La honte à travers les génération
Les événements qui peuvent être gardés secrets dans une famille sont très nombreux. En outre, chaque société et chaque groupe social a ses propres critères de honte. Toute liste des événements générateurs de secrets familiaux est donc forcément limitative. Parmi les événements les plus fréquents, on peut citer : les avortements clandestins et les infanticides ; les fortunes frauduleuses ou dilapidées ; les adultères, les emprisonnements ou internements psychiatriques ; les enfants naturels ou résultant d’incestes ou de viols ; les enfants nés avant mariage ou nés avec une malformation que leurs parents ont cherché à cacher ; et les enfants adoptés à l’Assistance Publique et que leurs parents adoptifs ont cherché à faire passer pour des enfants naturels, en général pour cacher une stérilité. Par ailleurs, les événements soumis à la stigmatisation sociale, à la honte, et donc au secret, sont moins nombreux aujourd’hui qu’il y a un siècle, ou même un demi-siècle, du fait de l’évolution des mœurs. Pourtant, de nouvelles situations génératrices de secret et de honte peuvent toujours apparaître. Tel est, en particulier, à présent, le cas du SIDA. La honte qui l’entoure peut conduire à créer des secrets autour de son existence ou de son mode de déclenchement, comme dans les familles où le développement des signes de la maladie chez un mari ou un père fait suspecter par son conjoint ou ses enfants l’éventualité d’une homosexualité, mais où celle-ci est trop culpabilisée pour pouvoir être révélée.
Enfin, rappelons qu’il appartient à toute situation collective productrice de drames individuels de pouvoir engendrer des secrets familiaux. Les effets de la déportation et du massacre des Juifs sur les générations suivantes sont maintenant bien connus (Bergmann et Jucouy, 1982). Mais d’autres situations tout aussi dramatiques par leurs effets générateurs de non-dits et de secrets familiaux commencent à peine à être étudiées, comme le massacre des Arméniens (Altounian, 1991) ou la guerre d’Algérie (Sigg, 1989).
La honte du porteur de secret:
Le sujet porteur d’un secret honteux va plus ou moins manifester sa honte selon que son secret sera plus ou moins enfoui en lui. Dans les situations où le contenu du secret est très présent pour son porteur, la honte pourra surgir dans de multiples circonstances. Par exemple, au cours de conversations évoquant des situations proches de celle qui est dissimulée ou même à l’occasion d’une évocation télévisuelle ou filmique. D’autres fois, ce n’est pas la honte qui est au premier plan mais l’un des sentiments qui l’a accompagnée : colère, haine, angoisse ou culpabilité. Enfin, il peut arriver que cette honte ne soit jamais exprimée comme telle, parce qu’elle n’a jamais été vécue comme telle par le porteur de secret qui s’en est défendu par un clivage de sa personnalité dans la situation initiale. On peut dire alors qu’un tel secret n’est pas « honteux » dans la mesure où l’espace psychique dans lequel il a été enfermé est parfaitement verrouillé et inaccessible à quiconque, y compris au sujet lui-même, la honte ne faisant plus partie de ses perceptions subjectives. Mais cette mise hors circuit de l’expérience inassimilable porte son ombre sur l’ensemble du fonctionnement mental du porteur de secret. Tout ce qui se rapporte à l’expérience traumatique devient pour lui inassimilable à son tour, et même tout ce qui peut évoquer cette expérience. Une telle brisure dans les possibilités de symbolisation finit par porter sa marque sur un grand nombre de mécanismes de communication : en particulier, l’individu ayant vécu une expérience douloureuse dans laquelle il a été amené à cliver sa propre honte peut tendre, inconsciemment, à créer les conditions qui la fasse éprouver à un autre, lequel se trouve alors humilié sans raison de façon à devenir le dépositaire de la honte innommable de son agresseur. C’est ce qui conduit par exemple les enfants victimes d’abus graves et indicibles lorsqu’ils étaient enfants à devenir eux-mêmes des parents abuseurs. Mais, même indépendamment de telles attitudes, il existe une violence du non-dit liée au clivage du parent porteur de l’événement indicible. D’un côté, ce parent désire « mettre les choses à nu », c’est-à-dire intégrer ces événements à son histoire et à sa personnalité consciente en faisant leur récit à ses proches ; mais d’un autre côté, il veut se débarrasser de ces événements sans avoir à faire l’effort de les mettre en mots, en éliminer le souvenir comme s’ils n’avaient jamais eu lieu. Et cela d’autant plus que le récit, par celui qui l’a vécu, d’un événement honteux, risque toujours de nuire à l’image idéale que son entourage a besoin de se faire de lui, et de provoquer une crise grave dans l’ensemble de la famille. Celle-ci, d’ailleurs, n’est bien souvent pas prête à affronter une telle épreuve. D’anciens déportés ont relaté combien personne, à leur retour, n’avait vraiment envie d’entendre ce qu’ils avaient vécu. Le déporté revenu des camps et qui essayait de parler des horreurs subies s’entendait par exemple répondre : « ici aussi, ça a été difficile, tu sais, il y a eu les cartes de rationnement, etc. » (Rousseau, 1987). Plus près de nous, les appelés ayant participé à ce qu’il était convenu d’appeler « le maintien de l’ordre » en Algérie ont été contraints de garder le silence, à leur retour, sur les événements cruels auxquels ils avaient participé (Sigg, 1989). Leurs proches préféraient ignorer les atrocités dont ils avaient été les acteurs ou les témoins, et voir en eux des victimes plutôt que des tortionnaires. C’est pourquoi celui qui a vécu une situation marquée par une honte grave peut s’identifier alternativement à la partie de lui-même qui désire soulager sa conscience en parlant de ce qu’il a vécu, ou à celle qui veut tout taire (« ça n’est rien, il faut oublier tout ça » ; « il faut être positif et construire » sont alors les discours que le sujet hanté par un souvenir honteux se tient à lui-même). Mais il résulte de ces oscillations intérieures des variations d’humeurs et de comportements totalement incompréhensibles à son entourage tenu dans l’ignorance de la situation honteuse indicible. Et cet entourage reçoit alors ces variations comme des violences psychiques incompréhensibles. En outre, il s’y ajoute des effets de communications énigmatiques, insistantes et bizarres que j’ai étudiées ailleurs (Tisseron, 1990a). De telles perturbations de la communication ont bien entendu des effets limités sur les interlocuteurs occasionnels du porteur de secret. Mais elles produisent des conséquences essentielles sur le fonctionnement psychique de ceux qui sont soumis à son autorité. Et, plus encore, sur ceux qui dépendent de lui dans la mise en place de leurs propres mécanismes de symbolisation, c’est-à-dire ses enfants.
La honte chez les descendants du porteur de secret:
Connaissant ce qu’il n’a pas le droit de connaître et ressentant ce qu’il n’a pas le droit de ressentir, l’enfant d’un parent porteur de secret est conduit à son tour à se partager en deux, c’est-à-dire à mettre en place un clivage plus ou moins important de sa personnalité. Mais sa tentative de concilier ainsi ce qu’il sait et ce qu’il ne doit pas savoir a toutes les chances de produire des symptômes graves (Tisseron, 1990a). Quant à sa honte, elle fait intervenir chacun des types d’investissement envisagés précédemment.
Honte et investissement d’attachement:
La participation fantasmatique de l’enfant à l’univers honteux du parent fait partie de son attachement à celui-ci. Éprouver la honte que les parents ont éprouvée permet de rester collé à eux (Tisseron, Ibid.). Quant à l’articulation de la honte et de la confusion, elle s’éclaire également de la prise en compte des générations successives. Le porteur initial du secret se protège, par le silence, contre la confusion. Parce que la symbolisation d’un événement lui est impossible, ou bien parce que la mise en place en mots de ce qu’il a symbolisé pour lui-même lui ferait honte. Et l’enfant, soumis à un parent porteur de secret, garde le silence pour éviter la confusion de son parent, sa déroute, sa honte.
Honte et investissement narcissique:
L’enfant qui sent, même très confusément, qu’on lui cache quelque chose, a toujours tendance à s’imaginer qu’il est exclu du secret parce qu’il est indigne d’en recevoir la confidence, voire parce qu’il est lui- même la cause indigne de ce secret, comme dans le cas d’un enfant d’origine illégitime. Cette honte liée à la conviction d’une indignité correspond au poids que l’idéal du moi déjà constitué de l’enfant fait peser sur son moi, c’est-à-dire à la façon dont cet idéal condamne le moi pour absoudre le(s) parent(s) porteur(s) de secret. Par ailleurs, cette honte comme d’ailleurs toutes les hontes liées à un secret familial est impossible à dire, puisque ce serait dire qu’il existe un secret et en solliciter la confidence, donc transgresser l’interdiction qui est de n’en rien savoir ou, à défaut, de faire « comme si… ».
En second lieu, cette honte, que le sujet pourra traîner tout au long de sa vie, est liée à l’injonction de ne pas chercher à connaître le contenu du secret. Après l’identification du moi de l’enfant au moi du parent qu’il imagine honteux, c’est l’identification partielle de son idéal du moi aux consignes du parent porteur de secret qui est en cause. Le désir de savoir de l’enfant, lié à ses pulsions épistémophiliques, est frappé de honte. Cet idéal du moi perturbé peut, par extension, frapper de honte tout désir de savoir et entraver largement les possibilités d’apprentissage. On a ainsi décrit, chez certains enfants porteurs du secret d’un autre,une configuration psychique particulière par rapport à la connaissance : ils refusent d’apprendre de qui que ce soit et ne peuvent accéder à la connaissance qu’en étant autodidactes (Brenot et Brenot, 1985).
Enfin, il existe une dernière cause de honte liée à l’existence d’un secret familial. Elle résulte d’un clivage de l’instance idéale tel que nous l’avons envisagé plus haut entre une partie de l’idéal du moi liée à un parent et une autre partie liée à des condamnations dont ce parent a été l’objet, soit de la part de l’entourage, soit de la part de l’enfant lui-même. Un tel clivage de l’instance idéale peut être lié à un discrédit moral jeté sur l’un des deux parents. Mais elle peut être également le fait d’un discrédit touchant un membre plus ou moins proche de la famille, oncle ou tante, grand-parent, ou même étranger ayant joué un rôle important pour la famille et dont les actes sont cachés à l’intérieur de celle-ci.
Honte et investissement d’objet:
Cette honte est de deux types chez l’enfant du parent porteur de secret, qui peuvent prendre plus ou moins d’importance selon les situations et les personnes.
Il y a tout d’abord la honte correspondant à des irruptions pulsionnelles non maîtrisables, organisées autour des questions de l’enfant relatives au secret : honte de mettre l’honnêteté du parent en doute, de le suspecter de mensonge, de lui en vouloir de ses silences ; mais aussi honte relative aux images que ce silence laisse s’imposer sans que des mots ne puissent en tenter la capture : images de rapt d’enfant, d’abandon, de meurtre, de viol… pour lesquelles l’enfant doit renoncer à toute tentative de mise en mots par crainte de menacer le parent porteur de secret.
Mais il y a aussi la honte que l’enfant imagine chez son (ou ses) parent(s) pour tenter de s’expliquer l’existence du secret. En effet, le fonctionnement psychique propre de l’enfant le conduit toujours à imaginer que ce qui lui est caché est honteux, parce qu’il ne peut pas imaginer d’autre cause à un secret qu’une honte et, cela, même si le secret du parent est d’abord douloureux plutôt que honteux, comme,par exemple, une persécution dont il a été l’objet. Or, de cette honte, l’enfant va devenir porteur à son tour, par identification d’une partie de son moi au parent honteux qu’il imagine. Cette identification ou plutôt cette incorporation n’est pas un phénomène spontané correspondant à l’intériorisation des objets d’amour : elle relève aussi du désir de l’enfant, dans l’amour qu’il porte à son parent, de guérir celui-ci de sa honte ; elle est fondée, pour une part, sur le désir de toute puissance et de contrôle omnipotent du parent par l’enfant. Cette opération psychique s n’est pas non plus désintéressée. Elle renvoie également au désir de pouvoir, une fois le parent soulagé de sa honte, intensifier avec lui les échanges libidinaux que l’enfant a sentis entravés par l’existence de la honte.
Bien entendu, cette opération, qui vise à résoudre le problème de la honte du parent et des obstacles qu’elle impose à la communication avec lui de façon quasiment magique, échoue. Et l’enfant qui a ainsi mis en lui un parent honteux risque bien de tramer cette honte d’un autre tout au long de sa vie. Celle-ci sera alors souvent liée par le sujet à un objet ayant un rapport, même lointain, avec ce que, enfant, il a cru percevoir du secret. Ce déplacement peut en particulier contribuer à la constitution d’une phobie, avec un objet phobogène dont le sujet aura simultanément peur et honte d’avoir peur, comme nous le verrons dans le cas de Mme R.
Enfin, ces trois formes de honte liées respectivement aux investissements d’attachement, aux investissements narcissiques et aux investissements d’objets ne sont pas seulement différentes par leur origine, elles le sont aussi par leur devenir. Alors que le dernier type essaye de s’attacher à l’objet spécifique de la honte des parents pour tenter de les en soulager imaginairement, les deux premiers peuvent ne pas être rattachés à une cause précise, mais marquer l’ensemble de la personnalité dans ses manifestations quotidiennes. À côté des hontes dont la cause est cernée, nous avons affaire ici à des hontes déplacées vers des symptomatologies obsessionnelles ou phobiques, à des hontes génératrices de troubles de l’apprentissage avec des inhibitions plus ou moins étendues, voire à des hontes « sans cause » que l’individu cherche secondairement à rattacher à des motifs personnels. Dans ce dernier cas, l’individu vit avec une honte extrême des situations banales, telle cette patiente mortifiée par de petits vols compulsifs qui la plongeaient dans une honte très intense, et dont elle finit par trouver l’origine dans une accusation de vol que sa mère avait vécue dramatiquement, et lui avait cachée.
Heureusement, une fois la troisième génération fanchie, les traces des secrets familiaux finissent le plus souvent par être intégrés à l’ensemble de la personnalité dans des domaines où il est normalement reconnu que se manifeste la personnalité « seconde », sous la forme de goûts et de passe-temps divers. Mais il arrive aussi que le porteur de secret en troisième génération, sentant le poids de ce qui pèse sur ses épaules, renonce à toute procréation, afin de ne pas courir le risque de communiquer aux générations suivantes le douloureux fardeau qui l’accable… Tel pourrait bien être le cas de Hergé qui, porteur d’un secret familial honteux qu’il a déposé dans son œuvre (Tisseron, 1990a), n’a jamais eu d’enfant malgré ses deux mariages successifs.