Galerie de portraits : Le cancrelat
Le cancrelat, lui, ne connaît pas cet épanouissement du kilomètre lancé car il cumule les distances maximales dans l’ombre des couloirs. Comme tous ceux de sa race, il se reproduit beaucoup ; fonctionnaire par goût, il ne craint cependant pas le privé, où il imposera son état d’esprit. Son ambition s’arrête au comité d’entreprise et son admiration va à l’institution, au mépris de l’individu. Le cancrelat se cache derrière les « on » et les « nous » qui le protègent de toute implication. Sa modestie n’est que démission et sa prudence n’est que lâcheté. Il fait, en permanence, référence à ses chefs absents et vous regarde à peine. Si par hasard vous traitez avec lui, il faudra vous déplacer ; il vous recevra le dos voûté à souhait et le bureau coincé contre une armoire métallique. Vous ne saurez jamais le poste qu’il occupe vraiment et quel est son pouvoir de décision. Pour éviter de se mouiller, il est prêt à toutes les vicissitudes. Son manque de considération pour tout autre que son supérieur lui dicte les attitudes les moins délicates. Une race apparemment inoffensive à qui la volupté d’obéir tient lieu de jugement et qui s’autorise à manquer d’égard envers tous ceux qui ne portent pas de galons. Son rêve : être « salarié protégé »
Le planqué manifeste également beaucoup de reconnaissance à l’égard de son entreprise, dont la principale qualité, à ses yeux, est de le payer à ne presque rien faire. Proche du « pistonné », il est d’un bon naturel et de commerce agréable. Jouisseur de l’entreprise, il a orienté ses motivations vers le profit personnel. Travailler avec lui est très confortable, il fixe généralement ses rendez-vous à l’heure des repas dans d’excellents endroits; avec lui pas de hâte excessive au moment du café, « on a tout le temps ». Les séminaires sont sa spécialité : en hiver à Courchevel, au printemps dans le Midi et hors saison dans des capitales qui ne lui sont pas étrangères. Son calendrier est barré de façon impressionnante. « Ce sont les ponts » explique-t-il soucieux et, pour plus de sécurité, il se préserve huit jours avant et huit jours après. Hier encore,il a refusé un poste à responsabilité. Il n’aurait plus le temps de vivre ! Sans pudeur, il passera son temps à négocier des justificatifs, s’éternisant à la caisse et dictant consciencieusement à une vendeuse complaisante l’intitulé qu’il veut voir figurer sur la facture. Chez lui la rubrique «fournitures de bureau » va des piles de rechange de son rasoir au dernier «Concourt» pour sa femme. Il vit «sur la bête» et s’en vante ; si vous dînez chez lui, sachez que la salade est remboursée par sa société. D’ailleurs il vous le dira, inconscient de la gêne qu’il provoque, sûr d’être sur la bonne voie. Il est « le nouveau riche » de l’entreprise.