La honte dans les situations limites
Le démantèlement des repères de la personnalité:
C’est au travers de multiples identifications successives que se constitue, pour chacun, le sentiment de sa propre continuité, puis celui de son originalité fondamentale. Cependant, il reste toujours, nous dit Freud, une partie de chacun d’entre nous qui continue à fonctionner selon le modèle de l’indifférenciation primaire, c’est-à-dire selon un modèle, hérité des premiers temps de la vie, où il n’y avait pas de différence entre le moi et le monde extérieur et entre le moi et les autres. Cette partie non différenciée, que certains auteurs ont appelée « partie psychotique de la personnalité », a été éclairée par José Bleger (1981) d’une façon particulièrement intéressante pour la compréhension du problème de la honte.
Tout d’abord, Bleger a appelé « noyau agglutiné » ou « noyau ambigu » ce qui subsiste, dans chaque personnalité, de l’indifférenciation primaire. Mais le plus important est qu’il suppose que ce noyau plein d’« ambiguïté » est déposé par chacun comme un fardeau chargé de trop d’incertitudes dans les éléments stables de son environnement : partenaires privilégiés, au premier plan desquels conjoint et enfants, activités professionnelles, religion, associations, objets de l’environnement familier, etc. Bleger explique que ce mouvement projectif crée par contrecoup un lien symbiotique de l’individu avec les personnes, objets ou groupes où il a ainsi déposé une partie de lui-même. Chacun a un besoin absolu de la proximité des dépositaires de son « noyau ambigu », tout comme d’un contrôle total sur ceux-ci. Si des changements brusques interviennent dans son environnement, le sujet se trouve confronté au retour brutal de ce noyau ambigu, qui produit par exemple des symptômes tels que l’obnubilation de la pensée.
Cette approche appliquée au problème de la honte permet de comprendre la confusion dont elle s’accompagne, qui peut aller jusqu’à la sidération corporelle et mentale, ainsi que la difficulté à pouvoir en parler. La perte de repères extérieurs au sujet produit le retour des contenus psychiques dangereux déposés dans l’environnement ; et ce retour participe au démantèlement des repères internes qui restent à l’individu. C’est ce retour dans la personnalité des éléments psychiques clivés et projetés qui provoquerait la sidération, premier mouvement de la honte. Ce retour confronte en effet la personnalité à la tâche impossible de réintrojecter ses parties clivées et projetées. Au contraire, la possibilité de pouvoir parler de la honte témoigne que ce processus d’introjection est en cours. La guerre, avec l’impunité qu’elle assure, voire la gloire pour des faits habituellement considérés comme immoraux ou criminels, favorise l’expression de ces parties de la personnalité normalement clivées, ou tout au moins la confrontation avec ces parties. C’est l’une des raisons pour lesquelles les faits de guerre sont souvent couverts d’un silence honteux par ceux qui les ont vécus, conforté par le silence social.
Mais si le sujet utilise les autres comme dépositaires de ses propres parties clivées, il est aussi utilisé par eux de la même façon, comme nous l’avons vu. C’est pourquoi le sentiment d’être rejeté hors de la communauté qui accompagne la honte peut avoir deux origines. Soit il témoigne de la perception confuse, par le sujet, d’être dépositaire des parties clivées des autres ; soit il est la traduction psychique de la nécessité de devoir réintrojecter certaines parties de lui-même jusque-là clivées. Si le sujet reconnaît comme lui appartenant cette partie dangereuse de lui-même, jusque-là clivée et projetée, qui fait brusquement retour en lui, il se sent expulsé de la société comme cette partie était initialement expulsée de lui-même, et éprouve la honte. L’autre éventualité est de refuser cette réappropriation et de reprojeter aussitôt cette partie dangereuse en la maintenant clivée. Mais c’est justement ce qu’empêche le bouleversement brutal des repères. Et c’est à rendre cette impossibilité chronique que s’applique la torture, en bouleversant de façon systématique tout nouveau repère pouvant s’établir pour le sujet : par l’alternance de deux bourreaux par exemple, l’un brutal et l’autre apparemment « sensible » et « compréhensif » ; ou bien par les changements fréquents de conditions de détention, ou le bandage des yeux de la victime. Les mesures dites de « privation sensorielle » sont ainsi parmi les tortures les plus violentes : soumis à la perte de tout repère spatial, temporel, visuel et auditif, tout être humain ne tarde pas à perdre sa propre identité, et à accepter celle que son bourreau lui propose afin d’échapper à la folie.
La perte des capacités autocontenantes:
S’il est important de comprendre comment investissements narcissiques et investissements contenantes objectaux naissent et se développent en parallèle, il est tout aussi essentiel de saisir que les uns et les autres ne se développent qu’à partir du moment où existe une enveloppe psychique susceptible de les contenir. Le premier psychanalyste à avoir eu l’intuition du rôle d’une telle enveloppe psychique est, à ma connaissance, Gisela Pankow (1956) dans ses travaux sur l’image du corps comme forme contenante. Selon cet auteur, le rôle structurant des premiers attachements n’intervient pas seulement par les échanges de contenu qui s’y effectuent, mais par la possibilité, pour le petit enfant, de constituer des « images dynamiques » du corps à partir des expériences cutanées et également musculaires, ces images fonctionnant ensuite comme forme contenante. Mais c’est sans doute le psychanalyste anglais Bion (1962) qui a le premier introduit la notion d’enveloppe, suivi par Esther Bick (1968) et Didier Anzieu (1985). Or la honte articule d’emblée les concepts de limite et d’enveloppe par la place qu’y prend la peau, qui est à la fois la surface du corps et son contenant.
Tout d’abord, comme nous le rappelle le texte de la genèse, la découverte de la honte est contemporaine de la découverte de la nudité. Adam et Eve, après avoir goûté du « fruit défendu », se découvrent soudain nus… et honteux. C’est aussi le point de départ des considérations de Freud sur la honte. Quant aux imperfections corporelles, elles sont un domaine privilégié de perception de la honte sans qu’il soit nécessaire d’y insister plus : qui n’a eu honte, en effet, d’un comédon ou d’une cicatrice mal placée, sans parler des préoccupations plus graves de désignées sous le nom, « dysmoiphophobies », et qui conduisent certaines personnes à se cacher chez elles de peur de révéler un nez trop long ou quelque bouton disgracieux ? D’ailleurs, le rôle de la peau dans la honte est souligné par le fait qu’elle a souvent été utilisée comme lieu d’inscription des marques sociales de l’infamie : marques au fer rouge sur le front ou sur d’autres parties du corps des condamnés, ou sur la poitrine des femmes adultères. Enfin, elle est le témoin, inscrit au front et aux joues de Pérythrophobe, d’une excitation impossible à cacher.
Mais si, à un premier degré de gravité, la honte répond à un regard qui « met à nu » (comme en effaçant l’enveloppe protectrice des vêtements), elle correspond très vite au risque d’un regard qui ferait intrusion dans l’intérieur même du corps. Dans la honte, l’individu se sent « percé à jour », « transpercé », autant d’expressions qui évoquent la violation de la barrière anatomique de la peau. Et cette « mise à nu » de l’intérieur est l’équivalent d’une mise à mort. En effet, pour le sujet honteux, ce que le regard d’autrui voit, ce n’est pas la machine de son propre corps, c’est sa pourriture, sa « honte ». Ainsi, la métaphore du regard qui transperce le corps vient-elle « donner corps » à un phénomène essentiel de la honte, celui d’un espace psychique qui est à la fois vil marqué du signe de l’abjection et impossible à préserver du risque d’une intrusion d’autrui. L’approche du fonctionnement psychique proposé par Didier Anzieu (1990), en termes de double membrane, nous permet de comprendre cette caractéristique subjective de la honte en relation avec sa genèse.
Didier Anzieu repense la question de l’enveloppe psychique en distinguant deux couches différentes dans leur structure et leur fonction. La couche la plus externe est tournée vers le monde extérieur. « Elle fait écran aux stimulations, principalement physicochimiques. C’est le pare-excitations » La couche interne, plus mince et sensible, a une fonction réceptrice des informations : Elle perçoit des indices, des signaux, des signes, et elle permet l’inscription de leurs traces. C’est à la fois une pellicule et une interface ; une pellicule fragile à double face, l’une tournée vers le monde extérieur, l’autre vers le monde intérieur ; une interface donc séparant ces deux mondes et les mettant en relation.(1990)
Didier Anzieu renoue ainsi avec la théorie du « bloc magique » de Freud. Mais, pour lui, l’important est, tout autant que le mode de fonctionnement de ces deux couches, le fait que leur ensemble constitue une enveloppe du fonctionnement psychique.
À la lumière de son approche, je propose de comprendre le raptus de honte comme un mouvement de saillie à la périphérie du système psychique de contenus mentaux qui se trouvent ainsi exhibés, du sujet, contre sa volonté. Le corps peut intervenir comme témoin de cette saillie, dans l’érythrophobie, par exemple, où le sang ne demeure plus caché dans les profondeurs du corps mais afflue à sa périphérie, vers la peau. La honte correspondrait alors à un fonctionnement localement défaillant du pare-excitations, lui-même lié à une défaillance partielle de la mère primitive dans son rôle de pare-excitations. Pour qu’il y ait vulnérabilité à la honte, ne faut-il pas qu’il y ait des brèches par lesquelles elle puisse s’engouffrer ? Cette insuffisance localisée de l’enveloppe de protection de l’appareil psychique pourrait être se mobilisée dans deux types de situations : celles où le sujet subit des agressions de la part de son environnement (son pare-excitations laissant « trouer » d’autant plus facilement dans ses zones de plus grande fragilité) ; et celles où le sujet doit faire face à des quantités importantes de libido qu’il ne parvient pas à mettre en sens (celles-ci exerçant alors sur son système psychique, de l’intérieur, une pression plus forte). La honte correspondrait dans tous les cas à une rupture très localisée du pare-excitations. L’enveloppe de sens se trouverait alors comme mise à nue, un peu comme la rupture de certaines enveloppes contenantes des organes digestifs provoque une hernie visible à la surface corporelle. Et, tout comme le mécanisme de la hernie anatomique fait intervenir à la fois la violence des poussées des organes dues aux efforts et la fragilité de la paroi inguinale, le mécanisme de la honte ferait intervenir à la fois la surcharge libidinale et la fragilité des enveloppes en un point précis correspondant à une défaillance du rôle maternel. Dans cette expérience, le sujet réagit par le clivage narcissique dont nous avons parlé (infra, 1ere partie). Il identifie son moi à la partie visible de ses contenus psychiques, tandis que le reste de son fonctionnement psychique est identifié à la mère primitive. Il perçoit alors le risque de rejet de la partie honteuse de lui-même sur le mode d’un risque de rejet total de lui-même par le corps social identifié à la mère primitive.
En même temps, le rôle joué par le regard d’un autre idéalisé dans la honte traduirait l’appel adressé à la mère primitive, en tant que son regard possède la possibilité de « contenir » l’enfant, c’est-à-dire de lui permettre de reconstituer son pare-excitations défaillant. Enfin, la partie de lui-même qui se trouve soudain insuffisamment contenue et qui fait « saillie » serait vécue à la fois comme phallique (elle « pousse ») et comme fécale (elle est pleine de parties dangereuses de la personnalité sur le modèle des déchets par lesquels l’enfant menace d’abord, fantasmatiquement, sa mère).
Ce point de vue ne contredit pas celui qu’exposent Janine Chasseguet- Smirgel (1973) et Jean Guillaumin (1973) quand ils placent à l’origine de la honte le « retournement de l’exhibition phallique en exposition anale ». Il le complète plutôt. En effet, ces auteurs, en plaçant au centre du problème de la honte la fiscalisation brutale d’un objet partiel phallique auquel le moi serait préalablement identifié, s’en tiennent à un point de vue qui privilégie les contenus psychiques, dans la lignée des constructions freudiennes. J’ai voulu montrer comment ce point de vue axé sur les contenus pouvait, à la lumière de recherches contemporaines sur les enveloppes psychiques, être complété par une approche du rôle joué par les contenants.