Honte collective et impasse de la culpabilité
Victor, âgé de vingt-deux ans, est étudiant. Interrogé sur la situation des travailleurs immigrés, il déclare que « c’est dégueulasse que des gens comme ça soient obligés de venir d’un pays étranger en France ». Il ajoute, se reconnaissant en quelque sorte solidaire de la société d’accueil : « on les baise à tous les points de vue ». Face à cette situation, Victor se sent à la fois honteux et coupable. Honteux, il l’est d’appartenir à cette communauté à laquelle il ne parvient pas à s’identifier. « Je ne supporte pas d’être assimilé à ces gens », dit-il, désignant par là ceux qui exploitent et maltraitent les immigrés. Mais cette honte contient un danger car elle n’est pas dénuée d’agressivité vis-à-vis de sa propre communauté. Et cette agressivité, si elle était agie, ferait courir à Victor le risque d’être condamné par elle, comme cela a d’ailleurs été le cas pour les étudiants, qui, à la même époque (nous sommes en 1971) s’engageaient dans des actions comme le cambriolage du magasin de produits de luxe « Fauchon » et la distribution de ses victuailles dans les bidonvilles d’immigrés. Condamnés par l’opinion qu’ils espéraient « sensibiliser », ceux-là l’ont été ensuite par les juges. Victor craint, en « s’assimilant aux immigrés », de se couper de sa société d’origine. La culpabilité lui offre alors une porte de sortie : honteux de sa propre communauté ou, pire encore, agressif contre elle, il courait le risque de s’en exclure ou d’en être exclu. Coupable, il rachète le groupe tout en restant dans son sein. Ainsi la culpabilité s’articule-t-elle à la honte comme une tentative de ne pas renoncer à sa gêne tout en évitant le risque de la marginalisation. Victor tente alors de réparer, dans chacun de ses contacts personnels, la culpabilité sociale de faire partie d’une société rejetante et exploiteuse. S’il reste toujours, dit-il « gêné dans son premier contact avec les immigrés », il essaye « ensuite » de les « respecter ». Pourtant Victor ne parvient pas à échapper totalement à la culpabilité sociale. « Moi, finalement, je me contente très bien de ça… enfin… dire : « je m’en contente très bien », ça fait caricatural, mais finalement… Bon, j’ai mes petites études, ça ne me touche pas tellement », finit-il par dire, gêné…
Une étudiante interrogée sur le même problème déclare pareillement : « Chaque fois que je suis avec un transplanté, j’essaie sans arrêt de m’analyser pour voir ce que je suis en train de faire, si je n’en fais pas trop ou pas assez, et je n’arrive absolument pas à avoir une relation détendue. C’est surtout ça qui me gêne1. » La honte utilisée comme signal d’alarme aboutit ici à une attitude d’introspection permanente destinée à échapper à une culpabilité qui, elle-même, évite la révolte sociale. Mais cette culpabilité se fige dans une attitude de réparation compulsive : les comportements réparateurs, adaptés à une culpabilité individuelle, s’avèrent impuissants face à la participation d’un individu à une culpabilité collective.
Le cas de Gaël illustre d’une autre façon l’impasse de la culpabilité face à une honte liée à une situation collective. Gaël est un jeune médecin. Comme pour Victor, sa honte est d’abord celle de se reconnaître partie prenante d’une société dont il refuse les agissements. Mais, plus encore que Victor, Gaël pose les limites d’une culpabilité réparatrice. Ainsi, lorsqu’il accueille un malade nord-africain à sa consultation, il « fait des efforts pour être gentil ». Ajoutant aussitôt : « je ne le fais pas spontanément, cela demande un effort, et c’est gênant ». Et encore : « j’ai l’impression d’être trop gentil, de me forcer à être gentil ; et ça, ça me déplaît souverainement ». A la demande de l’interviewer de savoir s’il ne serait pas « gentil » pour échapper à l’envie qui peut parfois le prendre d’être « méchant » avec ces malades, Gaël répond : « Je ne crois pas ; ce dont j’ai envie, c’est d’être naturel. Quand un client français m’emmerde, je le lui dis. Quand j’ai un client tunisien, algérien ou marocain en face de moi qui m’emmerde, je n’ose pas le lui dire. Pourquoi ? Je ne peux pas le lui dire. » Confronté aux limites d’une culpabilité qui est condamnée à échouer, Gaël choisit finalement une attitude plus commune et plus économique, l’évitement : « J’essaie, dans la mesure du possible, de ne pas avoir de contacts avec les transplantés. Si c’était possible, ce serait une des solutions pour moi. »
« Toucher le fond »:
La déstructuration psychique accompagnant certaines hontes s’ac-compagne parfois de la conviction de devoir « toucher le fond » pour commencer à s’en dégager. Une telle attitude fait en quelque sorte pendant à celle qui attache la fin de la culpabilité à une expiation. Celui qui se sent coupable et déprimé doit « expier » pour retrouver sa place dans la communauté ; celui qui est déprimé et en même temps touché par la confusion et la perte des repères caractéristiques de la honte doit parfois « toucher le fond » pour commencer à pouvoir remonter. Ce fantasme, parfois exprimé dans des formules comme «je ne suis pas encore descendu assez bas pour remonter » ou « si je touche le fond, alors seulement je remonterai », évoque ces petits jouets, appelés ludions, qui descendent au fond d’un récipient obturé d’une membrane lorsqu’on abaisse celle-ci, puis qui en remontent quand on relâche la pression. Ces personnes disent d’ailleurs volontiers qu’elles sont le «jouet des circonstances », c’est pourquoi on pourrait appeler ce fantasme le « fantasme du ludion ». Mais il évoque aussi le fantasme qu’il existerait un « fond » qu’il serait possible de « toucher », un peu comme un plongeur qui ne pourrait remonter vers la surface qu’en prenant appui, des deux jambes, sur le fond, et en donnant une vigoureuse poussée. Ces formules « prendre appui », « reprendre pied » sont fortement évocatrices d’une chute physique. Ainsi voyons-nous une nouvelle fois que le fantasme de chute dont il est question dans la honte est bien plus radical que celui qui accompagne la culpabilité. Il s’agit d’une perte totale des repères. Ce fantasme est dévastateur, puisqu’il peut dissuader pendant un temps le sujet de tenter de se raccrocher à quoi que ce soit. Mais il est aussi structurant : il permet de garder espoir et continuer à croire à un secours possible. Ce fantasme protège ainsi contre un risque de suicide. Il ne s’agit pas, comme dans l’accès dépressif, de « cesser de vivre », mais de vivre « sans honneur », à la limite des conditions de vie qui définissent l’humanité. Et d’ailleurs, bien souvent, la « chute » s’arrête. Mais elle ne s’arrête pas parce que le sujet a « touché le fond ». Pratiquement, on constate que celui qui « plonge » cesse bien souvent sa descente tragique au moment où il parvient à « toucher », faute du fond, un autre être humain. Cette rencontre prend parfois la forme d’une aide matérielle (telle que apprendre à écrire ou à rédiger des lettres), mais l’important est qu’elle soit toujours relatée comme un moment où est trouvé, dans l’attitude respectueuse et compatissante d’un autre, un autre regard sur lui-même. Si le fantasme de devoir « toucher le fond » pour pouvoir commencer à « remonter » contient l’idée de faire table rase du passé (ne plus rien devoir à personne qui ait appartenu au passé), il ne contient pas pour autant l’idée de « se faire tout seul ». Celui qui se sentait abandonné de tous réapprend à se considérer lui-même par la considération que lui apporte un autre. Ainsi la conviction de certains sujets de devoir « toucher le fond » pour commencer à pouvoir « remonter la pente » pourrait s’expliquer par la nécessité de se prouver à eux-mêmes que la mère, aussi peu intéressée au sort de son enfant soit-elle, ne le laissera pas mourir. « Toucher le fond », c’est en quelque sorte toucher l’investissement narcissique de l’image de soi là où il se confond avec l’investissement originaire de la mère sur l’enfant. Rompant avec tous et toutes, celui qui vise à « toucher le fond » réduit en fait ses relations à celle qui le lie à la mère intériorisée : trouver un peu de nourriture et un peu de chaleur deviennent ses seules préoccupations. En se laissant ainsi « tomber », en favorisant même sa déchéance par des démissions professionnelles et des ruptures affectives ou géographiques, le sujet qui pense devoir « toucher le fond » pour remonter joue son va-tout. Il tente de s’assurer du caractère secourable de la mère en lui en vérifiant qu’elle ne le laissera pas mourir. Et c’est parce que ce caractère secourable existe en lui-même qu’il parvient finalement à se raccrocher à l’intérêt que lui prodigue quelqu’un, touché par ce tiers parce que celui-ci l’a été par lui.
Une réponse pour "Honte collective et impasse de la culpabilité"
Le sujet me passionne et fera doreanavant figure de reference !