêver de le faire sans avoir à s’arrêter? Cette règle ne reporte-t-elle pas qui l’accepte à l’enfant qui parle sans cesse? Parler accomplit le désir de parler tout comme rêver le désir de rêver, mais ne convient-il pas d’admettre que les deux types de désir se croisent, se conju guent, et que parler accomplit fréquemment le désir de rêver et rêver le désir de parler? A-t-on d’autre accès au rêve que par ce que l’on en dit? Il n’y a pas d’accès immédiat an rêve ; il suppose la médiation de la parole. De rêver à parler il n’y a donc pas si loin.
L’interprétation juste réveille le parleur, le tire de son rêve : curieux propos, étrange assemblage, apparent hasard de l’association, chutent alors pour que (,-a prenne sens. Et ça ne prend pas sens sans réticence; car pourquoi l’interprète tire-l il le parleur du lit de ses associations, celles par lesquelles il déborde son rêve?
Promesse et transitivisme
Quand l’analysant parle ça promet, mais ça promet pour nier l’anticipation, ruiner la demande, priver l’autre de tout savoir, afin qu’il s’en remette à celui de l’Autre. Mais l’Autre tiendra-t-il ses promesses? C’est le pari engagé dans toute analyse : sera-t-elle prometteuse? Cette question ramène «innocemment» au transitivisme, envers de la promesse; le sujet supposé savoir ne sait-il pas ce que le sujet qui parle doit penser île ce qu’il énonce? L’interprétation peut caricaturer une telle supposition, pour la réduire comme toujours au sexuel. Quand se produit une telle bizarrerie, ce n’est pas de la découverte d’un savoir — S2 — qui puisse s’anticiper de ce qui s’en dit sans savoir — S, — qu’il s’agit, il s’agit de supposer à partir d’un savoir, ce qui va s’en dire : le psychanalyste n’est pas alors à l’écoute d’une découverte éventuellement étonnante pour lui, il n’est pas anticipé savoir : il est supposé savoir; c’est tout différent : il sail ce que ça fait quand ça parle, et c’est uniquement dans ce but qu’il s’agite.
Les réunions de synthèse en institution, et les aphasies, nous offrent d’excellenls exemples de ce type d’agitation propre au supposé savoir. Les réunions de synthèse tournent sans relâche autour de ce transitivisme : chacun y défend le savoir qu’il détient, sur ce qu’il suppose avoir été réellement traumatique pour l’enfant dont il esl parlé. Le transitivisme de ce qui fut traumatique est le phallus imaginaire même de toute réunion de synthèse : il s’agit d’y souffrir un vécu dont l’autre concerné n’a jamais eu cure — car on est convaincu, et avec acharnement, qu’il y a eu réelle soul france originaire, qu’il suffit de préciser à partir de ce que l’on en éprouve, et que l’on sait être la clef étiologique du cas. Ce transitivisme est une pure supposition, comme telle soumise au seul principe de plaisir, ne relevant que du registre de lit jouissance, alors que l’anticipation se soutient toujours de l’hypothèse qu’un réel puisse la corroborer ou l’invalider. De cette anticipation le réel sait en effet ce qu’en vaut l’aune, et c’est à elle que se mesure le rapport du sujet au principe de réalité. |
Un tel transitivisme est également repérable dans une cure analytique, quand le dire de l’analysant porte l’analyste à «éprouver», ou à «ressentir» à partir de ce qu’il entend, ce dont il va soutenir ce qu’il formule à son patient. Une intervention ou une interprétation se soutenant d’un tel transitivisme ne font jamais de doute, mais témoignent de l’aphasie dans le transfert : elles sont aphasiques de ce qui sourd pourtant de la bouche de l’Autre.
Aphasie et transfert
Au moment où il se propose de parler, l’aphasique se fait une promesse : «si ma lésion organique m’empêche d’accéder au lexique ou à la syntaxe, elle ne m’empêchera pas d’en anticiper un savoir». 11 se heurte cependant au fait qu’il n’en peut rien dire, qu’il ne peut tenir parole : il ne peut s’en promettre ni sans promettre. La promesse n’étant pas tenable, le sujet représenté par un signifiant maître — S, — auprès d’un savoir — S2— indicible, se trouve confronté à l’alternative suivante : ou bien il a le mot, mais il ne peut l’articuler parce qu’aucune demande n’en vaut support, ou bien la demande existe et vaut support, mais pour un mot qui manque toujours. On reconnaît bien là les deux types extrêmes d’aphasie : la phrase ou paraphrase existent et valent comme support d’une demande, mais le mot juste leur manque, ou bien ce mot existe mais pour une syntaxe qui jamais ne porte de phrase à sa rencontre. La parole à l’œuvre dans le transfert est-elle si éloignée de ces deux extrêmes? L’équivocité n’en est-elle pas le compromis tolérable et nécessaire?
Dans le premier cas de figure, un mot sans cesse vient à la place de l’Autre : il y a i urtes message mais hors code ; n’est-ce pas la définition même du lapsus, la fonction inconnue au signifiant? Dans le second cas de figure, un mot demande sans succès à pouvoir trouver son emploi, à être placé dans sa propre phrase, au lieu d’être toujours a côté et d’en perdre les effets de sens : il y a bien code mais sans message; n’est-ce pas la définition même de l’acte manqué, que la Standard Edition traduirait plus correctement pas parapraxis?
Quel que soit le raté — lapsus ou acte manqué — c’est à l’inconscient qu’il faut recourir pour se l’expliquer et, par-delà, pour comprendre quelque chose à l’aphasie et ivlairer ainsi certaines zones d’ombre du transfert. A cet égard la conception freu- ilicnne de ce syndrome n’a rien perdu de sa pertinence quand elle le qualifie de trouble associatif. C’est un trouble où l’absence de parole ou de phrases justes équivaut à ne plus pouvoir associer librement, donc en quelque sorte à ne plus pouvoir rêver :
I aphasique est sans répit éveillé, aux aguets du mot ou de la phrase, afin de n’être plus •.ans domicile fixe en l’Autre, afin d’y avoir une adresse. Il en prenait à Baudelaire des ia|Ts folles, qui trouaient son ciel de plomb dépressif. Quand l’aphasique invoque le i Miid Autre, le silence lui répond. L’appel, le désir de parler ont bien pu anticiper une réponse, le grand Autre laisse sans voix, ne confère aucun support réel aux signifiants.
Dans la mesure où c’est le signifiant lui-même qui est constitutif du support, même s’il «’si voix, s’il manque cela signifie que sa fonction a été défaillante.
Refoulement et aphasie
Il n’existe pas d’enfant aphasique; même chez l’infans le support du signifiant ne fait pas défaut dans l’Autre : l’incarnent les lèvres même de la bouche de l’autre (la mère iiolmiiment) et le bord qu’elles dessinent au verbe, à la lettre, qu’elles articulent. Bien iivnnl qu’il n’ait à apprendre la lecture proprement dite, qui n’en est que le contre investissement qui en suppose le refoulement, l’enfant dès le berceau sait lire ce support Grâce à son refoulement, le corps écrit de la lettre peut se substituer à son corps parlé ; et parce que le verbe venant de qui le parle en l’Autre en est déjà signifiant, l’enfant peut en anticiper la perte pour en inscrire la mémoire dans le registre de la motricité. Le refoulement de ce support atteste donc bien que ce qui vient du corps y fait toujours retour pour s’y inscrire en mémoire, laquelle n’en est plus jamais que motrice pour un sujet.
Certains aphasiques paraissent justement l’avoir perdue. Ils ne peuvent plus articuler, alors qu’ils ont les mots qu’ils voudraient dire «dans la tête» ; ils n’ont plus « le sens du mot» parce qu’ils «ne le voient pas», ou parce qu’ils en ont perdu «le signe visible», H ils ne retrouvent «la lecture des lettres» d’un mot, que s’ils parviennent à se le repu’ senter d’abord, «vu et entendu». Tous font donc état d’une défaillance du support du signifiant dans l’Autre, défaillance due sans doute à l’insuffisance, à la particulariu’ voire à l’absence du refoulement du support en question, refoulement qui n’a pas pu porter sur le voir, le visible, le vu du mot ou de la lettre entendus. Voir, visible ou vu, qui n’ont donc pas pu s’inscrire en mémoire motrice. Le corps ne répond pas.
L’insistance actuelle de la psychanalyse des enfants, et en particulier celle des psychotiques et des autistes, sur la dimension du voir et du regard entre la mère et sou enfant, méconnaît cet aspect fondamentalement structurant pour le sujet de leurs refoulements. On est dans la fascination d’un rapport mère-enfant — dont on ne sait plus d’ailleurs à la lettre, s’il s’agit d’une mère enfant, ou d’un enfant mère, tant le trall d’union fait confusion — dont le phallus imaginaire est le mauvais œil. Mais il semble importer peu, puisque grâce à cette absence de refoulement on peut être là sans lettre.
D’autres aphasiques soutiennent que l’idée, qu’ils conçoivent toujours, a cependant perdu avec le mot indicible correspondant son «enveloppe concrète»; ou bien ils trouvent difficile de faire le lien entre «la représentation acoustique» du mot cl «ce à quoi il réfère». Ces déclarations renvoient elles aussi à la problématique inscription mnésique du support du signifiant à partir de son refoulement, mais elles précisent également que des ratés se sont produits dans l’élaboration de la bi> univocité mot-idée, mot-chose, pensée de mot-acte moteur de sa dicibilité. Un rapport existe incontestablement entre lecture du support et bi-univocité — cf. chup. «Fonction et fonctionnement (l’image, le moi et l’objet réel)» — pour que son inscription motrice mnésique puisse se produire.
Le psychanalyste : du rêve à la parole
Le désir du psychanalyste ne se soutient-il pas de ce passage du rêve à la parole, du parler au rêver? Trois exemples de rêve en témoignent :
- Une gamine lutte désespérément pour ne pas se laisser emporter dans un égoul, par un flot de boue et de fiente qui risque de l’y engloutir. Se portant auprès d’elle, l’analysante lui conseille alors de se laisser aller, et qu’elle la reprendrait à l’autre boul, au sortir de l’égout. Ce rêve tire son contenu des paroles tenues par le père de la patiente, qui dut en accoucher lui-même sa femme en pleine nuit, et qui s’écria devant sa fille, née de ses mains et couverte de restes amniotiques : «qu’est-ce que c’est que cette merdeuse?» Enonçant ainsi un trait dont l’analysante, grâce au rêve, put pleinement prendre conscience, et se rendre compte de la force signifiante, tant dans ses dires, ses comportements symboliques, ses fantasmes, que ses somatisations parfois graves, j
- Un analysant rêve qu’il se trouve dans une sorte de caverne obscure, et qu’il doit guider tous ceux qui s’y trouvent avec lui vers l’issue, à peine visible au boul d’un étroit passage pierreux, qui se rétrécit de plus en plus à mesure qu’il s’y glisse. «L’angoisse me saisit alors. Faire marche arrière? Mais qu’en diraient ceux qui me suivent, qui me font confiance, qui comptent sur moi? Tant pis, je continue! Je parviens enfin non sans peine à l’issue ; c’est une porte, une vieille porte fermée, el sans poignée en plus! Un abîme noir d’une extrême profondeur m’en sépare. Je m’arc-boute alors de tout mon corps pour le franchir, en laissant bien mes pieds d’un côté du précipice, pour jeter mes mains de l’autre côté. Je glisse comme je peux mes ongles dans le trou de la serrure rouillée de la vieille porte : je ne parviendrais pas ¡1
l’ouvrir autrement. J’y arrive, malgré les périls que je cours, je l’ouvre, je bondis dehors : et je me réveille! »
Vous êtes né et passez ainsi de la nuit au jour.
«Oui, le réveil parachève mon rêve, en quelque sorte; je l’ai continué en me icveillant, pour réellement le terminer. Et en vous en parlant, je le détache de ce que j’en dis, pour le rejeter derrière moi, dans la nuit; mais sans moi».
- Ne connaissant rien à la langue française, une analysante rêvant dans sa propre langue, se surprend parfois à y introduire des mots, des phrases, des condensations français dont elle ignore le sens précis, mais qu’elle sait être à coup sûr celui de sa propre langue. Et sa certitude est exacte : les substituts français qu’elle emploie pour combler ce qui manque de sa langue maternelle sont en somme des traductions correctes. Quand elle introduit dans le contenu manifeste de la langue de ses rêves îles transfuges, des étrangers venant de la langue de son psychanalyste, ils s’y adap- lent et s’y intègrent parfaitement sans problème…
«De tant d’objets divers le bizarre assemblage
Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage ».
De la théorie psychanalytique du rêve le mot à mot de ces deux vers du songe d’Athalie de Racine ne témoigne-t-il pas?
Nous aurions pu prendre comme exemples, des rêves de la Traumdeutung de I reud, dont l’arrimage à la langue allemande est tel, qu’il permet d’y faire jouer non seulement le mot d’esprit mais aussi, comme dirait J. B. Pontalis [53], l’esprit du mot, du verbe, de la lettre. Le fondateur de la psychanalyse tenait d’ailleurs le rêve pour être un rébus, une transcription de la lettre, un hiéroglyphe ne devant qu’au désir de pouvoir être traduit (cf. notamment le chap. VI : Le travail du rêve [20]).
Cette lettre qui articule le parler et le rêver, qui permet d’inscrire l’un et l’autre dans un rapport topologique unilatère, que nous enseigne-t-elle de nouveau? Qu’il y ;i du parler au rêver, du rêver au parler transitivisme. Car ce concept n’est pas seulement signifiant du raté dans la structure, il est propre à la structure même. Le discours du rêveur est dans un rapport de transitivité, par rapport au rêve dont il parle. C’est l’interprétation, le discours et le désir de l’Autre, qui font coupure au sujet d’advenir.
Comment s’en étonner? Que fut au fond le rapport premier de S. Freud au discours de l’hystérique? Et qu’attend l’homme, de ce qu’il entend du dire de la femme qu’il écoute, sinon que quelque chose de l’Autre puisse transitiver entre eux?
Il n’est pas dit que la psychanalyse de l’enfant ne nous en apprenne bien davantage ne paraisse sur ce point, car après tout le petit de l’homme ne manque jamais de so faire entendre sur ce point comme sur d’autres. Il suffit de lui prêter un peu I oreille, plutôt que de toujours la lui tirer.